Seul un étroit pertuis permet de s’y introduire. Hartmutt vérifie minutieusement sur son registre le nom des personnes qui se présentent. Il a établi également une liste d’attente en cas de désistements. On se presse autour de lui, impatient de vérifier si l’on est bien inscrit, s’il n’y a pas eu d’erreurs. Chacun tient à la main le foulard qu’on lui a demandé d’apporter pour se bander les yeux, facteur supplémentaire d’excitation. Tout ceci crée un état de tension qui accroît l’impatience des participants.

Ce qui frappe d’abord en entrant c’est la quasi obscurité qui règne à l’intérieur. La pièce n’est éclairée que par quelques bougies et l’air est saturé d’encens. Ceux qui sont déjà là se sont assis par terre le long des murs et personne n’ose bouger. On s’observe, on se fait parfois un petit signe. L’entrée des derniers est désespérément lente. Dehors on entend des contestations, d’ultimes supplications. Enfin tout le monde est en place et Hartmutt, après avoir soigneusement refermé la porte derrière lui, va s’asseoir sur un coussin posé dans un coin à côté d’un petit électrophone qu’il a apporté tout exprès et d’un grand cahier sur lequel il compte prendre des notes en vue de sa thèse. Il appelle ensuite auprès de lui une jeune femme que personne n’avait remarquée jusqu’ici et qu’il présente comme son assistante en précisant qu’elle ne participera pas à l’atelier mais qu’elle est là pour « assurer la sécurité » (frisson dans l’assistance). Le moment est venu maintenant de préciser les règles du jeu afin que chacun puisse lorsqu’il en aura pris connaissance confirmer son accord ou dans le cas contraire se retirer afin de laisser sa place à l’un de ceux qui figurent sur la liste d’attente et qui pour l’heure rongent leur frein à l’extérieur.

La première règle de cet atelier, donc, est que celui-ci commencera dès que tout le monde aura les yeux bandés et durera aussi longtemps qu’il y aura encore quelqu’un en piste, chacun pouvant se retirer quand il le désire mais tout départ étant définitif et le fait d’ôter son bandeau impliquant un départ immédiat.

La seconde règle concerne l’interdiction qui est faite d’exercer la moindre pression sur autrui lorsque s’exprime un refus ou une réticence, la liberté de l’autre étant la seule limite imposée à la sienne.

La troisième règle enfin est que tout usage de la parole est interdit.

