Vous devriez ouvrir un peu la fenêtre, on étouffe… Mais qu’est-ce qui se passe ? Vous faites une drôle de tête. Vous vous disputiez ?
- Ce qui se passe ? Tu ne devineras jamais ce qui se passe ! Ta sœur vient de m’annoncer qu’elle allait se marier. Et avec un notaire de surcroît !
La pauvre mère s’était dressée sur son fauteuil et le regardait éperdument, comme si elle attendait de son fils une réponse salvatrice, quelque formule miraculeuse par laquelle allait se dissiper le cauchemar qui venait de s’abattre sur elle, mais Gilles s’était assis sur la bergère en face d’elle, sans même prendre le temps d’enlever le blouson chargé de crayons, de paquets de cigarette et d’embouchures de trompettes qu’il traînait toujours avec lui et il semblait peu désireux de prendre la mesure de la situation.
- Sans blague ! Et comment s’appelle l’heureux élu ? Je le connais ?
- Je ne crois pas, s’est empressé de répondre Mélanie heureuse de faire diversion, il s’appelle Jérôme Beaufroy.
- Jérôme Beaufroy ! Mais si je le connais, évidemment ! Tout le monde connaît ici. Jérôme Beaufroy !… Ça alors ! C’est avec lui que tu veux te marier !…
Il a esquissé un sourire comme si une idée lui trottait dans la tête mais qu’il préférait la garder pour lui.
- Eh bien oui. Et alors ? Qu’est-ce que ça a donc d’étonnant ?
- Mais, dis-moi, on raconte qu’il possède une très grosse fortune ! On va devenir riche, Maman, tu te rends compte ! on va tous devenir riche ! je vais pouvoir aller à Paris.
Rosalie se tamponnait les tempes en hochant la tête. L’évocation de cette fortune ne semblait pas l’avoir apaisée. - Et qu’est-ce que tu sais encore de lui ?
- Je l’ai vu une ou deux fois. Il fréquente des associations caritatives. J’ai dû l’apercevoir au bal de la Croix-Rouge. Il a l’air très gentil d’ailleurs.
Cependant Gilles continuait à regarder sa sœur avec insistance comme s’il essayait de raccorder son image à celle de ce Jérôme Beaufroy mais sans y parvenir, hésitant à choisir entre les différentes hypothèses qui pouvait expliquer le choix qu’elle avait fait. Visiblement il n’y parvenait pas tant l’association lui paraissait baroque. Il doit sûrement croire que je suis intéressé par son argent, se disait Mélanie et elle s’en sentait profondément humiliée. Elle aimait son frère qui était la bonté même et à cet instant elle avait la certitude qu’il n’était animé que de bonnes dispositions à son égard et qu’il se réjouissait sincèrement de ce qu’il venait d’apprendre. Mais réalisait-il ce que cela voulait dire pour lui ? que sa soeur allait quitter la maison et qu’il allait se retrouver seul ? Elle le regardait avec son épaisse tignasse (il avait les mêmes cheveux qu’elle mais déjà grisonnants) ses yeux rougis par l’alcool et la fumée des bals. Que deviendrait-il sans elle ? À trente ans il paraissait déjà vieux, pourtant c’était encore un gamin. Sans elle il serait complètement perdu. Elle ne connaissait rien de sa vie privée mais supposait qu’il n’en avait aucune. Il n’avait de passion que pour sa musique, collectionnant les disques de jazz, s’échinant à reproduire tant bien que mal les prouesses des grands maîtres à qui il vouait une admiration sans bornes, Louis Armstrong, Buck Clayton, Cat Anderson et son fameux contre-ut, Aimé Barelli surtout, son modèle, à qui il aurait aimé ressembler, et qu’il comptait aller voir quand il irait un jour tenter sa chance à Paris ! Elle avait tout appris sur eux pour lui plaire. Mais leur mère restait résolument insensible à cette musique, il n’y avait rien à en tirer. À qui ferait-il écouter ses disques désormais ?
Pendant ce temps Rosalie continuait à s’éventer nerveusement, le souffle court. On aurait dit qu’elle avait couru et qu’elle ne parvenait pas à reprendre sa respiration.
