n’affichait pas encore complet. Quelques places demeuraient disponibles au hasard des tables. La plupart des personnes attablées étaient des habitués du lieu. Jeunes ou plus âgés, tous travaillaient sur les innombrables chantiers qui étaient disséminés autour du chef-lieu de canton.
Jean, le patron, surveillait d’un oeil distrait son établissement. Depuis son accession au poste suprême, il se contentait de trôner derrière son comptoir de bar, près de la caisse enregistreuse, où il comptabilisait toutes les notes de ses clients. Même s’il les connaissait tous, il ne leur faisait jamais crédit, il ne voulait pas finir sur la paille.
La porte d’entrée émit un bourdonnement aigu, annonçant la venue d’un nouveau client. Machinalement, le patron regarda dans sa direction, non pas pour voir à quoi il pouvait bien ressembler, mais pour recenser le nombre exact de visiteurs. Il pourrait réagir l’instant d’après pour désigner la table la plus à même de recevoir ce beau monde. Pourtant, il n’avait pas trop à se soucier de la prise en charge des clients, car ceux-ci se dirigeaient directement vers leur table habituelle, histoire de ne pas perdre les bonnes vieilles habitudes.
Ce coup-ci, la porte s’ouvrit sur deux inconnues.
Le regard du restaurateur retrouva alors toute sa vigilance. Il scruta la pièce pour déterminer la table qui conviendrait le mieux à ces deux femmes, l’une âgée d’une cinquantaine d’années, l’air distingué, l’autre dépassant allégrement les soixante-dix ans, toute menue et ridée. Il en repéra une située sur la partie gauche de la salle. En dépit de la sonnerie de la porte d’entrée, aucune des serveuses ne s’intéressa aux nouvelles venues, elles étaient trop accaparées par leurs clients impatients à l’idée de remplir leur estomac. Le temps leur était compté, ils devaient être de retour sur le chantier dès 14 h 00. Alors, il ne fallait pas lésiner. Si Jean ne voulait pas perdre ces deux clientes (les concurrents étaient nombreux de l’autre coté de la place publique), il devrait alors mettre la main à la pâte. Il arbora son plus joli sourire et alla à leur rencontre.
- Deux places, je présume ? Coté non-fumeurs, j’imagine ?
Sans même se concerter avec l’autre femme, la plus jeune d’entre-elles annonça la couleur.
- Pourquoi ? On a une tête à ne pas fumer ? Donnez-nous en une coté fumeurs.
- Excusez-moi. Aucun problème. Vous serez à la table N° 3.
Le patron était plutôt déconcerté par leur réaction, voire navré. Il n’avait pas l’habitude de se voir ainsi envoyer paître, et de surcroît par une femme. Jusqu’à ce jour, il avait toujours été respecté et entendait bien le demeurer.
Si elle voulait le prendre de cette manière, et bien il allait personnellement la servir, enfin les servir, histoire de leur montrer que son restaurant était digne du plus grand respect. Savoir servir une belle enquiquineuse était selon Jean le comble du savoir-faire pour un restaurateur.
- Je vous sers la carte des menus. En guise de plat du jour, je vous conseille notre gigot d’agneau (de pays s’il vous plaît) accompagné de flageolets. Vous m’en direz des nouvelles !
- Laissez-nous le temps de lire votre carte. Nous n’avons pas l’habitude de choisir à l’emporte-pièce. N’est-ce pas, maman ? Celle-ci acquiesça de la tête sans piper mot.
- De toute façon, je choisis pour vous, comme d’habitude. Hein maman !
L’autre dame ne bronchait toujours pas. Elle se contentait de poser devant elle toute une série de médicaments, sous forme de gélules, de cachets divers et variés. Ils étaient impeccablement alignés tous les trois centimètres environ, hormis un excentré vers la droite. Durant la scène, la femme ainsi que Jean n’avaient cessé d’observer cette manie de grand-mère. A l’unisson, tous deux étaient interrogatifs quant à la raison du positionnement du dernier cachet. Si le restaurateur se garda bien d’émettre la moindre observation, il n’en fut rien pour l’autre convive.
- Pardonnez ma curiosité, maman, mais pourquoi avez-vous placé ce cachet à part ?
- C’est un nouveau médicament. Il doit être pris au dernier moment, seulement si le besoin s’en fait ressentir.
Elle termina la phrase en appuyant ses dernières syllabes. Apparemment, elle ne tenait pas à s’étendre sur le sujet. Le patron revint à l’objet de sa demande.
- Avez-vous fait votre choix ou désirez-vous prendre plus de temps pour étudier la carte ?
