qui était venu voir sa mère comme elle le faisait chaque jour, que le général Gallois-Sauvagnac allait prochainement donner sa traditionnelle soirée de printemps et qu’Yvette Lorchant, qui venait d’obtenir un premier prix au conservatoire avec le grand air des bijoux (son vibrato l’avait fait surnommer « la chèvre » par ses camarades) avait été sollicitée pour venir s’y produire. Yvette Lorchant était une grosse fille blonde, assez jolie mais un peu molle, que Mélanie considérait comme sa rivale et elle en fut profondément humiliée. Chaque année en effet la soirée du général Gallois représentait un événement de la vie mondaine et elle comptait bien qu’on fasse appel à elle comme on l’avait déjà fait l’année précédente, ce qui aurait été la moindre des choses car elle avait été encensée ce jour-là après sa prestation. On avait vanté sa distinction, le charme de sa voix. C’était la première fois qu’elle avait la chance d’apparaître dans le monde et tout le reste s’en était suivi. Que s’était-il donc passé cette fois-ci ? En avait-on déjà assez d’elle ? Avait-elle démérité ? Elle se voyait passée de mode, consumée comme une fusée qui retombe, remplacée, oubliée. Bientôt il ne resterait rien d’elle, tout juste un souvenir teinté de nostalgie, comme sa mère… Elle eut cependant l’explication de ce camouflet quand elle en parla à Jérôme le lendemain. Évidemment, lui dit-il, depuis que Mme de Forgeac avait appris leur prochain mariage tout le monde était au courant et l’on considérait désormais qu’il ne convenait plus qu’elle participât à de telles soirées. C’eût été indigne de la future femme d’un notaire. Mais d’autre part on ne pouvait pas non plus l’inviter comme sa fiancée puisque leur mariage n’avait pas encore été officiellement annoncé. Ils avaient donc préféré l’ignorer. Cela signifiait qu’il leur fallait au plus vite régulariser leur situation.
Mélanie, si elle avait pu, aurait aimé se marier en secret. Mme Galliera n’était pas de cet avis. Quand elle avait appris la nouvelle, elle avait poussé les hauts cris et avait déclaré qu’il était indispensable d’aller faire bénir leur union à Notre Dame d’Afrique. Ensuite le mariage devrait être célébré à la Cathédrale, comme celui du Prince d’Annam ! « - Ah ! le mariage du Prince d’Annam ! j’en ai entendu parler toute mon enfance ! s’exclamait-elle. Vous savez que c’était mon père qui tenait l’orgue ! Je vous montrerai des photos. » On s’était moqué d’elle mais elle n’en démordait pas. Gilles, de son côté, tenait absolument à ce qu’on fasse une grande réception à l’Hôtel Saint-Georges. Il se voyait déjà animant la soirée avec ses musiciens : « Bill Charley et ses comet’s » (Bill Charley, c’était son nom de scène). Amélie refreinait leur ardeur en leur disant qu’on en parlerait plus tard mais il était évident qu’il fallait faire quelque chose et qu’ils étaient au pied du mur. Jérôme n’avait pas plus envie qu’elle de satisfaire à ce genre de mascarade mais il se résolut cependant à annoncer leurs fiançailles dans les cercles qu’il fréquentait tout en précisant que la situation de sa mère - elle respectait un deuil perpétuel - ne leur permettrait pas de faire de flaflas et que le mariage serait célébré à Saint-Augustin qui était la paroisse de Mélanie. Il y aurait ensuite une petite réception à l’Oasis et après ça, en route pour le voyage de noce ! Mélanie, qui ne tenait pas à s’attarder sur voyage de noce, conclut de tout ceci : « - Alors en attendant, pour la soirée du général, je peux faire une croix dessus ! »
Le lendemain il l’appela au téléphone:
- Voilà, c’est arrangé.
- Comment ça ?
- Nous sommes invités. Ce sera l’occasion de faire notre entrée dans le monde.
Elle en avait le frisson, le scénario s’emballait.