- Tout de même, tout de même… tu aurais pu nous en parler plus tôt au lieu de nous mettre devant le fait accompli.
- C’est vrai ça, Mell ! Quand est-ce que tu nous le présentes ton bonhomme ?
- Je ne sais pas. Nous n’en sommes pas encore là.
Rosalie, après avoir replié son éventail, s’était levée de son fauteuil et balançait entre deux options possibles : la grande scène des lamentations ou les orgues de la colère, s’effondrer en larmes ou en appeler aux foudres du ciel. Violetta ou Carmen. Elle savait faire les deux. Mais comme il se faisait tard, qu’elle se sentait lasse et qu’elle n’était pas très sûre au fond de ce qu’elle éprouvait réellement, hésitant à savoir si elle devait se réjouir de cet événement ou s’en effrayer, elle choisit finalement de faire ce qu’on appelle au théâtre une « sortie par le fond » : elle traversa la pièce comme une reine et disparut dans le couloir en éteignant la lumière derrière elle pour bien leur signifier qu’ils n’existaient plus et que dans son malheur elle était seule. Il s’en suivit un long silence dans la pénombre du salon pendant lequel Gilles alla prendre une bouteille de gin et un verre sur le buffet pour se servir à boire. Puis s’étant rassis sur la bergère et ayant extrait un pied de sa chaussure il entreprit de se masser longuement les orteils.
- Oh, mon Dieu ! encore une de ces journées !…
- Tu crois qu’elle va mal le prendre ?
- Maman ? Mais non, ne t’en fais pas. Je suis sûr que demain il n’y paraîtra plus rien : elle aura fait le tour de la question et elle n’y verra plus que des avantages.
- C’est-à-dire ?
- Eh bien ! elle pensera à sa fortune, tiens ! Ce n’est pas un mince détail, non.
- Tu crois que c’est pour ça que je veux l’épouser, n’est-ce-pas ?
- Tes raisons ne me regardent pas, ma douce, c’est ton choix.
- Promets-moi de me croire, Gilles si je te dis que ce n’est pas pour ça que je veux l’épouser. Je te le jure. D’ailleurs en rentrant ce soir j’étais encore sûre que j’allais lui dire non. Et puis, je ne sais pas, tout à coup il m’est apparu évident que je devais dire oui. C’était comme si une force me poussait. Je suis redescendu lui donner ma réponse… Mais maintenant, je ne sais plus. Je crois bien que je n’aurai pas le courage de vous quitter. Vous êtes toute ma vie, Maman et toi et je ne peux pas imaginer être séparée de vous. Qu’est-ce que vous allez devenir ? Non, demain, je lui dirai que j’ai réfléchi. Il me prendra pour une folle mais tant pis.
Gilles a tiré un paquet de cigarette de sa poche. Vaguement éclairé par la lumière qui provient de la fenêtre son visage accuse ses rides, ses poches sous les yeux. Il a l’air d’un vieux poupon déglingué.
- Mais non, Mell, je crois que tu as bien fait au contraire. Il faut absolument que tu te tires d’ici. Ici c’est la mort.
- Mais toi alors ? Je ne sais rien de tes amours. Pourquoi est-ce que tu ne songes pas à te marier, toi aussi ?
- Oh moi ! Il vaut mieux ne pas en parler… Un jour peut-être, quand je serai célèbre. Mais en attendant il faut bien que quelqu’un s’occupe de Maman.
- Gilles… J’ai peur, tu sais.
Elle est venu se réfugier dans ses bras et ils restent un long moment devant la fenêtre à regarder le port, toute cette fantasmagorie de lumières dans la nuit, avec en premier plan la guirlande des lampadaires du boulevard qui éclairent une chaussée vide et le phare du Cap Matifou au loin, qui balaye le ciel. Mélanie se remplit de l’odeur de tabac qui se dégage des cheveux de son frère et du contact rugueux de son blouson.
- C’était bien ce soir ?
