Des noms, des visages passent sur la scène de son petit théâtre, entrant d’un côté, sortant de l’autre, sans plus de raison de disparaître qu’ils n’en avaient eu d’apparaître. Notre héros ne rompt jamais avec une femme, il attend qu’elle se lasse, qu’elle comprenne d’elle-même. Et en général elle comprend. Un jour on oublie de se fixer rendez-vous et les choses en restent là. À quoi bon se revoir lorsque l’on s’est tout dit ?

Quel souvenir garderont-elles de lui ? Il ne se pose jamais la question, il s’en fiche. Repenseront-elles à lui plus tard ? quelle place tiendra-t-il dans la galerie de leurs amants ? Aucune sans doute. Entre temps elles seront passées à des choses plus sérieuses, elles se seront mariées, auront fait des enfants. Il aura occupé quelques temps l’espace d’un vide. Et n’est-ce pas finalement lui qui garde l’empreinte la plus vivace de leur passage ? Il n’en oublie aucune. D’une certaine manière il les a toutes aimées avec une tendresse qu’elles n’ont jamais soupçonnée. S’il avait eu plus de talent pour écrire il aurait voulu leur conférer l’éternité en faisant d’elles des personnages de roman. Mais de talent, hélas, il a bien fallu se résoudre à reconnaître qu’il n’en avait aucun. Les innombrables manuscrits qu’il continue à envoyer aux éditeurs lui sont invariablement retournés avec la formule sacramentelle : « n’entre pas dans le cadre de nos collections » et s’il continue à écrire c’est tout simplement pour lutter contre l’ennui dans un combat perdu d’avance.

 

Heureusement cette année-là il doit aussi fournir de la copie pour ses deux acolytes car leur jeu littéraire est parvenu maintenant au stade de l’écriture, ce qui a décuplé leur passion. D’abord ils sont tombés sur un obstacle qu’ils n’avaient pas prévu : avant de commencer à écrire il fallait d’abord bâtir un scénario, c’est-à-dire transformer l’histoire qu’ils avaient inventée en récit. Or cette histoire est foisonnante d’intrigues qui s’entremêlent, semblent s’éloigner les unes des autres, se développent parallèlement pour se rejoindre ensuite et s’éloigner de nouveau, dans une chronologie souvent incertaine. C’est un magma en fusion, une matière informelle dans laquelle il faudrait tailler et il apparaît soudain à notre héros avec une évidente clarté que la réussite d’un roman, bien souvent, tient plus à la conduite du récit, à l’art de jouer des ellipses, des retours en arrière, des effets de surprise, qu’à l’intérêt de l’histoire elle-même. Or cette idée Florian y est absolument rebelle. Il continue à faire semblant de ne pas comprendre la différence qu’il y a entre histoire et récit. On a vu précédemment qu’il jouait de cette confusion pour tricher, pour tenter de résoudre les difficultés qu’il rencontrait, mais cette confusion a sans doute chez lui des causes plus profondes. Elle correspond à un refus catégorique d’admettre qu’un narrateur puisse s’interposer entre l’histoire et lui. Cette histoire, il veut l’appréhender tout seul, sans aucun intermédiaire. Ne serait-ce pas là, encore une fois, une façon pour lui de se débarrasser du père ? Car le père est celui qui dans la vie arrache l’enfant à la relation immédiate qu’il a avec le monde pour y substituer l’instance médiatrice du langage. Le père est celui qui nomme, celui qui appelle les choses par leur nom, instituant ainsi un ordre qui ouvre au symbolique. Par ce refus Florian rejoint donc encore une fois l’enjeu fondamental de sa vie : tuer le père et se substituer à lui. Il a été saisi par l’ambition d’écrire en rencontrant notre héros et cette ambition depuis a tourné à l’obsession. Seulement, dans le même temps, il hait tout ce qui s’apparente à l’écriture. Quand on lui parle de « style » il a une grimace de dégoût. Le style pour lui c’est ce qui travestit le réel, séduit le lecteur par des moyens fallacieux. Le style de Proust ? un épate-bourgeois qui détourne le lecteur de l’essentiel, le style de Marguerite Duras ? Alors là il éclate carrément de rire : bon pour les snobs. Lui on ne la lui fait pas. Quant à ce qui les concerne, il aimerait considérer que leur travail est terminé et qu’il faudrait maintenant confier à Bibi, puisque c’est un « professionnel », le soin d’achever la tâche, quitte à lui octroyer une petite compensation financière pour le remercier d’accepter cette besogne ingrate. Et il jubile en outre à cette idée de l’humiliation qu’on lui ferait subir. Car l’autre accepterait bien sûr. Il faut en profiter quand on a une « plume » !…