Le niveau du débat se rehaussait nettement.
- Une assiette de crudités pour chacun, et en guise de dessert, une glace. Vous adorez tellement les glaces, maman !
La mère en question hocha lentement la tête. Jean ne savait pas si elle manifestait ainsi son approbation, mais il dut s’en contenter. Il fila dare-dare à la cuisine préparer la commande.
Dix minutes plus tard, le restaurateur était de retour avec les deux plats. Les deux femmes ne manifestèrent aucune réaction à sa venue. Pendant qu’il installait le tout, elles paraissaient uniquement préoccupées par leur conversation. Elles ignoraient même sa présence. Il faisait presque partie des meubles.
- Vous savez, maman, il ne faudra pas toujours compter sur Denise pour venir vous voir dans votre maison de retraite. Je la connais bien, elle se lassera vite de cette situation. De plus, elle doit s’occuper de ses propres enfants, elle est très prise, elle aura d’autres chats à fouetter.
- Je le sais bien, mais je ne demande pas grand chose. Je suis capable de me débrouiller seule.
La vieille dame parlait à voix basse, mais Jean avait tout entendu.
- Maman, avez-vous pris tous vos médicaments ?
Sans attendre la réponse, elle se tourna vers le restaurateur.
- Un peu d’eau pour maman, s’il vous plaît. Elle ne va pas avaler ses cachets avec du pain sec, n’est-ce pas !
- Tout de suite mesdames. Eau plate ou gazeuse ?
- Une carafe d’eau du robinet, cela suffira amplement. Vous êtes d’accord, mère ?
Le patron était déjà reparti avant même d’avoir eu la réponse qui, il n’en doutait pas, serait assurément positive. Revenu au comptoir, il observait les deux femmes tandis que la bouteille se remplissait de l’eau demandée. La vieille dame se recroquevillait de plus en plus sur sa chaise au fil des minutes qui passaient. Son vis-à-vis tendait à effacer la distance grandissante en se penchant vers elle. Elle en profitait pour mettre la salière au droit de son assiette, la poivrière à coté du verre, le pot à moutarde près de sa cuillère à café. Le reste des cachets était totalement encerclé. Pour un peu, le restaurateur se serait cru en pleine partie d’échecs, notamment lorsqu’un joueur tente d’étouffer son adversaire en lançant des attaques à outrance. La carafe pleine, le patron l’apporta à la table N°3.
- Et une eau bien fraîche, une !
- Heureusement ! Nous ne sommes pas encore rendus à l’heure du thé, il me semble.
Puis, s’adressant à sa mère grand :
- Vous savez, à la maison de retraite que nous vous avons choisie, vous aurez de l’eau minérale à chaque repas.
- Du vin aussi ?
- Du vin également, mais en petite quantité évidemment. Il faut penser à votre santé.
- En attendant, pourrais-je en avoir pour accompagner le fromage.
- Ah ! Vous désirez du fromage ? Très bien.
Le restaurateur comprit ce que l’on attendait de lui. Il s’éclipsa. Il était quand même surpris de la témérité de la grand-mère. C’était la première initiative qu’elle venait de prendre. Tout n’était pas perdu.
Quelques poignées de secondes plus tard, il était à pied d’œuvre. Il avait sélectionné une bouteille de Haut Poitou, un cru de la région, accompagné d’un assortiment de fromages de chèvre, autre produit phare du secteur. Il les surprit en pleine conversation.
- Je connais plein de monde ici. Je ne veux pas finir ma vie comme Napoléon sur son île de Sainte-Hélène, loin de tout, loin de mes racines.
- Ce n’est quand même pas l’exil !
- Il y a aussi Jean Claude. Son regard se troubla à l’évocation de ce prénom.
- Mais vous apprendrez à connaître d’autres gens. Votre fils, ma mère et moi serons à vos cotés pour vous faire passer le temps. Nous pratiquerons le shopping tous les jours. Vous n’aurez pas le temps de vous ennuyer, je vous assure.
- Oui, peut-être. Mais Jean Claude.
- Si vous le désirez vraiment, il pourra venir avec vous. Il reste des places disponibles.
- Il sera à son tour séparé de ses enfants.
- Il faut faire un choix, mamie. Si vous persistez à vouloir rester dans la Vienne, nous ne pourrons pas venir vous voir souvent.
- Pourquoi ?
- Le travail de votre fils l’occupe beaucoup. Si vous venez près de chez nous à Nice, il pourra être plus disponible.
- Bien sûr.