Au terme de cet exposé Hartmutt demande alors si quelqu’un désire se retirer… Silence dans l’assistance. On est conscient que le grand moment est arrivé, bientôt on ne pourra plus reculer. On a hâte que cela commence. Notre héros, quant à lui, tente de mémoriser toutes les femmes présentes afin de pouvoir éviter celles qu’il ne voudrait pas rencontrer. Il en a repéré une en particulier, une sorte de pachyderme, assise en face de lui et qui manifestement cherche son regard… Elle a un collier fait de grosses billes de bois qui lui permettra le cas échéant de l’identifier. Mais pour les autres il s’y perd. Elles outrepassent sa capacité de mémoire. La triste réalité est que, à part deux ou trois, il n’y a que des laiderons conformes à l’ordinaire de l’île. Quelle idée a-t-il donc eu de venir se fourrer dans ce piège !… « - Bon, eh bien puisque tout le monde est d’accord nous pouvons commencer », déclare Hartmutt de la voix cauteleuse du tortionnaire qui flatte sa victime tout en préparant ses instruments. Et, ayant ouvert son cahier, il décapsule lentement son stylo afin de tracer les premières lignes de l’ouvrage qui figurera sans doute un jour dans toutes les bonnes bibliothèques d’outre-Rhin. Et l’on est fier de se dire que l’on va servir la science !… Oui, mais à propos, en faisant quoi ? c’est la seule chose qui n’a pas été précisée. Qu’entend-il exactement par « rencontres du troisième type » ? C’est la question que tout le monde se pose et que personne n’a osé formuler. Après tout rien ne leur interdirait de rester assis, là, comme ils sont, en attendant que le temps passe… Oui, mais alors pourquoi seraient-ils venus ? La seconde solution consisterait à parcourir l’espace en affectant un air inspiré pour, au gré des rencontres, se livrer à quelque étreinte mystique comme il est d’usage dans l’île. Mais dans ce cas à quoi servirait toute cette mise en scène ?… Alors, que reste-t-il ?… La réponse découle de la question et elle est terrifiante ! Les autres en sont-ils conscients ? Comment savoir ? Qui aura l’audace de se découvrir le premier ? En tous cas, notre héros décide de se contenter pour l’instant de la solution « étreinte mystique » et après avoir ajusté son bandeau se lance dans l’espace, mains en avant, tel Tirésias marchant au devant du destin, en attendant de voir ce qui adviendra. Il a bien essayé de nouer son foulard de façon à laisser une étroite ouverture par laquelle il pourrait glisser un œil mais l’obscurité est à peu près totale et il se rend bien vite compte que cela ne lui servira à rien. Il avance donc doucement, attentif aux bruits, sentant la présence des autres mais ne rencontrant personne, chacun devant observer la même prudence que lui. Du coup l’espace lui paraît immense. Très vite il a perdu tous ses repères et serait incapable de dire en quel endroit de la pièce il se trouve. Il erre dans une sorte d’abstraction où le temps lui-même a cessé de compter tandis que de vagues accords de cithare parviennent à ses oreilles (Harmutt vient de faire démarrer son petit électrophone). Les minutes passent… un quart d’heure peut-être, il serait bien incapable de le dire… Soudain, entre deux accords, notre héros perçoit confusément des soupirs, des bruissements de linges froissés ! Il est clair que pour certains le stade « étreinte mystique » est déjà largement dépassé. Pour tous peut-être ! Serait-il le seul à errer ainsi ? Il figurera sûrement dans la thèse d’Hartmutt sous le sobriquet de « promeneur solitaire »… Seulement dans cette hypothèse il reste nécessairement quelque part une femme qui est toujours seule elle aussi puisque la parité entre les deux sexes a été scrupuleusement respectée. Et qui d’autre en ce cas pourrait-ce être que le monstre au collier de bois !… Désormais son seul soucis doit donc être de l’éviter. Il avance, l’oreille aux aguets. Son pied heurte un corps allongé sur le sol. Du bout d’un orteil il l’explore et rencontre un autre corps enlacé au premier. C’est bien ce qu’il pensait ! les couples se sont formés. Il reprend sa marche. Pour éviter le monstre il lui faudrait s’immiscer dans un de ces couples, se fondre en lui, anonyme et transparent. Mais ne serait-il pas aussitôt rejeté ? Et puis quelle honte ! Il en est là de ses réflexions quand il sent une main qui se pose sur son épaule puis une abondante poitrine qui se frotte contre son dos. Évidemment, c’est elle ! Ses bras entourent son cou, il sent les billes de bois qui lui entrent dans les vertèbres. Elle l’a retrouvé, la garce ! La seule solution qu’il trouve alors est de se pencher en avant afin de la soulever comme un énorme sac puis de se balancer en imprimant à son fardeau un mouvement pendulaire qui, par le simple effet de la force d’inertie, l’obligera forcément à lâcher prise à un moment ou à un autre. La lutte est terrible. Tel Atlas portant le monde sur son dos il ne peut compter que sur la force de ses reins. Il l’entend geindre derrière lui. Elle se laisse aller, jouissant évidemment de ce mouvement auquel elle s’abandonne ! Et lui se penche à droite, se penche à gauche. Son salut en dépend. S’il ne parvient pas à la décrocher il finira par s’écrouler sur le sol et elle tombera sur lui, l’écrasera de son poids. La peur démultiplie ses forces… tant et si bien que soudain il sent qu’elle va céder. L’étreinte se relâche, ses deux grosses jambes fouettent l’air comme des battants de cloche. Un dernier coup de rein et hop ! tout le paquet se détache d’un seul coup et va s’écraser au loin sur d’autres corps qu’il entend grogner de douleur. Libre enfin !… Il reste immobile, retenant son souffle, préoccupé seulement de disparaître. Il a la certitude maintenant que tous les couples se sont formés et que pour lui c’est trop tard, qu’il a laissé passer sa chance, qu’il est condamné au monstre ou à une solitude définitive. Il est à deux doigts d’ôter son bandeau pour vérifier la justesse de son hypothèse… Oui mais s’il ôte son bandeau il ne pourra plus revenir. Faut-il donc être mort pour connaître la vérité ? Évidemment il faut s’y résigner : vivre c’est ignorer… En ouvrant les yeux il s’apercevra peut-être que tous les couples étaient loin d’être formés et qu’il avait encore toutes ses chances. Cependant il sera obligé de partir, il se sera exclu de lui-même par bêtise, par lâcheté… Non décidément, ôter son bandeau est impossible. Il faut aller jusqu’au bout, envers et contre tout. « L’important est de persévérer » disait son père !… Alors il reprend sa marche solitaire… Il cherche maintenant à tout prix à rencontrer les autres. Tant pis pour le monstre ! Il avance en aveugle sans souci des obstacles… Mais il ne rencontre que des corps enlacés, vautrés par terre, dans lesquels il se prend les pieds et soudain se rend compte d’une chose épouvantable : ces corps sont nus ! Serait-il donc le seul à avoir gardé ses vêtements ? Évidemment dans cet état quelle femme pourrait vouloir de lui ? Il faut qu’il se dépouille. La chose en soi ne lui cause pas de soucis, mais le problème c’est que s’il enlève ses vêtements il risque de ne pas les retrouver. Autrefois à l’école sa mère lui disait qu’il perdait toujours ses affaires… Alors il fait un balluchon de sa chemise, de son slip et de son pantalon qu’il noue soigneusement ensemble puis, après les avoir déposés sur le sol, nu comme au jour de sa naissance, replonge dans le vaste monde.