Les dernières séances ont donc été consacrées à d’interminables discussions sur la question du style, de l’écriture et du scénario qui se terminaient le plus souvent en querelles d’ivrognes où l’on était prêt à en venir aux mains. Si mes collègues me voyaient ! se disait notre héros, conscient cependant d’aborder dans ces moments-là les problèmes mêmes qu’il retrouvait ensuite dans les livres savants qu’il lisait par ailleurs et dont se nourrissaient ses cours. Il les répercutait ensuite devant ses étudiants avec une passion sans doute infiniment plus stimulantes pour eux, au bout du compte, que bien de ses collègues.

Et puis un soir Bibi, las de ce piétinement stérile, a déclaré qu’il allait s’en occuper tout seul, lui, de ce scénario, puisqu’ils étaient incapables de le faire à trois, et il est allé s’isoler sur un coin de table pendant que les deux autres, ravis de pouvoir bavarder tranquillement achevaient une bouteille de vin en grillant une cigarette. Une demi-heure plus tard il leur donnait lecture de trois pages où l’on retrouvait en effet toute l’histoire racontée d’une manière qui la rendait à peu près compréhensible. Ce n’était donc que cela ! Serait-ce vrai tout de même que cet homme est un vrai « professionnel » ! se disait notre héros pendant que Bibi se lissait modestement les moustaches, conscient d’avoir marqué un point décisif dans l’ascendant qu’il exerçait sur ses deux compagnons. Quant à Florian, il n’était pas mécontent que notre héros eût été mouché sur son propre terrain. « - Tu vois ! ce n’était pas bien compliqué. » Enfin l’important c’est que maintenant on allait pouvoir commencer !…

Restait donc à fixer les modalités selon lesquelles on allait écrire, puisqu’ils étaient tout de suite tombés d’accord sur le fait qu’il ne pourrait s’agir de toutes façons d’un récit linéaire à une seule voix où chacun aurait tenté de se mouler dans un style commun. Le roman se composerait donc nécessairement de séquences successives correspondant chaque fois à une voix distincte, un peu comme dans les romans par lettres. Seulement le roman par lettres, genre périmé, ne les excitait guère. Il fallait trouver autre chose. Dans ce cas, pourquoi ne pas jouer le jeu jusqu’au bout et imaginer un roman constitué de documents, de nature variée, de la suite desquels il émanerait une histoire qui ne serait pas à proprement parler racontée mais qui découlerait de leur juxtaposition ? D’une certaine manière cette idée rejoignait le désir de Florian d’évacuer le narrateur. C’est dire l’enthousiasme avec lequel il accueillit cette idée. On aurait même pu imaginer un roman présentant cet ensemble de documents dans un ordre aléatoire, laissant au lecteur le soin d’y fouiller au hasard et de construire ainsi sa propre histoire. Mais leur audace conceptuelle ne leur permettait pas d’aller si loin et leurs esprits échauffés imaginèrent alors que quelqu’un, dans un futur indéterminé, tombait pas hasard sur un dossier contenant les dits documents. Il est évident que ce dossier correspondait à un travail entrepris par quelque chercheur - ou policier peut-être ou fonctionnaire des renseignements généraux - pour éclairer une histoire qui semblait avoir marqué son époque si l’on en jugeait par le nombre d’articles, de livres, voire même d’adaptations littéraires – romans, pièces de théâtre, etc. - qui y avaient été consacrés. Cependant, pour des raisons inconnues, cette histoire n’avait laissé ensuite aucune trace dans les mémoires des hommes et son souvenir s’en était perdu. La présente collation constituerait donc le roman livré au lecteur.

