de réaliser ce qui lui arrivait. C’est à ce moment-là qu’une patrouille est passée à leur hauteur qui leur a fait signe de circuler.
- Je crois qu’il vaut mieux ne pas nous attarder, lui a-t-elle dit. Voulez-vous que nous dînions ensemble demain ? Nous aurons ainsi plus de temps pour discuter.
- Oui, c’est cela, demain si vous voulez. Je vous téléphonerai.
Et il est reparti après quelques hoquets de son moteur qui apparemment avait achevé de refroidir
Quand elle est remontée dans l’escalier rien n’avait troublé le calme de l’immeuble, la plaque du docteur Joyeux brillait toujours du même éclat rassurant, les globes à chaque étage dispensaient la même lumière laiteuse. Elle seule n’était plus la même car entre temps l’irrémédiable s’était produit. Elle était embarquée.
Elle a ouvert sa porte. Un long corridor traversait l’appartement. Au fond, dans le salon, sa mère lisait. Elle ne s’était pas couchée et attendait sa fille, assise dans son fauteuil, faiblement éclairée par la petite lampe d’opaline verte posée sur le guéridon. Derrière elle, par la fenêtre on apercevait le port, la silhouette des paquebots amarrés le long des quais et les deux balises à l’extrémité des jetées, la rouge et la verte, qui clignotaient alternativement.
- Ah ! c’est toi, ma chérie ? J’étais tellement inquiète. Tu as entendu l’explosion tout-à-l’heure ? Et Gilles qui n’est toujours pas rentré ! Mon Dieu, vous n’avez donc aucune pitié de moi ! Comment vas-tu ? Comment s’est passé ta soirée ?
Elle avait un visage de vieille coquette, usé par la poudre.
- Très bien, Maman, comme d’habitude.
À la façon dont elle regardait sa fille on sentait cependant qu’elle devait se douter de quelque chose et qu’elle ne voulait rien en laisser paraître. Peut-être avait-elle entendu leurs voix en bas. Elle avait des antennes pour ce genre de choses.
- Tu es sûre que tout s’est bien passé ? Tu as l’air bizarre. Qu’y a-t-il ?
- Mais non, Maman, rien, je t’assure.
- Qu’est-ce que tu as chanté ?
- Des airs d’opérette comme d’habitude. Tu sais bien que c’est ce qu’ils réclament
. - Ne méprise pas ton public ma chérie. Le public a toujours raison, dis-toi bien ça. Tu crois que j’ai toujours chanté ce que je voulais, moi ! J’aurais rêvé d’interpréter les grands rôles de Wagner ! Yseult ! Brunehilde !… mais je n’avais pas la voix. Et puis à quoi bon chercher la difficulté. Ce qu’on me demandait c’était Carmen. Les hommes m’adulaient dans Carmen. Il y en a qui se seraient ruinés pour moi si j’avais voulu, certains même étaient prêts à se faire brûler la cervelle.
- Écoute Maman, tu crois qu’il est l’heure de parler de tout ça ?
- Ce que je t’en dis c’est pour que tu saches que des hommes on en trouve autant qu’on en veut. Il suffit de se baisser pour les ramasser.
- Pourquoi me dis-tu ça maintenant ?
- Parce qu’il faudra bien que tu te décides un jour à en choisir un. Et alors, c’est là qu’il ne faudra pas te tromper. Mais ne te presse donc pas, va, tu as tout ton temps.
Elle a déjà tout deviné, se disait Mélanie, mais comment fait-elle ! Sa mère avait posé son livre sur le petit guéridon et continuait à la regarder par en dessous.
- Qu’est-ce que tu lisais, Maman ?
- Un vieux roman de Paul Morand, Épithalame.
C’était de circonstance ! Sa mère adorait lire. Elle lisait n’importe quoi, tous les livres qui lui tombaient sous la main. Ensuite elle les emportait à Zéralda dans le petit cabanon qu’elle possédait là-bas (on n’avait jamais su d’où elle le tenait, d’un ancien amant peut-être) et là elle les entassait sur des étagères, où ils achevaient de se dessécher comme des cadavres d’oiseaux de mer. Pour Mélanie Zéralda était associé à ses plus beaux souvenirs d’enfance : l’odeur des meubles en rotin dans la chaleur insupportable de la véranda, les mouches qui grésillaient sur les vitres de couleur vives, la fraîcheur de la limonade qu’on buvait sur la plage. Tous les étés, c’était la grande transhumance. Il fallait faire ses valises, prendre l’autocar. Madame Gimenez venait les chercher dans sa carriole.