Le général Gallois-Sauvagnac était à la retraite depuis longtemps. Grassouillet, moustaches à la Lyautey, voix grasseyante, léger accent du sud-ouest, il était ce qu’on appelle au théâtre une « rondeur ». Son titre de gloire avait été de faire partie à Londres de l’entourage du général de Gaulle qu’il avait rejoint en 40 (garagiste à Bordeaux il avait été affecté à l’entretien du parc automobile des FFL). Il l’avait suivi ensuite à Alger où il avait rencontré sa femme et embrassé définitivement la carrière militaire, dans le génie évidemment. Il y avait un an, à l’occasion des événements de Mai, il avait repris de l’activité en présidant un Comité de Salut Public et avait eu à cette occasion l’insigne honneur de revoir le Général. Celui-ci l’avait reconnu et lui avait serré la main : « - Alors Gallois, toujours les mains dans le cambouis, à ce que je vois ! » Depuis, Gallois-Sauvagnac ne cessait de répéter le mot du Général : « - Et il se souvenait de mon nom, vous vous rendez compte !… Et moi pendant ce temps, j’avais une de ces envies de pisser ! » (ce dernier détail visant à faire croire qu’il ne racontait l’anecdote que pour son piquant). Et toute la société riait en effet une fois de plus ce jour-là quand Jérôme et Mélanie ont fait leur entrée dans son salon. On faisait cercle autour de lui. Gallois-Sauvagnac jubilait : « - Vous connaissez le Général ! (et il imitait sa lenteur, son maintien). Il ne voulait plus me lâcher la main ! Il évoquait des souvenirs. Et moi, pendant ce temps-là, je serrais les dents, cherchant désespérément l’emplacement des toilettes !… »
La réception qu’il donnait chaque année à même époque, avait lieu dans sa villa mauresque, du côté du chemin Beaurepaire. Le salon, dallé de mosaïques, était garni de canapés de cuir noir. Au mur il y avait un immense tableau de Dinet qui représentait deux odalisques à moitié nues vautrées au pied d’un rocher, dans des tons mauves et sucrés qui faisaient penser à ces berlingots que l’on vend dans les foires. Jérôme avait prévenu Mélanie : « - Il faut absolument, à un moment ou à un autre, que vous trouviez l’occasion de faire une pause devant ce tableau car le général est très fier de son chef-d’œuvre ainsi que de sa collection d’ivoires. » Ils encombraient en effet tous les coins du salon. Il devait y en avoir une bonne quarantaine.
Beaucoup d’invités étaient déjà arrivés : quelques officiers en uniforme, de hauts fonctionnaires, un abbé en costume civil reconnaissable à la croix de bois qu’il portait autour du cou, le consul d’Italie et son épouse, la belle Paula Riccioni dont la chevelure noire se détachait sur la blancheur des murs, sans compter un vieux bachaga qui trônait sur un fauteuil, empaqueté dans ses burnous et auquel chacun tour à tour venait rendre hommage (car le général se disait « ami des arabes »). Mélanie se souvenait, il y a un an, quand elle était venue ici pour la première fois : elle avait été très impressionnée par tous ces gens, qui devaient être à peu près les mêmes qu’aujourd’hui. Elle n’osait pas les aborder et avait pris prétexte d’aller s’échauffer la voix dans une chambre à côté pour s’isoler. C’est l’épouse du général qui l’avait accueillie et s’était occupé d’elle, une brave femme à tête de bouledogue qui ne brillait pas par l’intelligence mais à qui on pouvait tout pardonner à cause de sa réelle gentillesse. Elle l’avait présentée à ses amis en racontant comment elle l’avait découverte dans un concert donné quelques temps avant au profit des Pères Blancs. Et c’était au fond grâce à elle que Mélanie avait été introduite dans ce monde et qu’elle avait été sollicitée ensuite pour participer à d’autres réceptions. Mais elle se souvenait aussi de l’impression de totale froideur que lui avait faite ce jour-là cette société qu’elle découvrait. On ne lui avait certes pas ménagé les compliments mais il y avait une sorte de pellicule invisible qui la séparait des autres et qui faisait que les mots n’étaient que des mots et les gestes que des gestes et qu’il apparaissait avec une évidence que personne ne cherchait du reste à dissimuler que rien de ce qui s’y disait n’avait la moindre importance ni le moindre rapport avec un quelconque sentiment réel qu’on aurait éprouvé, mais qu’on était dans une sorte de théâtre d’ombres où chacun jouait son rôle sans y croire. Cela tenait-il à ce qu’elle ne faisait pas partie de ce monde et qu’elle n’en connaissait pas les codes ? Certains affichaient pourtant des relations de vieille camaraderie, à commencer par le maître de maison qui tapait sur l’épaule de tout le monde et avait le tutoiement facile, mais cela n’avait pas plus de sens que l’attitude de ceux qui au contraire restaient sur la réserve comme si leur carrière ou leur vie pouvait dépendre d’un mot de trop qu’ils auraient dit ou d’un geste qu’ils auraient fait. Ils ne parlaient entre eux que par allusion et Mélanie avait rapidement renoncé à suivre leurs conversations ou davantage encore à s’en mêler, elle s’était donc contenté de recevoir les compliments qu’on lui faisait sans savoir si les galanteries dont elle était parfois l’objet de la part de certains hommes étaient du pure forme ou correspondaient à une attirance réelle qu’ils auraient éprouvée pour elle. Résultat, elle était revenue de cette soirée complètement épuisée et infiniment reconnaissante à la générale d’avoir été durant tout ce temps-là la seule personne chez qui elle avait pu trouver un peu de spontanéité et de chaleur humaine. C’est pourquoi elle éprouvait aujourd’hui en retournant sur les lieux de sa première bataille une véritable curiosité à savoir si elle parviendrait cette fois à s’imposer dans ce ballet de fantômes et si son changement de statut la ferait davantage exister à leurs yeux.
