D’ailleurs personne n’a l’air à la fête. Curieusement l’atmosphère est tendue, maussade. Il n’y a qu’Hartmutt dont l’humeur est inaltérable. Il tient à la main son gros cahier et va s’asseoir sur son coussin tandis que les autres reprennent la place qu’ils occupaient la veille comme si inconsciemment on voulait occulter ce qui s’est passé entre temps ou le ramener à une sorte de rêve que l’on aurait fait en commun et qui n’aurait laissé aucune trace. Mais de trace justement c’est ce dont il est question aussitôt que s’engage la discussion. L’un des participants se plaint d’avoir constaté ce matin les brûlantes conséquences de ses activités nocturnes. Il accuse l’une des participantes (mais laquelle ? ) de lui avoir laissé un « cuisant souvenir ». Malaise général. Curieusement c’est une chose à laquelle personne n’avait pas pensé. N’oublions pas que nous sommes à l’heureuse époque où les héritiers de Mai 68 avaient élevé au rang de dogme l’innocence du plaisir dont il ne pouvait sortir que du bien. Assisterait-on ici à une soudaine résurgence de la vieille culpabilité judéo-chrétienne ? Chacun in petto s’interroge sur lui-même. Est-ce que ça me gratouille ou est-ce que ça me chatouille ?… Hartmutt a beau tenter de rassurer tout le monde en prétendant que les symptômes ne peuvent arriver si rapidement, le mal est fait, le doute s’est installé dans les esprits. Du coup cette sourde angoisse se traduit par une agressivité croissante à son égard. On le considère comme responsable de tout. Chacun a un reproche à lui faire. Il se défend comme il peut sans se départir de son habituelle courtoisie mais il est devenu l’ennemi à abattre. C’est lui qui les a entraînés dans ce piège, il ne les avait pas prévenus de ce qu’ils risquaient ! « - Mais il ne s’est rien passé d’autre que ce que vous avez bien voulu qu’il se passât ! se défend-il dans son français châtié. Je n’ai forcé personne à faire ce qu’il ne voulait pas faire. » Argument dérisoire. On lui explique que ne rien interdire c’est tout autoriser, ce qui veut dire que la responsabilité lui en incombe entièrement. S’il y a des conséquences on n’hésitera pas à porter plainte. La discussion tourne au règlement de compte… Notre héros ne participe pas à ce lynchage. Son esprit est ailleurs. Ce qui lui importe, à lui, c’est de parvenir à identifier ses éphémères partenaires, celles dont il a croisé la route la nuit dernière, mais il se rend compte que cela est impossible ! Celle-ci ? Oh !, mon Dieu, non ! pas celle-ci… Alors celle-là ?… non, tout de même pas celle-là !… Le drame c’est que de quelque côté qu’il se tourne il ne voit que raisons de se désespérer… Et elles, le reconnaissent-elles ? Évidemment ! Il ne fait aucun doute qu’elles l’ont toutes repéré ! ELLES savent et lui ne sait pas ! Terrible situation !… Il guette dans leur regard quelque signe qui le mettrait sur la voie mais justement elles se dérobent. Du coup il feint l’indifférence, il fait celui pour qui il ne s’est rien passé. Quand on le sollicite pour prendre la parole il prétend qu’il n’a rien à dire. Et quand la réunion se termine enfin et qu’Hartmutt les libère il repart en hâte, heureux d’échapper à l’enfer.

Cependant pour lui le problème demeure entier : il n’a toujours pas fait la moindre conquête même si un pas symbolique a été franchi puisque l’acte de chair a été accompli, mais cela ne change rien. Toute la fin du séjour sera donc consacrée à tenter d’effacer cette honte mais en vain et quand le dernier jour arrive il s’en retourne comme il était venu, impatient déjà de reprendre le combat l’été prochain.

 

À Paris, il suffit de quelques jours pour que tout se remette en place. Le Luxembourg se pare de nouveau des couleurs de l’automne. La librairie Gibert dispose ses éventaires sur le trottoir du boulevard Saint-Michel dans l’attente de la rentrée des classes. Au théâtre de la Huchette la Cantatrice Chauve entame sa dixième année.