- Tu te souviens du mulet de Mme Gimenez ? Il doit être mort aujourd’hui…
- Si je m’en souviens ! Il s’appelait Maurice. Elle le bichonnait comme son propre fils.
C’était des moments délicieux quand elles évoquaient ensemble leurs souvenirs. Tout en parlant Mélanie contemplait la grande affiche au dessus de la cheminée entre les deux appliques en cristal, qui représentait sa mère au temps de sa gloire, en costume de gitane. On la reconnaissait bien avec ses sourcils arqués qui lui donnaient le même air étonné qu’elle avait encore aujourd’hui. Tout autour, sur la commode, sur le piano, il y avait des bibelots, des vases, des statuettes, des éventails, qui étaient autant de reliques de sa carrière, des cadeaux qu’elle avait reçus de ses admirateurs, un masque chinois suspendu au plafond semblait les regarder. Mélanie s’était assise à ses pieds sur le tapis et appuyait sa tête sur ses genoux. Au dehors la mer était parsemée de paillettes et les lumières du cap Matifou à l’horizon faisaient comme une traînée d’étoiles. Les deux balises du port continuaient à battre la mesure d’un temps éternel qui se fichait bien de l’âne de Mme Gimenez. De temps en temps on entendait une patrouille qui passait au dessous des fenêtres.
- Mon Dieu, mais qu’est-ce que peut donc faire Gillou ? Pourquoi n’est-il pas rentré ?
- Je crois qu’il jouait aux Bains Nelson ce soir. Tu sais, ils terminent toujours très tard.
- Ça ne me dit rien du tout, moi, ces bals où l’on rencontre n’importe qui. Mais il n’en pince que pour sa musique de nègre. Enfin ! à votre âge il est vrai je ne rentrais jamais avant l’aube moi non plus.
- Qu’est-ce que tu faisais à notre âge ?
- Oh ! Ne parlons pas de ça, va ! ça n’en vaut pas la peine.
Rosalie ne parlait jamais de sa jeunesse. On aurait dit qu’elle était née en costume de Gitane sur la scène de l’Opéra. et Mélanie n’était jamais arrivé à savoir si elle avait encore de la famille quelque part. Peut-être au fond que c’est une enfant trouvée ! se disait-elle quelquefois.
- Tu sais, ma fille, un jour ou l’autre il faudra que tu te maries. Moi je ne me suis jamais mariée mais ton père m’aurait épousée s’il n’y avait pas eu la guerre. Et aujourd’hui je serais une lady ! Tu me vois en lady !…
Mélanie connaissait l’histoire par cœur. Trop belle pour être vraie, elle sentait la légende à plein nez. Un jour sur la plage de Zéralda un certain Lord Carrington avait débarqué à bord d’une petite chaloupe. Il venait de son yacht qui s’était échoué à quelques encablures. Mélanie voyait la scène comme si elle y était : Lord Carrington en uniforme d’officier de marine, blazer et casquette à galon, descendant de sa barque et traversant la plage pour aller frapper à la porte du cabanon de sa mère. Son accent d’Oxford quand il demande s’il peut user du téléphone. Mais il n’y a pas de téléphone ! Seulement elle est charmante cette jeune femme toute seule qui passe ses vacances avec son fils (Gillou a cinq ans à l’époque) pendant que son mari est en tournée (elle lui a expliqué que son mari était clarinettiste à l’Opéra et qu’il allait jouer dans les festivals (en réalité le père de Gilles était son amant et il était en cure de désintoxication à l’hôpital Maillot). Alors le lendemain Lord Carrington était revenu lui demander l’hospitalité le temps que son yacht soit renfloué, ainsi il pourrait garder un œil sur les opérations, disait-il. Et quatre jours plus tard ils étaient follement amoureux l’un de l’autre et Mélanie en cours de livraison. Rosalie avait avoué entre temps qu’elle n’était pas mariée et il était reparti en lui promettant qu’il allait revenir et qu’il l’arracherait à cette vie indigne. Dès qu’il serait à Londres il lui enverrait un télégramme… Mais la guerre était survenue entre temps et elle n’avait jamais plus jamais entendu parler de lui. Elle imaginait qu’il avait dû faire naufrage quelque part, bombardé peut-être ou torpillé par les sous-marins allemands. Elle l’avait attendu, espéré pendant des années, mais malgré toutes ses recherches elle n’avait jamais pu savoir ce qu’il était devenu ni même qui était ce Lord Carrington dont personne n’avait jamais entendu parler. C’est ainsi que Mélanie avait été élevée dans l’idée qu’elle était la fille d’un lord anglais, nonobstant son teint olivâtre et une ressemblance frappante avec le père de Gillou, à ce que celui-ci prétendait du moins car elle n’avait jamais pu en juger par elle même le clarinettiste étant mort avant sa naissance et leur mère ayant fait disparaître toutes ses photos à part un mauvais cliché en noir et blanc que son frère avait réussi à garder en secret.
