Elle voulait rentrer sans faire de bruit comme d’habitude pour ne pas déranger sa mère, en espérant que celle-ci se serait déjà endormie (quand elle rentrait tard sa mère ne vivait plus) quand une main invisible l’a saisie au poignet en lui interdisant d’aller plus loin. Et elle est restée la clé en avant, comme suspendue dans son geste, prise entre deux champs magnétiques… Est-ce cela que l’on appelle le moment où tout bascule, le moment qui décide de toute une vie ? Mais elle aurait été bien incapable en l’occurrence de dire qui venait de décider à sa place, en tous cas pas elle. Le destin peut-être ou l’inconscient, appelons ça comme on voudra. C’était comme si elle avait été en train de tourner un film et qu’elle était dans l’obligation de suivre scrupuleusement les indications d’un metteur en scène invisible qu’elle ne connaissait pas et dont elle aurait été bien en peine de deviner les intentions. Alors elle a remis lentement sa clé dans son sac et elle a reculé de deux pas en essayant de ne pas faire de bruit au cas où sa mère ne l’aurait pas entendu arriver, et puis elle a redescendu les marches une par une comme dans cette autre scène il y a quelques années où elle était redescendue également, dans un mouvement tout aussi indépendant de sa volonté et qu’elle aurait été tout aussi incapable d’expliquer. Elle avait douze ans alors et l’homme s’était mis à la suivre régulièrement dans la rue depuis quelques temps. Ce jour-là il était rentré derrière elle, dans son immeuble, et quand elle l’avait vu elle avait filé pour lui échapper mais alors il l’avait appelée : « - Viens ! Dis, pourquoi est-ce que tu ne veux pas venir ? Est-ce que tu as peur de moi ? » Sa voix si lamentable !… Elle s’était arrêtée, elle s’était retournée comme aujourd’hui… et elle était redescendue. Le contact de sa moustache quand il s’était penché sur elle pour l’embrasser avait produit un choc électrique et elle s’était dégagée d’un seul coup comme un chat qu’on veut saisir et elle lui avait décoché un de ces coups de pieds ! Il avait poussé un cri, comme un grognement, et il s’était plié en deux pendant qu’elle s’envolait, le souffle coupé, le cœur battant, montant les marches quatre à quatre jusque chez elle… Elle ne l’avait jamais plus revu. Mais cette fois ce n’était pas pareil, elle avait dix-neuf ans et l’homme qu’elle allait rejoindre ne se permettrait certainement pas de l’embrasser sans lui demander la permission. De toutes façons il ne serait sûrement plus là quand elle serait redescendue et c’était tant mieux. Il l’avait raccompagnée dans sa voiture comme il en avait pris l’habitude depuis quelques temps, chaque fois qu’ils se rencontraient dans une soirée. Il avait fait le tour de son véhicule pour venir lui tenir la porte et lui souhaiter bonne nuit en s’inclinant légèrement devant elle. Mais cette fois il avait gardé la main un peu plus longtemps dans la sienne et lui avait dit « - Je crois vraiment qu’il faudrait que vous me répondiez maintenant. Je ne peux plus attendre. » Elle avait bredouillé quelque chose, n’importe quoi, qu’elle n’avait pas le temps, qu’elle était fatiguée, que sa mère était malade, mais que bientôt, c’est promis, elle lui donnerait une réponse, et puis elle lui avait filé entre les doigts. Bien sûr qu’il serait reparti, il n’y avait aucune raison qu’il l’ait attendue ! Elle ne se voyait pas épouser cet homme qui ressemblait à un Bébé Cadum triste avec des yeux comme des œufs au plat (à la couleur près évidemment, les siens étaient bleus lavande ! ) et un sourire mélancolique de victime résignée, elle ne se voyait pas devenir Madame Jérôme Beaufroy, la notairesse - est-ce ainsi qu’on dit pour la femme d’un notaire ? Heureusement il serait sûrement reparti…

En arrivant au premier étage elle s’est arrêtée pour écouter les bruits. Mais tout était absolument silencieux, l’immeuble semblait dormir. Il n’y avait pas eu d’explosions ce soir, aucune de ces détonations sourdes, plus ou moins lointaines, qu’on entendait maintenant régulièrement presque chaque jour comme un orage qui gronde et qui ne veut pas éclater. On avait fini par s’y habituer au point qu’on ne se sentait pas tranquille si l’on n’avait rien entendu. Mais ce soir la ville semblait comme morte. Dans l’escalier la lumière opalescente des globes qui pendaient du plafond jouait comme toujours avec les moirures de la tapisserie en soie. Quand elle était petite elle y distinguait des paysages fantastiques de mer et de montagnes. La plaque en cuivre du docteur Joyeux brillait comme toujours de son éclat rassurant. Cet escalier avait toujours été pour elle l’écrin protecteur de ses rêves. Ici elle se sentait isolée du reste du monde, dans un espace intermédiaire entre l’appartement où régnait sa mère et l’univers extérieur avec ses surprises et ses dangers. Ici régnait le luxe et le raffinement et elle ne comprenait pas pourquoi sa mère en dénigrait toujours la vétusté et répétait à l’envi que cet immeuble « n’était plus ce qu’il était ». Pour elle c’était un palais oriental qui abritait ses fantasmes de petite fille… Et voici que par une démarche absurde elle allait s’en arracher pour « se donner » à cet homme, comme on dit ! Non c’était impossible… Elle continuait à descendre cependant en se disant que le rôle que lui faisait jouer son metteur en scène invisible était vraiment ridicule mais cependant il fallait qu’elle aille jusqu’au bout maintenant, il était trop tard pour reculer.

Quand elle est arrivé en bas de l’escalier, elle a traversé la cour dallée de marbre. Au dessus d’elle toutes les fenêtres étaient éteintes comme si personne ne voulait se rendre complice du forfait qu’elle était en train de commettre et quand elle a tiré à elle la lourde porte qui donnait sur la rue elle s’attendait enfin à éprouver le soulagement de celui qui se réveille d’un cauchemar, car bien sûr il ne serait plus là et tout rentrerait dans l’ordre…

Il était là ! la voiture n’avait pas bougé ! La vieille Versailles était toujours garée le long du trottoir. Son premier réflexe fut d’abord de repousser la porte mais il était trop tard, il l’avait déjà vue, elle avait aperçu sa figure ronde comme une médaille qui la fixait à travers la vitre de ses gros yeux écarquillés. Alors elle est ressortie contre son gré et elle s’est avancée lentement. On aurait dirait qu’il voyait approcher le Saint Esprit. Et tandis que la vitre de la voiture se baissait lentement elle sentait son cœur s’envoler.


NB: Pierre Danger nous fait la grâce de ce nouveau roman dont les épisodes seront écrits et livrés au fur et à mesure avec tous les risques intrinsèques à semblable entreprise...(surtout pour lui !). N'attendre donc de l' Ecritoire aucune prévision sur la longueur de l'ensemble ni garantie de bonne fin...