Pour elle, c’était cela monter en télé féérique ! Elle aurait bien aimé, elle aussi...
     Il y avait encore cette eau que sa mère lui achetait chez le pharmacien : l’eau de Vals. Une eau qui ne pouvait que tourner la tête. Tout comme le prince charmant des livres de contes. Elle aurait bien aimé ouvrir le bal avec lui. Juste un peu peur de ne pas savoir...

     Mais un jour ça se gâte. Les enfants gâtés n'ont plus que leurs yeux d'adultes pour pleurer. Disparaissent alors les eaux ensorcelées. Disparaissent les princes. On sauve ce qu'on peut. On dit : la tendre enfance. L’enfance n'est plus. On compte encore sur la tendresse.

     La native du Cancer a fait son entrée dans le Zodiaque au bras de l'été, alors que le Soleil émerge du tropique. Il lui en reste des envies de voyage plein ses malles. Des malles, plein ses greniers. Elle regrette aujourd'hui les charmes d'hier. Demain lui promet une belle évasion. Va-t-elle pour autant prendre le large? C'est une autre paire de dimanches. Il est des jours anciens qu’on ne remplace pas. Des lignes d’horizon bien difficiles à contempler de près.

     Les grands départs sont volontiers remis. À cause des greniers, précisément. Quoi qu'elle en dise, quoi qu'elle en veuille, les souvenirs s'accrochent. On ne quitte pas du jour au lendemain tous ces trésors qui entassent leur beau désordre sur les étagères de la nostalgie.

     Alors, à défaut de parcourir le monde, elle fait la chine dans les brocantes. Accro des puces, elle ne désespère jamais de Clignancourt. Elle fouille, elle déniche, elle marchande ce qu'elle avait perdu et qu’elle retrouve sous la patine des années.
Cette recherche du temps passé devient son meilleur passe-temps. Elle traque l'authentique au hasard des étals et des vielles boutiques. De bric et de broc, elle trafique et elle troque. Fait des envieux avec du neuf qu’elle échange contre du vieux.
Tout ça pour se racheter une âme laissée derrière. La nuit, elle revient sur ses pas. Revoit ce que l'oubli lui a volé. Le jour elle guette la rareté que l’improbable veut bien lui rendre. Il n'est pour elle que trouvaille qui vaille. Elle attend la trouvaille comme d'autres attendent Godot. Elle voudrait croire, comme un Nerval, que "le temps va ramener l'ordre des anciens jours".

     Cet attachement aux origines la protège des atteintes de la vie. Vous la reconnaîtrez à ce visage de femme-enfant paré d’innocence dont il faut redouter la séduction.
Pour cela, et pour le mystère dont elle s'entoure, elle gardera toujours le lointain d’un regard qui la fait si proche de l'éternel féminin.

     Claire de l'une, sombre de l'autre, blonde ou brune une fille du Cancer est toujours fille de la nuit.
Les cheveux longs lui font parure. Les cheveux courts soulignent joliment sa bouille lunaire.
     Car on ne peut évoquer la native du Cancer, non plus que son frère de signe, sans faire surgir des Lunes. Des Lunes comme s'il en neigeait. Des Lunes, encore et toujours. Et toujours, vous le noterez, singulières ou plurielles, à la une ou dans le caniveau, tout au fond des reflets de l'eau ou tout en haut d'un clocher jauni, des Lunes portant majuscule. C'est en quelque sorte leur tenue de soirée.

     De même verrez-vous accourir les poètes, tous amoureux d'une égérie qui, de deux Choses-Lunes, choisira toujours la plus romantique. Sûr qu'elle a un tempérament de muse et sûr que les sonnets les plus purs se plaisent à retrouver le son de sa voix. Écoutez plutôt Oscar Milosz :

     Ta voix est comme un son de lune dans le vieux puits
     Où l'écho, l'écho de juin vient boire.


     La native du Cancer des derniers jours de juin y trouvera un bel hommage.











     Tant de Lunes, si changeantes, l'exposent aux caprices du cœur et aux inquiétudes de l'âme. Ou bien elle va dévorer son horoscope, suivre les courbes de son biorythme, consulter les arcanes du tarot ; ou bien se laisser attirer par l'au-delà des mots, l'en vers du décor, la psychologie des profondeurs. Toujours elle s’entiche des êtres un peu mages et des images qui font magie.