Cette fois c’est du sérieux. Celle qu’il rencontrera comprendra tout de suite qu’il n’est pas venu pour plaisanter… Seulement c’est bien ce qu’il pensait, elles sont toutes prises ! Lorsqu’il rencontre un corps et qu’il en entreprend l’exploration une main, surgie de nulle part, vient se heurter à la sienne et le repousse, affirmant son droit d’antériorité sur l’objet de sa convoitise. Notre héros cependant, à la troisième tentative, n’est plus du tout décidé à céder la place. Après tout antériorité ne veut pas dire propriété. « Le premier occupant est-ce une loi plus sage ? » Et la lutte qu’il engage alors avec son ennemi invisible est d’autant plus âpre que celle qui constitue l’objet du conflit ne semble manifester aucune préférence. Elle attend passivement de s’offrir au plus fort. Notre héros parvient à desserrer l’étreinte du rival jusqu’à ce que le malheureux, tel un naufragé lâchant enfin l’épave à laquelle il s’était accroché, se laisse lentement dériver avant de disparaître pour toujours. Pauvre garçon ! se dit notre héros, dire que je ne saurai même jamais son nom !… Il ne connaît pas davantage sa proie mais il la pare d’une beauté à la mesure de la virilité dont il vient de faire preuve. Car il se sent fort maintenant et il la prend ainsi, à la hussarde, trop rapidement sans doute car elle pousse un cri de douleur tandis que lui de son côté s’interroge : Sait-elle qui je suis ? Les femmes sont en général plus fines que les hommes. Peut-être a-t-elle trouvé un moyen de m’identifier. Me voilà pris la main dans le sac !… Cette idée lui ôte soudain tout courage. Il ne se sentait fort que d’être l’inconnu, l’homme sans visage surgi de nulle part et voici qu’il n’a plus qu’un désir maintenant c’est de fuir son forfait accompli, disparaître sans laisser de trace. D’ailleurs le monde est plein d’autres femmes qui l’attendent. S’attarder avec celle-ci c’est se priver des autres. L’obscurité lui permet de disparaître aussi facilement qu’il était apparu. Par un mouvement de reptation, tout en faisant semblant de rien, mimant des gestes de tendresse, il se dégage de son éphémère compagne et voici qu’il rencontre déjà non loin de là un autre corps dont il s’émerveille de constater à quel point sa texture, son parfum sont différents. Là encore deux ou trois naufragés sont accrochés à l’épave mais cette fois il ne se soucie même pas de les écarter. Après tout en quoi sont-ils gênants ? Chacun a bien le droit de chercher son plaisir sans s’occuper des autres. On se roule, on se prélasse, on se lèche, on se pourlèche, il y en a pour tout le monde ! On s’en met plein la lampe. Après celle-ci une autre, et puis encore une autre… « Buffet à volonté » !… Mais le désir d’en profiter est contrebalancé par la peur d’exagérer. Combien de fois en a-t-il repris ? C’est comme au restaurant, quand on est gavé et qu’on se force : encore un dernier morceau pour finir… Et puis peu à peu une autre idée se glisse dans sa tête : et si j’étais le dernier à table !… enfin l’un des derniers, ceux qui se goinfrent sans savoir s’arrêter, ceux qu’Hartmutt dans son livre appellera les « convives indélicats ». Si seulement il pouvait savoir l’heure ! Mais il ne parvient pas à voir sa montre. Peut-être le jour est-il déjà en train de se lever. La fête est terminée et il est encore là à en vouloir toujours davantage. Il n’y a rien de plus ridicule que ces gens qui s’accrochent !… Alors, poussé par le soucis de sa dignité et bien à regret, il ôte son bandeau.

