Ils peuvent bien dire ce qu’ils veulent sur mes résultats scolaires, mais est ce que c’est normal à 11 ans de réfléchir à une rédaction sur le bonheur dans ce bruit ? Bonheur, tu parles ! Tous les soirs, tous les soirs, c’est injures et compagnie. Moi et mes frères, on n’ose plus broncher, on se fait transparents, inexistants. Rien qui puisse en rajouter. On n’a jamais été aussi sages. Mais non, il y a toujours un nouveau sujet qui- faites moi rire- brise l’harmonie familiale. C’est comme si les objets s’animaient pour créer de nouveaux sujets de dispute. La voiture tombe en panne. Forcement, c’est maman qui conduit comme un pied. Une fuite d’eau ? C’est papa qui serre les robinets comme un bœuf. Même le chien qui tombe malade, les frais de vétérinaire, tout ça. Et bien, c’est maman qui le gave comme un ours et papa qui le traite comme un chien, qui l’a miné, comme il nous mine tous, qu’elle lui dit en passant.
Eux, papa et maman, ils ne se rendent pas compte comme tout ça est mauvais pour nous. Gerald, mon grand frère a carrément cessé de manger à table avec la famille. Il grignote des chips dans sa chambre, une défaite personnelle pour maman qui, comme elle dit, se tue à cuisiner pour nous. Quant à Martin, le petit, il s’est pris d’une passion pour les fleurs qui est franchement étrange pour un garçon de 9 ans. Tous ses copains se moquent de lui, il va en classe avec terreur, et dès son retour se plonge dans ses bouquins de CAP fleuriste. C’est mal parti pour en faire un ingénieur, dit ma mère quand elle le trouve dans sa chambre au milieu des pulvérisateurs et sacs d’engrais.
Cette famille va à vau-l’eau, je vous le dis. Quant à moi qui avait un régiment de copines, plus personne ne veut entendre parler de moi, avec mes problèmes. Il parait que je suis obsédée par ça, les disputes de mes parents. Que c’est pareil partout et que les autres ne le font pas partager à tout le monde.
Ben oui, mais moi, je ne veux pas qu’ils divorcent. Parce que j’ai déjà vu comment ça se passe, chez les autres, sous leurs airs moqueurs. Les parents se disputent un peu, puis de plus en plus. Et puis, un jour, ils divorcent. Et la première chose qu’ils font, c’est de vendre la maison. Et ça, moi, je ne peux pas. Je ne leur pardonnerai jamais si je dois quitter cette maison.
Parce qu’ici dans le jardin, il y a deux choses. Mon arbre magique, qui exauce parfois mes vœux, mais parfois seulement. Et puis, au fond du jardin, il y a la petite porte vers le cabinet de Mélina.
Il faut que je vous parle de Mélina, de son étrange carrière. Mélina, elle est belle, d’une beauté qui vous donne envie de s’allonger dans ses bras. Mais elle est si particulière que certains matins, je me demande comment elle fait pour être elle. Il faut dire que sa beauté, elle la porte sur une seule jambe seulement. Mais surtout ce qui la rend si précieuse à mes yeux, c’est son métier d’écouteuse. Tout le monde va chez Mélina raconter ses problèmes. Elle ne parle pas, non, elle écoute, et c’est comme si elle pouvait blanchir vos soucis à l’eau de Javel. C'est-à-dire qu’ils sont toujours là, mais plus clairs. Bien sur, Mélina sait tout des disputes de mes parents. D’abord, je lui raconte tout, ça m’aide après à me concentrer sur la rédaction du bonheur, le truc que je devrais faire au lieu d’écrire ça. Mais Mélina, c’est comme si elle savait avant moi. Quand les disputes ont commencé à monter de plus en plus, parce que maman pense que papa a une maîtresse -et pas une d’école, une comme dans les séries télé- et bien Mélina savait jusqu’aux injures échangées ce soir-là.
Il faut dire qu’il n’y a pas que moi dans la famille qui vais voir Mélina. Tout le monde y passe, chez l’écouteuse. Au début, maman n’aimait pas trop y aller. C’était presque la seule du coin qui résistait à l’effet Mélina. En même temps, c’est assez normal, parce que si on les met côte à côte, on voit tout de suite qu’elles ne sont pas faites du même bois. C’est plutôt velours contre métal, même !