Hélas ! il lui fallut bien vite déchanter : pas plus que la première fois il ne lui paraissait qu’elle suscitât le moindre intérêt parmi ces gens. Leur attitude était exactement la même qu’un an auparavant. Ils ne cherchaient même pas à masquer l’indifférence vaguement ennuyée qu’ils éprouvaient à être ensemble et se contentaient des mêmes formules conventionnelles pour la féliciter ainsi que Jérôme de leur prochain mariage. La plupart d’entre eux, après les compliments d’usage, s’informaient auprès de Jérôme des nouvelles de sa mère (c’était le seul sujet qui semblât véritablement les intéresser) ou bien se mettaient à l’entretenir de quelque affaire sur laquelle il aurait pu avoir des informations à leur fournir. On terminait enfin en promettant de se revoir au Rowing ou au Cercle Militaire. « - Peut-être ma présence les gêne-t-elle, glissa-t-elle un moment à Jérôme en a parte. Je ne fais décidemment pas partie de leur monde. » Mais il lui répondit qu’elle se trompait car ils ne faisaient partie eux-mêmes d’aucun monde. Seul le hasard des carrières et des fortunes les avait réunis ici mais ils n’ignoraient pas qu’ils étaient destinés à se retrouver bientôt balayés aux quatre vents par les bouleversements de l’Histoire. « - Ils se haïssent et se méfient les uns des autres. Il y a ceux qui resteront envers et contre tout fidèles à de Gaulle, ceux qui resteront fidèles à leurs ancêtres, et ceux qui tout simplement iront là où se trouve leur intérêt. Depuis l’année dernière toutes les cartes sont brouillées… » Il allait continuer quand ils furent interrompus par l’arrivée de Mme de Forgeac dont on entendait depuis un moment les hennissement dans le vestibule. Elle avait mis une robe jaune paille à décolleté qui la grandissait encore et Mélanie qui avait acheté la sienne chez Milady tout exprès pour venir ici se trouvait ridicule. Quand Mme de Forgeac fit son entrée dans le salon, Mélanie vit que son visage se figeait en apercevant la femme du consul d’Italie. Mais cela ne dura qu’une fraction de seconde ; déjà le général Gallois-Sauvagnac se dirigeait vers elle les deux mains en avant tandis que M. de Forgeac, entré à son tour et qui avait l’air de méchante humeur, allait se planter sans saluer personne devant la toile de Dinet en respectant une immobilité absolue comme si sa contemplation l’avait soudain arraché au monde réel. Paula Riccioni pendant ce temps, qui s’entretenait un verre à la main avec un homme d’une cinquantaine d’année, extrêmement bronzé dont la carrure d’athlète contrastait avec ses grosses lunettes de myope, avait entraîné insensiblement celui-ci vers l’endroit où se trouvait M. de Forgeac, lequel revenant alors sur terre, comme s’il s’apercevait soudain de leur présence, s’inclina assez froidement devant eux. Puis, se détournant du couple, il vint rejoindre son épouse qui était en train de complimenter la générale sur les serviteurs arabes qui circulaient entre les groupes un plateau à la main. Impeccablement habillés, lustrés, gominés, ils étaient superbes.
- Comment faites-vous pour les trouver ? disait Mme de Forgeac.
- Oh ! répondait la générale, mon mari est très difficile sur ce chapitre. Vous connaissez son caractère. Il y veille personnellement. Et dire que tous ces types n’hésiteraient pas à nous égorger s’ils en avaient l’occasion !…
- Oh ! Madeleine, ne dites pas des horreurs pareilles, voyons. Moi je suis sûre qu’il y en a beaucoup plus que vous ne croyez qui comprennent où est leur intérêt. S’il n’y avait pas les meneurs !
- Mais non, ce sont tous les mêmes, ne vous faites aucune illusion. Un arabe est toujours un arabe.
- Vous avez sans doute raison, reprit Mme de Forgeac en riant. Tenez, vous ne savez pas ce que m’a dit ma femme de ménage l’autre jour ? Que quand elle habiterait chez moi elle garderait tous mes meubles parce qu’elle les trouvait jolis ! Et en plus elle était persuadée de me faire un compliment. Pour un peu il aurait fallu que je la remercie !…
Et Mme de Forgeac hennissait en racontant l’anecdote. Son mari qui n’avait pas l’air d’apprécier la plaisanterie et qui décidemment était de très mauvaise humeur, déclara alors qu’avec ces gens-là il n’y avait que la trique.
- Si toutefois on arrive à en convaincre le grand Charles ! ajouta-t-il à l’intention du général Gallois qui justement s’approchait d’eux.
Celui-ci s’en tira par un éclat de rire.

NB: Vous trouverez les épisodes précédents sous la rubrique " Le bonheur conjugal"