- J’ai joué comme un dieu. Tu aurais entendu ça ! Perdido, un chef d’œuvre !… Lucky Starway le jouait il y a quelques années, avant…
- Oui, je sais. Fais attention à toi, Gilles.
- Pourquoi ?
- Je ne sais pas. J’ai peur quelquefois.
- Tu sais, où je joue, ça m’étonnerait qu’on vienne mettre une bombe… Allons, va dormir, il est tard. Moi je reste encore un moment, le temps de finir ma cigarette.
Elle dormait d’un sommeil agité et dans son rêve Jérôme Beaufroy apparaissait au volant de sa vieille Versailles dont le moteur qui venait de se noyer toussait désespérément, quand elle sentit une main qui la secouait. Aussitôt elle s’aperçut que le bruit qu’elle entendait depuis un moment était bien réel et venait de la pièce à côté. C’était un bruit régulier, entêtant, comme celui d’une pompe qu’on actionne ou d’un tuyau dans lequel on soufflerait pour tenter de le déboucher.
- Qu’est-ce qui passe ?
- Réveille-toi Mell. Je crois que Maman ne va pas bien.
- Comment ça ?
- Viens vite, je te dis.
On aurait cru qu’elle agonisait. Tendue comme un arc dans le fond de son lit, la bouche grande ouverte, il était impossible de dire si elle était consciente ou non. Elle les regardait tous les deux avec des yeux hagards. Mélanie s’était mise à trembler de tous ses membres et elle n’arrêtait plus de crier : « - Maman ! Maman !… » En chemise de nuit elle grelottait. Gilles s’est précipité sur le téléphone pour appeler le docteur Tubiana et celui-ci est arrivé un quart d’heure plus tard. Il était exactement trois heures du matin.
Le docteur Tubiana avait toujours montré un dévouement inlassable pour Rosalie. Disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre quand il s’agissait d’elle. Chaque fois qu’il venait la voir c’était toujours l’occasion pour eux d’évoquer des souvenirs car il avait été le médecin officiel de l’Opéra et ils se connaissaient depuis trente ans mais cette fois elle ne le reconnaissait même pas, elle fixait sur lui un oeil vide, alors il leur demanda de sortir et resta un moment seul avec elle dans sa chambre pendant que les deux enfants attendaient dans le salon, Gilles fumant une cigarette en allant et venant et Mélanie continuant à trembler comme une feuille, recroquevillée sur le fauteuil de sa mère, puis enfin il ressortit :
- Ne vous inquiétez pas. Elle nous a fait une bonne crise d’asthme voilà tout. Je lui ai fait une piqûre et maintenant elle va dormir. Mais demain il faudra aller à la pharmacie pour prendre ses médicaments. Elle a dû faire un mauvais rêve. Ah ! ces artistes ! Enfin, nous pouvons retourner nous coucher.
Quand il fut reparti Mélanie s’est jetée en larmes dans les bras de son frère.
- C’est à cause de moi ! Gilles. C’est à cause de moi, j’en suis sûre. Je ne peux pas lui faire ça, je vais la tuer.
- Mais non Mell, ne t’en fais pas. Tu n’y es pour rien.
Gilles tentait de la consoler et la berçait comme un bébé.
- Mais elle nous interdit de vivre, tu comprends ! Elle voudrait que nous ne grandissions jamais, elle voudrait nous garder toujours avec elle. Ce n’est pas possible, n’est-ce-pas ? Il faut bien que nous existions nous aussi. Tu es bien d’accord avec moi ? Il faut bien que nous existions.
- Mais oui, naturellement.
- Oh ! je ne sais plus. J’ai les idées confuses, tout se brouille dans ma tête. J’ai sommeil. Mon pauvre Gillou, pourquoi est-ce que je me suis embarquée dans cette histoire ? Cela aurait été tellement plus simple si je lui avais dit non à cet homme, une bonne fois pour toutes ! Et maintenant il doit me téléphoner ! Qu’est-ce que je vais lui dire ?
- Allons n’y pensons plus. Pour l’instant retournons dormir, c’est ce qu’il y a de mieux à faire.

NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique " Le bonheur conjugal"