- Tu vois, Mell, quand j’ai renon cé à attendre ton père j’ai compris que je ne me marierais avec personne d’autre. J’ai lutté toute seule pour vous élever, Gilles et toi, je ne me suis jamais laissé aller et tout le monde s’accorde pour dire que cela a été le plus beau moment de ma carrière. Jamais je n’avais eu une voix plus impressionnante, plus veloutée, plus profonde… Le talent ce n’est peut-être que cela : l’expression de la douleur. On m’avait même proposé un contrat à Paris mais j’ai refusé parce que je ne me sentais pas le courage d’affronter la vie là-bas. J’étais si torturée par le remords de ne pas avoir pu vous offrir une vraie famille !
- Mais Maman, tu disais que les hommes…
- J’aurais pu en avoir autant que je voulais. Ils étaient à mes pieds. Mais j’aurais eu l’impression de vous trahir.
- Et si moi j’en rencontrais un aujourd’hui, tu aurais aussi l’impression que je vous trahis, n’est-ce-pas ?
Les yeux de la mère s’étaient mis à briller et des plaques rouges étaient apparues sur ses joues. Elle avait saisi machinalement le petit éventail en ivoire qu’elle gardait toujours à portée de sa main et s’éventait nerveusement.
- Tu veux dire que…
- Je ne sais pas, je dis ça comme ça.
- Tu as rencontré quelqu’un, n’est ce pas, et tu n’oses pas me le dire.
- Oui… enfin peut-être. C’est un homme très gentil en tous cas. Je l’ai rencontré dans une de ces soirées où je vais et depuis nous avons sympathisé, voilà… L’autre jour il m’a demandé ma main…
Le visage de la vieille dame s’est figé comme un masque de plâtre, tout blanc à part les deux sourcils trop finement dessinés et les deux pommettes de plus en plus rouges. On ne saurait dire ce qu’elle exprime. La stupéfaction peut-être, l’indignation, ou la joie, ou la souffrance, ou la peur. Le sait-elle elle-même ? Ses lèvres, minces comme des lames, tremblent imperceptiblement.
- Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé plus tôt ?
- Eh bien voilà, je le fais.
- Et… est-ce qu’il a une bonne situation, au moins ?
- Il est notaire.
- Notaire !… Mon Dieu ! Un vieux ! Tu t’es laissé séduire par un vieux !
- Mais non, Maman, c’est un jeune notaire. Il a trente ans, je crois.
Rosalie avait recommencé à s’éventer nerveusement et sa poitrine se soulevait à une cadence inquiétante.
- Il a profité de sa position pour te faire des promesses. Mais ma pauvre chérie, les promesses de ce genre, tu sais… J’espère au moins que vous n’avez pas…
- Maman !
- Quand il aura eu ce qu’il désire il disparaîtra et tu n’en entendras plus jamais parler.
Mélanie allait répondre quand on a entendu un bruit de clé à la porte d’entrée. C’était Gilles qui revenait enfin.


NB: Les épisodes précédents sont publiés sous la rubrique" Le bonheur conjugal"