L’imbécile ! ils sont tous là, enfin presque tous, il aurait dû s’en douter. On les distingue dans la pénombre vautrés par petits groupes les uns sur les autres. Plus personne ne bouge. De temps en temps on entend un soupir. Et dans son coin Hartmutt continue à écrire, éclairé par sa bougie… Dire qu’il aurait pu rester ! il serait encore là parmi eux. Il s’est exclu de lui-même à cause de sa pusillanimité. Et maintenant c’est trop tard. La vie ne donne pas de seconde chance. Hartmutt le surveille du coin de l’oeil, il a déjà remarqué qu’il avait ôté son bandeau. Impossible d’attendre plus longtemps, il doit partir. L’enchantement s’est dissipé. Au douzième coup de minuit le carrosse est redevenu citrouille et dire que c’est lui-même en personne qui en a sonné l’heure !… Et il s’en va piteusement après avoir récupéré ses affaires qui comme par miracle traînaient à ses pieds.

Dehors il fait nuit, les étoiles brillent, un vent léger fait frissonner les arbres. Cependant, dans la quasi obscurité, il distingue au bout d’un moment des silhouettes incertaines errant autour de la cabane. Ce sont ceux qui sont déjà sortis – il y en a tout de même quelques uns - et qui n’ont pas trouvé le courage de s’en aller. Alors ils continuent à tourner ainsi autour de la cabane comme des fantômes s’accrochant à la vie. Qu’espèrent-ils ? Rien. Ils savent bien qu’ils ne pourront pas revenir, mais ils attendent pour accueillir ceux qui sortiront à leur tour, qui rejoindront la confrérie des morts. Car une grande fraternité règne parmi eux. Il n’y a plus de rivalités ni de jalousie. Quel sens cela aurait-il ? Il n’y a plus que l’unisson des regrets.

On va s’asseoir dans l’herbe, on évoque des souvenirs. Chacun raconte son expérience, la confronte avec celle des autres. Peut-être s’est-on rencontré là-dedans, peut-être s’est-on aimé. Comment savoir puisqu’on ne peut se reconnaître ? D’ailleurs il commence à faire froid. Quelqu’un propose d’aller prendre une tisane à la guêpière où l’on entend l’habituelle bande des noctambules qui chante des chansons à boire… Et puis finalement au moment d’entrer l’un dit : « - Oh moi, je préfère aller dormir. – Moi aussi, dit un autre. – Moi aussi. – Alors à demain. – À demain. » Et chacun repart sous sa tente.