Témoin involontaire de cette série d’échanges, Jean s’en trouvait fort contrit. Il ne pensait pas que ce genre de situation pouvait arriver un jour. Que ferait-il s’il se trouvait confronté au douloureux problème de l’exil, même si dans le cas présent, celui-ci était relatif. Il chassa ces sombres pensées loin de son esprit en nettoyant la table avant de servir la suite. Il retourna au comptoir en se gardant bien de croiser le regard de la vieille femme, ni d’ailleurs celui de sa belle-fille, il avait trop peur de voir ce qui se cachait derrière.
La dernière parole qu’il entendit néanmoins venait de la petite grand-mère. Cette dernière demandait à sa bru d’aller lui chercher le portefeuille qu’elle avait oublié dans la voiture.
Arrivé près de sa caisse enregistreuse, Jean resta songeur. En desservant la table, il avait constaté que la vieille dame avait pris tous ses médicaments, hormis le fameux dernier cachet. Il se demandait bien ce qu’il était supposé guérir. Mais il n’allait pas trouver la réponse dans le marc des cafés que les serveuses lui rapportaient au bar. Du reste, il était trop occupé à rédiger les factures de ses clients pour se laisser aller à faire de la philosophie de comptoir. Aujourd’hui était jour de marché, comme chaque mercredi, et d’affluence par la même occasion.
Tout en jouant de la caisse enregistreuse, il veillait à la bonne organisation de la cuisine pour éviter les pertes de temps. Parfois, il préparait des cafés expresso pour faciliter le travail de ses employées. Aussi, surveillait-il distraitement ce qui se passait dans la grande pièce. Il nota cependant le retour de la belle-fille, le portefeuille à la main. Il n’avait pas dû être facile à trouver car plusieurs minutes s’étaient déjà écoulées depuis le départ de la femme.
Jean se replongea dans ses chiffres. Il n’avait pas le droit à l’erreur.
Ce n’est qu’au bout d’un certain temps qu’un léger brouhaha dans la salle lui fit lever la tête. Des gens commençaient à se lever de leur table, tous regardaient dans la même direction, leurs yeux étaient rivés sur la table N° 3.
Une masse sombre gisait sur le sol.
Jean quitta précipitamment sa place et accourut vers elle.

--oo0oo--

Le soir était venu. Le restaurateur était seul dans la grande salle.
Le crayon à la main, il noircissait le livre de comptabilité du restaurant de son écriture fine et régulière. La journée avait été bonne, mais il n’avait pas le cœur à l’ouvrage. Il avait dû recevoir successivement les pompiers et les gendarmes, il n’y avait rien d’agréable à cela.
Les premières constatations laissaient supposer qu’il s’agissait d’une banale crise cardiaque. Mais cela fait toujours mauvais effet auprès de la clientèle lorsqu’on évacue un client les pieds par-devant d’un restaurant. Chacun est en droit d’imaginer le pire pour un tel lieu.
Bien sûr, personne n’irait remettre en cause la bonne tenue du Saint Nikolaï, non personne, mais dans cette petite commune rurale de dix mille âmes, l’histoire pouvait laisser des traces qu’un coup de serpillière ne pourrait totalement effacer. Un autre détail tracassait le restaurateur.
Il sentait confusément qu’un élément du puzzle lui manquait.
Il se remémora la scène.
La nappe de la table N 3 était couverte de vin, celui de la victime. Son verre s’était renversé. Des morceaux de pain absorbaient tant bien que mal la tache. Le plateau de fromages n’avait pas été touché. Le plus étrange était qu’en de telles circonstances, il avait du mal à matérialiser le visage de la morte. Etait-il rouge ou bien blanc, il ne le savait plus. En revanche, ses yeux ressemblaient à des billes d’agate. Leurs orbites étaient rondes, rondes comme des cachets.
Le dernier cachet ! Il n’était plus sur la table.
Il avait sûrement terminé sa course dans le verre renversé. La pensée de Jean ne reposait sur aucun fondement, il n’aurait pu le prouver, certes, mais il en avait la certitude. Il fallait peu de temps pour dissoudre un cachet dans un verre de vin, celui-ci contribuant à cacher l’amertume du médicament.
La vieille femme en avait ainsi ressenti le besoin, mais c’était sa belle-fille qui l’avait avalé.
Le médicament avait supprimé la source du mal.
La petite grand-mère ne changerait pas de maison de retraite.
Il restait à savoir si le geste avait été ou non intentionné, mais Jean se garderait bien de penser à mal.
Il était restaurateur, pas enquêteur de police.