D’un coté Mélina, la douceur lente incarnée, sa façon de juste pencher la tête en écoutant, un tranquille sourire installé. De l’autre, maman, debout sur ses deux jambes, toujours en train de bouger, branchée 220 volts. Mélina a des cheveux longs très blancs, qu’elle natte, de dos on croirait une gamine et encore, personne n’oserait se coiffer comme ça au collège, à moins de n’avoir jamais lu une bonne revue de filles. Maman, c’est cheveux courts, pratico pratique comme elle dit. Ça va encore quand ce n’est pas elle qui recoupe les mèches de devant, faute de temps pour le coiffeur. Ça repoussera, qu’elle dit quand je lui montre mes revues. Quant aux vêtements, et bien, c’est comme si l’une était une princesse à une jambe, et l’autre, je ne sais pas moi, une plombière. (Pas en glace, non).
Maman, elle dit que ce qui compte, c’est ce qu’il y a à l’intérieur des gens. Peut être, mais moi je crois que si elle soignait un peu plus son extérieur, papa n’aurait pas voulu visiter l’intérieur d’une maîtresse.
C’est ce que j’ai dit à mon arbre magique, je voudrais que maman ait l’extérieur d’une maîtresse. Parce que pour l’intérieur, il n’y a pas photo, maman elle bat tout le monde et de loin. Tenez par rapport à Mélina, que tout le monde admire tant. Mélina, c’est à peine si elle bronche. Elle fait « Hon, Hon » en écoutant, et oui, c’est bête, mais ça soulage. Maman, elle, elle parle. Elle met des mots savants sur tout. Sauf quand elle crie, là c’est le bestiaire qui s’agite.
Mais bon, maman, elle aussi, a fini par tremper à l’effet Mélina. Comme nous tous, elle file par la petite porte du jardin. Et même, quand elle revient, et bien, c’est comme si elle avait collé un peu de velours sur son métal à pile. Tiens, récemment, elle a décidé de se faire pousser les cheveux. Pas parce que ce sera plus joli, hein, mais parce que comme ça, plus jamais besoin de coiffeur. Pour l’instant, on ne peut pas dire que ce soit terrible, mais ça progresse. Je dirai même que ses cheveux poussent à une allure incroyable, comme s’ils se disaient « si on ne se dépêche pas d’atteindre la bonne longueur, on va y repasser à l’auto coupe, celle qui n’est pas grave parce que ça repoussera. » Comme j’ai dit à mon arbre, moi, je ne veux pas que la maîtresse de papa remplace maman dans son cœur. Et quand même, d’après mes revues de filles, une bonne coupe, ça y fait.
Tout le monde croit que c’est parce que maman va de plus en plus chez Mélina qu’elle se féminise. Mais moi, je sais que c’est grâce à moi et mon arbre. Mon arbre et moi. Moi, parce que je dis à maman quoi mettre comme vêtements, je prends des idées dans les magazines de la salle d’attente de Mélina. Même, je lui vole des tenues dans les magasins en disant que c’est la mère d’une copine qui n’en veut plus. Et mon arbre, parce qu’il fait que maman m’écoute. Elle me dit « c’est bien d’avoir une fille », et hop, elle met la jupe que je lui ai apportée. On pourrait presque croire que les choses vont aller mieux.
Mais ça, c’était avant la rencontre, pardon La Rencontre. J’avais réussi à emmener maman dans la ville d’à coté faire du shopping, un truc qu’elle abhorre, elle qui considère que si quelque chose lui va, c’est pour les 20 années à venir. Et là, sur le parking du centre commercial, je vois de loin papa, les bras chargés de paquets. Je ne dis rien à maman, peut-être qu’il prépare la fête des mères cinq mois à l’avance, sait-on jamais. Mais derrière lui, qui voilà, Mélina, toute en béquilles et en nattes blanches, sautillant sur sa jambe gauche pour le rattraper. Il l’attend, pose ses paquets, et lui passe tendrement un bras autour de la taille. Elle s’appuie sur lui comme sur sa jambe manquante, il lui colle son nez dans le cou. Et c’est bien sur le moment que maman choisit pour les apercevoir. « Salope d’unijambiste ! », elle hurle, et oui, ça c’est maman, de la précision jusque dans l’insulte, pas de problème, tout le centre commercial sait de quoi il retourne.
Personne n’avait jamais pensé que Mélina puisse être la fameuse maîtresse, justement à cause de son unique jambe. En même temps, ça n’a pas l’air de le gêner beaucoup papa, en ce moment. Quelque part, je suis fière de son ouverture à la diversité. Faut dire qu’on nous rebat les oreilles à la télé de l’intégration des handicapés. Lui, il s’est impliqué à fond, on peut dire.
Je passe l’enfer domestique qui s’ensuit, inutile de dire que côté shopping, on n’a pas vu grand-chose. Par contre, de retour à la maison, grand spectacle. Sons et lumières. Maman hurle, papa s’enfuit. Concrètement, il quitte la maison, tout en valises et sous les injures. La porte du fond du jardin est fermée et, je vérifie, fermée à clef par Mélina. Plus de passage vers ses oreilles, mais je me vois mal aller lui dire ce qu’elle sait déjà et pour cause.