Marie ne reviendra plus, c’est un fait acquis désormais et il faudra bien qu’il s’y fasse mais il n’y parvient toujours pas. La chose lui paraît scandaleuse, monstrueuse. Il voudrait être plus fort que le temps, plus fort que les lois de la nature. Il en a fait une affaire personnelle, c’est son combat contre Dieu. On verra qui des deux aura le dernier mot !… En attendant, grâce aux petites annonces, le monotone défilé des conquêtes éphémères recommence sans qu’il soit nécessaire d’en narrer le détail sous peine de lasser le lecteur. Pourtant aucune ne ressemble à une autre, elles portent toutes en elles un univers original dont il ne cesse chaque fois de s’émerveiller. Et elles viennent tour à tour s’abattre sur son lit, dans le décor immuable de cet appartement dont il a fait son indestructible coquille, chacune avec les gestes qui lui sont propres, avec ses goûts particuliers, ses exigences, ses habitudes. Trois petits tours et puis s’en vont. Que peuvent-elles comprendre de lui ? Comment pourraient-elles se douter de ce qu’elles représentent ? À la fois si peu et tant de choses ! Il sent bien que c’est cette énigme qui exerce sur elles une fascination avant que de guerre lasse elles disparaissent de sa vie pour passer à autre chose. Et lui se retrouve de nouveau seul à contempler sur ses draps l’empreinte de leur corps. C’est comme un roman dont on viendrait de refermer la dernière page et dont on regrette de quitter les personnages, dont on voudrait que ceux-ci continuent d’exister quelque part afin, un jour, d’aller les retrouver… mais non ! il sait bien qu’en dehors des pages du livre les personnages d’un roman n’existent pas et que la vie n’est pas un livre qu’on puisse relire. Il faut toujours passer à autre chose, découvrir une nouvelle histoire, de nouvelles aventures. L’irréversibilité du temps est une chose atroce.

Est-il heureux ou malheureux ? C’est la grande question qu’il se pose et curieusement il ne parvient pas à y répondre. Il a l’impression que ces deux sentiments ne font qu’un en réalité comme ces soies changeantes dont la couleur varie suivant l’angle selon lequel on les regarde. La mélancolie constitue la substance même de son bonheur. Il aime ces moments où il ne se passe rien d’autre que la pure sensation d’exister et cette présence aux choses, aux objets qui peuplent son univers familier - meubles, livres, tableaux de son grand-père – chacun lui parle de son enfance car sa vie entière est éclairée par la lumière projetée de ce bonheur qu’il connut autrefois avec sa mère quand il découvrait le monde sous les arcades de la rue Bab-Azoun - source inépuisable d’images à laquelle il ne cessera jamais de venir puiser cette conscience de soi qui lui confère le sentiment d’être éternel.

 

Le sentiment d’être éternel ! c’est finalement le thème conducteur du roman qu’il viennent de terminer, Florian, Bibi et lui, sorte de monstre totalement illisible mais dont ils sont très fiers parce qu’il les exprime entièrement. La dernière page écrite il s’agit maintenant de lui trouver un titre et pour cela il propose l’utilisation d’un dictionnaire que chacun ouvrira à son tour au hasard pour y choisir un mot (toujours cette volonté d’équilibrer contrainte et liberté). Ces trois mots composeront le titre. On décide aussitôt de passer à l’acte. Chacun à son tour choisit longuement son mot et sans le montrer aux autres l’inscrit sur un papier qu’il replie soigneusement. L’opération terminée, on déplie les papiers pour découvrir le résultat. Les trois mots sont : « Semence », « capharnaüm » et « innocent ». L’oracle a parlé. Pouvait-il être plus clair ! Capharnaüm ou la semence des innocents ! Tel sera le titre de leur roman. Exactement celui qui convient. À la réflexion il était même impossible d’en trouver un plus juste. C’est un signe que le ciel est avec eux. Leur moral est au beau fixe.

Reste maintenant à trouver un éditeur. Ils envoient leur manuscrit à toutes les bonnes maisons et au bout de quelques semaines ne reçoivent évidemment que des refus. Bibi a alors l’idée de solliciter un ancien camarade avec qui autrefois il a réalisé un film, le Viol du Vampire qui, à sa sortie, au Midi-Minuit, a sombré dans le ridicule mais est devenu depuis, pour quelques cinéphiles avertis, une sorte d’objet culte, monument du kitch des années soixante. Ce camarade a depuis publié quelques livres de science-fiction de la même veine. Évidemment il ne faudra pas s’attendre avec lui à de gros tirages mais l’idée n’est pas mauvaise. En tous cas c’est leur dernière chance… Et le miracle se produit ! le camarade de Bibi accepte le manuscrit quelques jours à peine après l’avoir reçu (notre héros le soupçonne de ne pas l’avoir lu) et leur propose un contrat selon lequel tous les frais de l’édition seront à sa charge. Il n’y a rien à dire, pas d’entourloupe possible. Un mois plus tard en effet ils reçoivent les premières épreuves. Ils n’en croient pas leurs yeux. Cette fois la chose a réellement pris corps. On sable le champagne pour fêter l’événement. Notre héros est chargé des corrections qui seront ensuite supervisées par Bibi. Au printemps prochain leur livre sera dans toutes les librairies… Quelques semaines plus tard la triste nouvelle leur parvient : l’éditeur a fait faillite, il doit cesser toute activité. Leurs rêves s’écroulent. Le fin mot de cette étrange histoire ne sera jamais éclairci car notre héros soupçonne toujours notre homme de s’être lancé dans l’aventure sans même les avoir lus. Mais pour quelle raison ? c’est ce qu’ils ne sauront jamais.