     Elle cache sa fragilité sous une armure de conquérante. Les hommes qui la devinent résistent mal. Elle les accueille. Un pour se passer les nerfs. Un autre pour se faire consoler. Un autre encore pour s’endormir. Un pour l’amour. Un pour l’amitié. Non qu'elle soit dévoreuse, mais plutôt — s'il se pouvait — désireuse de réunir tous ces hommes en un seul.
     Et que dire de cet autre qui peut la réconcilier avec le temps qui passe ou qui est passé. Un psy, ou quelque autre passeur. Quelqu'un pour la sortir de quelque nasse. L'aider à franchir le mur d'une enfance trop tenace. Lui garantir un silence offert aux secrets. Une écoute, coûte que coûte. Une oreille où cacher sa bouche.
Tout dire or not tout dire, telle sera sa question.

     Prisonnière du non-dit, troublée par la confidence, fidèle à ses racines, sensible aux lunaisons, elle risque de connaître, plus que toute autre, l'éternelle alternance des hauts et des bas.
Besoin d'être bercée? Peut-être. En quête d'une force qui la fixe? Assurément.

     Qu'il soit prince ou berger, bienheureux celui qui saura la comprendre. Il aura le privilège d’entrouvrir un ciel de lit à l'ancienne. De voir une chrysalide se changer en nymphe. De faire céder un à un tous les oripeaux de la pudeur, jusqu'aux plus intimes, aux plus ultimes des linges de l'âme.

     Sous des angles lunaires connus d'elle seule, toute une face cachée va se révéler au découvreur. La part entière d'un monde à part. Éclosions d'idées farfelunes. Petits mots écrits à l'envers et qu'il faut lire dans un miroir. Portes en trompe-l’œil s'ouvrant pour de vrai. Fausses toiles d'araignées tissées de perles. Étoffes collées sur des personnages de fresques. Tours aquariums pour châteaux d'eau – avec des poissons en liberté dans les murailles. Lit-bateau à hublot, à tangage et à roulis. Nuits blanchies à la chaux vive de l'insomnie. Bisoux classés X au même titre que les cailloux, les genoux et autres joujoux.
Voilà bien ce qu'il en est des tentatives d'évasions : Elles s'entassent prisonnières. Elles ne sont plus que des mannequins voûtés sous des voussures de caves ou de combles. Elles n'iront ni plus haut ni plus bas qu'une coque d'œuf ou de bateau renversé. Mais quelle foison alentour ! La liberté de l'imaginaire vaut bien toutes les autres, non ?

     Le plus souvent, Madame Cancer s'habille flou. Comme si elle faisait mystère de ses formes. Vieux subterfuge : laisser deviner. À tâtons de proche en proche, on se prend à modeler ce que le drapé dérobe. Caresse en braille, paupières closes. Émerveillement de se voir accorder ce droit de regard. Une absence de vêtements serait moins troublante car elle priverait d'une attente. Il faudrait, fantasme à rebours, habiller des yeux la déjà, la trop vite dévêtue.

     Dès lors, nous préconisons avec la native du Cancer une approche très progressive. À conduire tout au long de neuf Lunes après la rencontre. N'allez pas demander pourquoi neuf. Affaire de maturation. De rythme cosmique. La pertinence du délai tombe sous le sens à l'instant où il est le plus à vif.
     Et lorsque à son tour tombera la Native – à l'heure autorisée de l'effeuillage – encore faudra-t-il, si légère soit-elle, assez de précaution pour faire glisser les étoffes et dévêtir sans heurt la Belle-Étendue.
Or ce n'est pas si facile. Pour l'amant délicat, il n'y aurait pas de honte à surseoir. Surtout les veilles de nouvelle Lune où la tradition préconise de la retenue.

     Il en va tout autrement après ce noviciat et singulièrement pour les amours de Pleine Lune. Madame Cancer devient femme. Sa poitrine se fait plus arrogante. Plus fermes ses reins. Elle abandonne les ingénues flexions de sa pudeur. Elle adopte des cambrures où viennent s'avouer toutes les fiertés de son corps.
     Tout juste si la timidité ne change pas de camp avec un amant materné. Après l'amour sur une plage, c'est elle qui l'entraînera vers le bain de minuit. Longtemps ils nageront dans une eau enluminée — Lune oblige ! Espoir insensé d'un navire en
partance qui voudrait bien les prendre à son bord.



     Ne l’avait-on pas deviné qu'un jour ou l'autre elle descendrait de ses greniers, s'enfuirait de ses murs et quitterait le port qui lui mangeait les bateaux ?
     Mais elle reviendra. Pour nidifier. Madame Cancer a l'instinct du retour.