À partir de là, le scénario rédigé par Bibi fut donc saucissonné en une cinquantaine de séquences à chacune desquelles on affecterait un documents. De quel type seraient-ils ? Ils en définirent une dizaine : Journal intime, lettre, compte-rendu d’un entretien psychiatrique, séance de psychanalyse, article de journal, extrait d’une œuvre littéraire (roman, poème, pièce de théâtre) écrite par l’un des personnages de l’histoire, extrait d’une œuvre littéraire écrite par un auteur extérieur, etc. Leur répartition devait se faire selon des modalités qui, comme toujours, prendraient en compte à la fois le rôle du hasard et le libre choix des auteurs. Pour cela ils imaginèrent de constituer un jeu de cartes (chaque carte correspondant à un type de document) dont le nombre était égal à celui des séquences à traiter (il y eut ainsi cinq cartes « journal intime », huit cartes « lettre », etc.). Ces cartes furent ensuite distribuées comme pour une vulgaire partie de belote entre les trois partenaires. Celui à qui incomberait de traiter une séquence devrait donc choisir l’une des cartes de son jeu (le choix se restreignant donc au fur et à mesure chaque carte ne pouvant servir qu’une fois). D’autre part, afin d’éviter la monotonie du rythme il fut convenu que la longueur de chaque document serait imposé par un tirage au sort et varierait de trois à neuf pages.

Toutes ces règles peuvent paraître bien compliquées mais que l’on fasse la grâce à nos trois acolytes de ne pas croire qu’elles étaient inutiles. Elles furent au contraire minutieusement étudiées en fonction des problèmes susceptibles d’être rencontrés et notre héros n’est pas loin de penser que c’est peut-être là que résida au bout du compte l’essentiel de leur talent indépendamment du résultat auquel elles aboutirent. Si nous les reproduisons donc ici c’est donc afin que d’autres puissent en faire usage, ce qui serait encore la meilleure façon après tout de leur rendre hommage.

 

Les voici donc maintenant à pied d’œuvre et l’on imagine leur émotion la première fois qu’ils durent, par un tirage aux dés, décider de qui écrirait le premier. Le sort a désigné notre héros ! Les deux autres se rengorgent. Sauvés pour cette fois ! Un deuxième tirage impose la longueur du document : six pages. Six pages à écrire en une semaine qu’il devra lire ensuite devant ses partenaires. Il a été convenu que si les deux sont d’accord pour refuser la séquence elle devra être refaite par l’un d’eux tiré au sort, un seul vote favorable sera suffisant pour valider la séquence.

La scène que doit traiter notre héros est celle où, sur l’aéroport de Caracas, deux couples (celui des jeunes mariés d’une part et celui du riche industriel accompagné de sa maîtresse d’autre part) s’envolent sur un improbable coucou pour survoler les chutes du Salto Angel après avoir, sur le tarmac, fait la connaissance d’une pauvre fille en perdition qui cherche un moyen de rentrer en France. Une semaine pour écrire cela ! Montée d’adrénaline. La violence des émotions qui l’étreignent durant ces quelques jours restera pour lui comme le souvenir d’une grande histoire d’amour, plus intense que toutes celles qu’il a pu vivre jusqu’ici. Car il s’agit bien d’une histoire d’amour en effet, ou plutôt de l’histoire de trois amants courtisant la même maîtresse et tentant tour à tour de la séduire devant le regard sarcastique des deux autres dont il porte les espoirs en même temps que les craintes. Car ils sont à la fois complices et rivaux. S’il échoue il entraîne les deux autres dans sa perte, s’ils s’en tirent ils leur lance un défi terrifiant, les obligeant à faire aussi bien que lui la prochaine fois sauf à être déconsidérés. Notre héros se rappelle les dimanches d’autrefois à Alger lorsque avec ses copains Chichou et Belmont, il écumait les bals à la recherche d’une « petite amie ». Aïn Taya, Fort de l’eau, Sidi Ferruch… La vie n’est-elle qu’un éternel recommencement ?

