La première fois qu’elle l’avait rencontré c’était à une soirée que les Delaunay donnaient pour l’anniversaire de leur fille. Il l’avait complimentée sur sa voix mais elle, de son côté, ne l’avait guère remarqué. La seconde fois c’était chez les de Forgeac. Il y avait beaucoup de monde ce jour-là et comme elle ne connaissait personne elle avait été contente de le retrouver parmi les invités. « - Vous vous souvenez de moi ? lui avait-il dit en s’approchant d’elle d’une démarche hésitante en tenant son verre à la main comme s’il cherchait un endroit où le poser. – Oui, oui… je crois. » Ils avaient discuté musique : Il avait étudié le violon autrefois mais il n’était guère doué, elle avait débuté le chant au conservatoire, sa mère était déjà chanteuse elle aussi, elle avait même fait une jolie carrière à l’Opéra. « - Rosalie Charmette, vous connaissez ? - Non, je ne crois pas, excusez-moi. - Je l’accompagnais en coulisse quand j’étais petite. Elle chantait Manon, la Traviata. Elle a même chanté Carmen avec Georges Thill. »
Il la regardait pendant qu’elle parlait avec ses yeux délavés par les larmes, comme s’il n’avait jamais cessé de pleurer avant de la connaître. D’ailleurs il ressemblait à un gros bébé et elle avait envie de rire en le regardant. Cependant comme elle avait un peu bu ce jour-là et qu’elle ne se sentait pas très à l’aise elle n’arrêtait pas de parler. : « - Vous voyez, je suis une enfant de la balle, comme on dit ! » Et elle riait pour cacher qu’elle était humiliée de ne pas être ici en tant qu’invitée comme les autres mais parce qu’on lui avait demandé d’animer la soirée par un petit intermède musical comme cela se faisait chez les gens du monde à cette époque et qu’on était bien aimable de la tolérer après son numéro car on aurait pu aussi bien se contenter de lui faire donner une coupe à la cuisine et puis basta. Tout cela elle y pensait en lui parlant mais lui se répandait en effusion sur son art si sublime. Elle avait, disait-il, une voix qui semblait venir de très loin, une voix qui ressemblait au bruit que font les vagues quand elles s’étalent sur le sable… (elle avait chanté les Noces de Jeannette, il ne fallait pas exagérer ! ). À un moment Mme de Forgeac était venu prendre Jérôme par l’épaule pour l’entraîner dans un autre coin du salon « - Venez cher ami, je veux vous présenter quelqu’un… », et elle avait supplié sa « divine artiste » (c’est ainsi qu’elle appelait Mélanie) d’aller trouver le jeune Thibaut, là-bas, qui se morfondait derrière une méridienne. « - Il est follement amoureux de vous, le pauvre garçon, il n’osera jamais venir vous le dire lui-même. Thibaut est le fils de ma meilleure amie, Mme de Charrette, la femme du directeur des Mines, vous savez… » Est-ce qu’elle va me demander aussi de le déniaiser ? se disait Mélanie en s’approchant de lui. Ça ne fait pas partie de mon contrat !… Thibaut avait de longs cheveux bouclés et ressemblait à un ange mais elle savait qu’il était exactement le type d’homme sur qui elle ne faisait aucun effet. Elle, elle ne plaisait qu’aux vieux.
À la fin de la soirée comme elle remettait son manteau, Jérôme Beaufroy s’était approché d’elle et lui avait proposé de la raccompagner. : « - Mais je viens d’appeler un taxi… - Nous n’aurons qu’à le renvoyer. - Alors, si vous insistez… » Elle avait accepté sous le coup d’une impulsion déjà, une impulsion qu’elle ne comprenait pas. Elle avait bien remarqué le visage contrarié de Mme de Forgeac quand celle-ci les avait vu repartir ensemble, mais elle avait fait semblant de s’en réjouir : « - Attention, Jérôme, ne succombez pas aux charmes de notre sirène ! la prochaine fois j’exigerai que vous mettiez des boules Quies. - Alors il faudra aussi que je porte un bandeau sur les yeux ! » Tout le monde avait ri, tout le monde s’était embrassé et on avait renvoyé le taxi dont Beaufroy avait lui-même payé le déplacement. Ensuite il lui avait demandé où il pouvait la reconduire. « - Sur le Boulevard, s’il vous plaît. Près du square Bresson. « - Mais nous sommes presque voisins ! j’habite à côté de la Préfecture. » Il avait l’air tout content de cette constatation comme si c’était déjà une promesse de bonheur. Après cela ils ne s’étaient plus adressé la parole. Ils avaient roulé en silence. Beaufroy portait un costume en cachemire souple et soyeux qu’il semblait avoir mis pour la première fois et une chemise marquée de ses initiales. Il avait des mains de poupon, roses, grassouillettes avec quelques poils blonds et des doigts courts dont l’un était orné d’une chevalière en or, des mains qu’il faisait glisser sur son volant comme s’il avait caressé un animal et qui disaient autre chose que le reste de son corps, non pas ce côté emprunté et malhabile qu’il affichait en société, mais quelque chose de doux, de franc et de bon.
- Voilà. C’est là, je vous remercie.
Elle avait honte qu’il sache qu’elle habitait près du square parce que sa mère lui avait dit que ce n’était pas un quartier chic.
- Vous devez avoir une belle vue de vos fenêtres ?
- On peut apercevoir les voiliers dans la darse.
- Moi quand j’étais petit j’allais jusqu’à l’Amirauté pour les regarder.
Elle avait failli dire qu’elle aussi mais elle ne voulait pas se laisser entraîner à trop de complicité et elle était descendue de voiture. Il s’était précipité, comme il devait le faire ensuite chaque fois pour lui tenir la porte. Car c’était devenu une habitude depuis : Chaque fois qu’elle allait à une de ses soirées elle pouvait être à peu près sûre de l’y rencontrer.


NB: Retrouvez l' épisode précédent sous la rubrique "Le bonheur conjugal" de Pierre Danger