Au fond, cet échec pourrait très bien symboliser le fiasco de sa vie. Il n’est pas passé loin de la réussite, en effet, et pourtant elle lui a échappé pour des raisons qu’il ne comprend pas très bien. Par négligence peut-être ou par manque d’envie. Quand il considère ses amis, ceux qu’il fréquentait du temps qu’il était étudiant, tous sont devenus « quelqu’un » comme on dit : Jean-Pierre Miquel dirige la Comédie Française, Philippe Léotard est une star, Jean Benguigui un second rôle populaire, Jacques Lacarrière connaît un succès grandissant grâce à ses livres sur la Grèce, la sœur de son vieil ami André vit avec un des plus grands écrivains allemands de l’après-guerre et publie elle-même des livres chez Gallimard, Julos Beaucarne vient d’être anobli par la reine des Belges !… Et moi, se dit-il, je suis professeur à Verriers et à Verriers personne ne me connaît.

Pourtant, grâce aux relations qu’il a gardées, il s’est vu proposer d’entrer dans une commission qui, au ministère de la Culture, distribue des subventions aux compagnies théâtrales, puis dans une autre commission, au Centre national des Lettres, qui accorde des aides à la publication aux auteurs dramatiques. C’est ainsi qu’il contribue à faire découvrir Philippe Minyana ou Olivier Py. Mais il ne peut s’empêcher d’éprouver comme toujours, quand il siège dans ces instances, un insupportable sentiment d’illégitimité. Une fois de plus il a l’impression d’être un imposteur sur lequel les autres doivent s’interroger en se demandant ce qu’il fait là. Il n’a aucun titre en effet à y être un peu comme à l’époque où, avec un invraisemblable culot, il montait Shakespeare dans le cadre d’un prétendu « Festival de Carpentras » qui n’existait que dans son imagination et alors qu’il n’avait aucune compétence professionnelle ! Comment pouvait-on le prendre au sérieux, comment le peut-on aujourd’hui encore ? Car c’est toujours la même histoire. Déjà, à Alger, ses camarades le poussaient à aller déranger le responsable culturel du Gouvernement Général pour qu’il leur accorde une salle et celui-ci mettait gratuitement à leur disposition une salle de plus de mille places, la plus connue de la ville, qu’ils étaient bien évidemment incapables de remplir (effet pervers de sa facilité de parole qui l’entraînait malgré lui à donner une image trop flatteuse de lui-même)… C’est ainsi que cette fois il se retrouve même président d’une de ces commissions et c’est sans doute en raison de cela qu’il se voit proposé pour l’Ordre National du Mérite ! Il n’en croit pas ses yeux. Comble d’ironie, on lui demande de remplir lui-même l’imprimé où doivent être indiquées les raisons qui lui valent cette distinction. Mais que peut-il dire ? Les raisons ! ce n’est pas à lui de les dire !… Alors, fièrement, il néglige de remplir le formulaire et le renvoie en blanc. Quelques mois plus tard il apprend que son dossier a été classé « pour étude ». Et voici que maintenant la rage le prend : Cette décoration qu’il affectait de dédaigner il se met à la désirer plus que tout. Il a raté une occasion qui ne se représentera jamais. Avec quel plaisir il aurait arboré son ruban bleu pour impressionner ses collègues et ceux-ci se serait demandé pour quelle raison mystérieuse il avait pu être ainsi honoré, eux qui languissent durant toute leur carrière après les Palmes Académiques ! Mais oui, messieurs, « vous ne savez pas qui je suis » ! comme dit la fiancée du pirate… ou plutôt ce que j’aurais pu être, ce que je ne serai jamais. Car quand il essaie de se projeter dans son avenir, il en a les cheveux qui se dressent sur la tête. Que peut-il lui arriver d’autre en effet que l’inlassable répétition des mêmes journées vides et l’irrésistible montée de la vieillesse comme une impitoyable marée.

Et pourtant il continue à être heureux, inexplicablement, stupidement heureux, contre toute raison, car il a le bonheur chevillé au corps. Et parfois il se demande combien de femmes encore viendront se frotter contre lui, jusqu’à celle qui, sans qu’il le sache, sera la dernière.