Maman refuse de dormir dans le lit conjugal, et dans un éclair de génie -on est en janvier quand même- plante une tente sous mon arbre magique. Elle établit le campement, là, juste entre notre maison et celle de Mélina, avec vue sur les deux. Moi, je sais bien que c’est inutile de surveiller Mélina, elle est partie aussi, embarquant sa chaise roulante dans la voiture. Elle ne la prend que pour ses longs voyages, les vacances, les congrès d’écouteurs. Je crois qu’on n’est pas prêt de la revoir.
Et voilà, cette maison qui ressemble à n’importe quoi.
Mes frères font ce qu’ils veulent, c’est programme chips et fleurs sans retenue. Moi, j’essaye de mettre de l’ordre, d’assurer un minimum. Je signe les cahiers de toute la famille en imitant les paraphes de papa ou maman. A mon avis, toute la ville sait, grâce à « salope d’unijambiste » hurlé un samedi après midi devant 500 témoins. Les profs et maîtresses font mine de rien, et je m’écris même des petits mots d’excuse pour m’occuper de maman.
Six jours maintenant qu’elle campe. Je vais la voir dans sa tente, je lui natte les cheveux, lui apporte à manger. En passant, j’engueule mon arbre magique. « C’est réussi, je lui dis, sur ce coup là, tu aurais pu assurer un peu plus ». Bon, d’accord, c’est moi qui ai voulu aller au centre commercial. Mais qui aurait pu se douter que papa y ferait du shopping avec l’écouteuse, la salope unijambiste !
A vrai dire, je n’aurai pas du faire de reproches à mon arbre. Le septième jour de camping sous l’arbre, celui-ci s’affaisse sur la tente de maman.
Et nous voilà partis pour trois mois d’hôpital. Maman a été touchée à la tête et aux jambes. Une branche l’a rendue presque muette, enfin, disons qu’elle a perdu son vocabulaire. Le choc a fait blanchir ses cheveux d’un seul coup. Et bien sûr, elle a perdu la jambe droite. Je dis « bien sûr », parce qu’en fait, tout ça c’est ma faute. L’arbre magique a fait de maman une Mélina bis.
Elle a donc, tout comme l’écouteuse, de longs cheveux tout blancs, une seule jambe, la gauche aussi, et des phrases qui se limitent désormais aux mêmes « hon, hon » que notre ex-voisine. Et puis, elle qui bougeait tout le temps, et discourait sans cesse, la voilà maintenant dans cette indolence muette. Tout ce qu’il lui reste à faire, c’est d’écouter. Franchement, mon arbre, je ne suis pas sûre que tu ais choisi la solution la plus simple à l’adultère unijambiste. Enfin, bon, puisque c’est fait maintenant, autant le jouer à fond.
J’ai trouvé moyen de franchir la barrière entre l’ex maison de Mélina et la nôtre. J’habille donc maman des pantalons spéciaux taillés pour Mélina, pris chez elle, comme finalement le reste de sa garde robe. Qu’elle vienne s’en plaindre, pour voir ! L’écouteuse n’a toujours pas montré une oreille. Quant à papa, c’est silence radio, on a juste des virements en guise de nouvelles. Sûrement qu’il ne sait rien des derniers événements. Ça risque de lui faire un peu bizarre s’il revient.
Et d’ailleurs, ce matin, au cours d’une de mes virées shopping gratuit chez l’écouteuse, je trouve une lettre dans son courrier. Je regarde toujours, pour savoir si papa la croit toujours ici, et lui donne des nouvelles. C’est bien lui, et voilà ce qu’il dit :
« Mélina, je t’en prie, disparaîs de ma vie,
c’est ma femme que j’aime, je te l’ai toujours dit.
Même si ton écoute m’a plus que fléchi.
Mais d’elle, j’aime tout, les mots et l’énergie,
Le fait qu’elle bouge sans cesse, et fonce dans la vie…
Demain de ma famille, je reviendrai quêter
Un impossible oubli, un pardon trop léger.
Si tu peux, quitte la ville, je t’aiderai à ça,
Mais jamais de ma vie, je ne veux plus sur toi,
Poser mes yeux meurtris, et mon cœur en émoi. »
Ma foi, quand je disais que la métamorphose de maman allait lui faire un choc, j’étais presque optimiste.
Je vais au pied de l’arbre, et quand je dis « au pied » c’est plutôt à son chevet. Je lui dis « ben mon arbre, et qu’est ce qu’on fait de ça ? » et je lui lis la lettre. Et je dois dire que pour un arbre aussi magique, il se rend compte de ses limites. Sa réponse tient en un bruissement : rien.