 

La semaine suivante il est plus ému que le jour de sa soutenance de thèse au moment de comparaître devant ses deux camarades. Il a choisi la carte « compte-rendu d’un entretien psychiatrique » en prenant pour modèle un livre du docteur Lagache qu’il est en train de lire et qui rapporte l’étude d’un certain nombre de cas. Il n’en est pas mécontent. Le docteur L. donc, psychiatre réputé, doit examiner un jour dans son cabinet une patiente qu’on lui a amenée et qui semble être dans un état de confusion mentale avancée suite à des traumatismes subis dans son passé (son dossier parle d’un accident d’avion dont elle a réchappé par miracle). La première partie du document est donc consacré au récit de la patiente dans lequel ses souvenirs en lambeaux se mêlent aux délires d’une imagination malade, la deuxième partie fait place aux commentaires du docteur L. qui tente quelques interprétations sur la structure psychique de la patiente ainsi que des hypothèses sur la réalité des faits et ce que son imagination a pu y ajouter. Le type de document choisi permettait ainsi de plonger l’histoire dans une sorte de flou artistique qui en accentuait le caractère poétique, voire même quelque peu onirique et donnait le ton, dès l’ouverture, pour toute la suite du roman.

Dès la fin de sa lecture cependant il sait qu’il a perdu la partie. Les deux autres en effet sont blêmes, Florian surtout. Ils ne s’attendait pas à ça. Le douleur qu’il éprouve est infiniment plus vive que le plaisir qu’il aurait pu ressentir à entrevoir une possibilité de réussite. Après un long silence il demande à Bibi de parler le premier. Celui-ci se lisse les moustaches. L’idée de se poser en juge devant un prof de fac, lui qui n’a pas le bac, doit lui procurer un plaisir proche de l’orgasme. Il déguste cet instant voluptueusement, sans se presser, laissant attendre son verdict, reproduisant instinctivement tous les tics du vieux sorbonnard. Il commence par quelques compliments (il faut toujours commencer par des compliments), puis passe à des remarques de détails. Florian pendant ce temps sourit béatement et tire sur sa cigarette en regardant le plafond. Il sait que bientôt le candidat va être mis en pièce. Il n’aurait pas osé se lancer le premier mais maintenant il pourra s’engouffrer dans la brèche et porter l’estocade. D’un ton patelin, en effet, Bibi affirme que malgré toutes ces qualités ce texte ne peut pas être accepté parce qu’il n’est pas suffisamment clair, qu’il ne suit pas assez précisément le scénario, etc. etc. À la fin de son intervention Florian enchaîne et se déchaîne : tout ceci n’est ni fait ni à faire, on n’y comprend rien, ce ne sont qu’effets de style !… Il s’échauffe en parlant, va jusqu’à prendre le manuscrit et le lacérer avec un couteau. Bibi à côté de lui jubile, il n’aurait pas osé aller si loin mais il approuve, c’est l’hallali. Notre pauvre héros ne cherche pas à se défendre. Il sait que la cause est entendue. Plus que cela ! il sait que l’échec de l’entreprise est désormais certaine, qu’il ne peut en être autrement puisque les souffrances et les susceptibilités de ses compagnons l’emporteront toujours sur l’intérêt de l’œuvre. Il avait espéré un miracle mais comment pouvait-il être aussi naïf ? Maintenant il sait. Ce qu’il éprouve ressemble à une déception amoureuse. Il attendaient d’eux quelque chose qu’ils ne pouvaient lui donner. D’autant qu’ils sont peut-être sincères dans leur refus. Et c’est encore pire ! car cela voudrait dire qu’ils n’ont rien compris à ce qu’il a fait, qu’ils ne sont pas capables d’être sensibles aux qualités du texte, qu’ils n’ont aucune notion de la littérature. Aveugles et sourds !… Notre héros éprouve la même souffrance que lorsqu’il découvre la laideur d’une femme dont il espérait tomber amoureux.

Le sort décide que Bibi devra se charger de refaire la séquence.