— Vous me parlez fraîchement
     — Mais non, je ne vous parle pas fraîchement.
     — Mais si, vous avez des glaçons dans la voix.
     — Des glaçons dans la voix ?
     — S’il vous plait  : ne faites pas semblant de ne pas comprendre. Ma stupeur était assise en haut des marches. Elle a bien vu monter votre arrogance. Elle s’est même fait bousculer au passage.
     — Comme vous y allez !
     — Si, si, je sais ce que je dis… Et puis, vous avez actionné la sonnette avec une rare violence…
     — Mais non… je vous assure monsieur, à peine ai-je effleuré le bouton !
     — C’est ça ! Accusez ma sonnette, maintenant ! Dites qu’elle en fait trop. C’est facile de s’en prendre aux choses. À votre place j’aurais honte ! présentez-lui vos excuses !

     L’auteur eut un moment de dévolte. Non ! Il n’accepterait pas que le visiteur présente ses excuses à une sonnette. Toujours la même histoire  : Il suffisait qu’il écrive un dialogue pour qu’un personnage se montre plus inspiré que l’autre. Un dominant qui avait la réplique facile, mordante, qui recueillait d’avance les suffrages des spectateurs, mettait son comédien en valeur et sauvait la pièce auprès de la critique. L’autre, le dominé, ne savait trop que répondre, n’ayant guère vocation qu’à se faire boucler le bec.
     C’était pourtant ce dominé qui avait la faveur de l’auteur. Il tentait bien de prendre son parti. Il aurait tant aimé l’imposer, lui prêter de l’humour, lui mettre dans la bouche des répliques assassines. Mais non, c’était toujours le dominant qui en héritait, qui brillait, se faisait applaudir et assurait le succès de la pièce en ayant le dernier mot ! Car, il faut bien le savoir, les spectateurs sont méchants, les rieurs se mettent toujours du côté du plus fort et les critiques eux non plus ne sont jamais tendres.
     L’auteur en voulait à la terre entière. Il en voulait aux comédiens qu’il accusait par avance d’avoir changé son texte lorsque le texte ne lui plaisait pas. Il en voulait aux critiques, aux directeurs de salles. Il en voulait à ses voisins qui l’ignoraient ou le regardaient de haut. Il en voulait enfin à sa femme qui, en vingt ans de vie commune, avait toujours eu le dernier mot.
     L’auteur en voulait principalement à ces gens-là qui avaient toujours le dernier mot.

     Il n’y avait guère que son coiffeur pour trouver grâce à ses yeux. Son coiffeur : un homme modeste qui faisait des efforts méritoires pour lui dissimuler sa calvitie naissante, trouvait sa fierté à lui promener le miroir autour de la nuque en fin de coupe, et n’oubliait jamais de lui brosser l’épaule avant d’empocher discrètement un pourboire que l’auteur consentait généreux.
     Le coiffeur n’avait qu’un défaut. Comme tous les coiffeurs, il se croyait tenu de faire la conversation. Sans doute craignait-il que son client s’ennuie. Et c’était toujours des histoires sans intérêt, du genre : Alors il m’a dit… Alors je lui ai dit… Alors lui : vous coupez les cheveux en quatre ! qu’il m’a fait comme ça…
     Mais l’auteur se résignait de bon cœur. Se montrait tolérant. Prêtait une l’oreille bienveillante, allant même jusqu’à faire écho pour encourager son coiffeur :
     — Et que lui avez-vous répondu ?
     — Je lui ai répondu : Monsieur !
     — Vous lui avez répondu : Monsieur !
     — Oui, je lui ai répondu : Monsieur !
     — Vous, au moins, vous n’avez pas votre langue dans la poche !
     — N’est-ce pas ! dit le coiffeur, en glissant le peigne dans la poche… Je lui ai donc répondu  : Monsieur ! Si je suis monté sonner à votre porte c’est que vous habitez au cinquième et que je ne pouvais tout de même pas frapper au carreau !

     Soudain, l’auteur bondit. Le coiffeur vient de lui souffler la réplique manquante ! Vite, l'auteur écarte la blouse pour se saisir du crayon et du carnet qui ne le quittent jamais. Le coiffeur est prié de répéter…
     Bien sûr qu'il aime discuter avec ses clients, le coiffeur, mais c'est la première fois qu’on lui fait le coup de prendre des notes. Car ça continue. La séance prend un tour nouveau. La pièce est en train de s’écrire entre l'auteur et le coiffeur co-auteur malgré lui et loin de comprendre ce qui lui arrive. Ça veut dire quoi « échanger les personnages » ? En quoi cette substitution sera-t-elle facilitée s'il prend place dans le fauteuil et que l’auteur lui coupe les cheveux ?
     On comprend le coiffeur qui hésite à confier, tout à la fois, sa tête et son salon. Mais l’auteur insiste  : « Pensez-vous qu’il me plaise, à moi, d’abandonner la maîtrise de mon texte pour sauver un personnage en manque d’à propos ? »
     Chacun doit bien se faire une raison. Succès oblige. Les répliques fusent. Le salon entier applaudit. Même la dame sous le casque, elle n’a rien entendu mais applaudit quand même.

Là bas, au théâtre, le public aussi applaudit. Nous en sommes au troisième rappel. Cette fois l’auteur se joint aux comédiens.
     Le coiffeur émerge du trou du souffleur. L’auteur l’aide à s’en extraire et le désigne à la liesse du public. Le coiffeur a les cheveux mal taillés, mais ce sont là les risques du métier. Le public ne s’y trompe pas. Le théâtre s’empli de bravos jusque dans les baignoires qui débordent.
     On y trouvera des noyés après le spectacle.