Il faut dire que le problème était compliqué : Recommencer l’épreuve d’un dîner à deux était périlleux, se donner rendez-vous pour aller comme tout le monde faire son petit tour rue Michelet et prendre une glace à l’Otomatic ou réserver deux places à l’Empire pour aller voir Ben Hur, non, non et non ! tout cela était indigne d’eux, manquait d’imagination, n’était pas apte à éveiller le désir entre deux futurs époux. Heureusement le jeudi suivant il y avait un récital Samson François à la salle Pierre Bordes, donné au profit de la Goûte de Lait, une œuvre caritative dont s’occupaient des amis de Jérôme, et il pensa qu’y viendraient certainement beaucoup de gens qu’il connaissait. Ce serait l’occasion ou jamais de se montrer ensemble.
Cela n’a pas manqué : Dès leur arrivée la première personne qu’ils aperçurent parmi la foule des spectateurs fut Mme de Forgeac. C’était au fond grâce à elle qu’ils s’étaient rencontrés et ils y virent un signe. Elle poussa un hennissement en les apercevant et se précipita vers eux. Mme de Forgeac était une femme d’allure chevaline, grande, dégingandée, toute en os, avec de grosses lèvres et de grandes dents et elle avait l’enthousiasme démonstratif. Elle appliqua sur les joues de Mélanie deux baisers ventouse chargés de lui signifier toute la sympathie qu’elle avait pour elle. Mélanie avait bien remarqué pourtant sa contrariété le jour où elle les avait vu repartir ensemble, Jérôme et elle, à la fin de sa soirée mais apparemment ses réserves avaient fondu au profit du plaisir qu’elle éprouvait maintenant à assister au développement d’une idylle dont elle pouvait légitimement se considérer comme étant à l’origine. C’est que Mme de Forgeac avait un tempérament généreux malgré ses préjugés mondains et elle semblait ravie de les voir réunis. Elle ne cessait de les embrasser du regard, attendant visiblement d’être éclairée sur le tour qu’avait pu prendre leurs relations. C’est alors que Jérôme consentit à la satisfaire en lui faisant part de leur projet de mariage, ce qui provoqua aussitôt chez elle un second hennissement, plus sonore encore que le premier tandis qu’elle se mettait en quête de son mari : « - Pierre-Henri !… Pierre-Henri !… Mais où est-il passé enfin ? il faut absolument qu’on le lui dise. Pierre-Henri !… Il sera tellement ravi ! Pierre-Henri !… » Pierre-Henri revenait justement du hall d’entrée où Mélanie l’avait remarqué un moment avant en grande conversation avec une jeune femme élégante qui s’éloigna tandis qu’il s’avançait vers eux. C’était un homme grand, distingué qui semblait ne faire aucun effort pour dissimuler la totale indifférence que lui inspirait les autres, l’extrême politesse qu’il affectait à leur égard le dispensant sans doute à ses yeux de toute autre obligation envers eux. À peine eut-il en apprenant la nouvelle ce fugitif éclat au coin de l’œil que Mélanie avait déjà remarqué chez son frère en pareille circonstance. Mais il revint très vite à sa froideur habituelle tandis que sa femme continuait à se répandre en commentaires enthousiastes. Heureusement, la sonnette appelait les spectateurs et on se quitta précipitamment en promettant de se retrouver à la sortie.
À la sortie Jérôme et Amélie s’arrangèrent pour s’éloigner au plus vite sans attendre les autres et se dirigèrent vers les escaliers du Forum.
- Vous ne vouliez pas les saluer ? lui demanda-t-elle quand ils furent suffisamment loin.
- Oh ! si vous aviez ce qu’ils m’ennuient ! De Forgeac ne s’intéresse qu’aux femmes. Je ne sais pas combien de fois il a dû tromper la sienne. Chez lui c’est maladif. Je ne sais pas si cette pauvre Gabrielle s’en rend compte. Elle est tellement sotte !… Si, tout de même, je pense qu’elle doit s’en rendre compte mais elle préfère l’ignorer.
- On dirait que vous n’aimez pas beaucoup le milieu dans lequel vous vivez.
- Il n’est pas pire qu’un autre mais il est tellement ennuyeux ! Et dire qu’ils se prennent tous pour le nombril du monde ! bardés de certitudes, de convictions religieuses, politiques ou autres… Ils sont incapables de concevoir qu’on puisse penser autrement qu’eux.
Le Forum, cette immense place vide qui voici moins d’un an vibrait des clameurs de Mai, avait retrouvé sa quiétude. C’était un lieu minéral et abstrait qui dominait la ville et la rangée des immeubles qui descendait vers la mer ressemblait à une falaise de marbre brillant au clair de lune. Il s’abandonnèrent un moment à la solennité de cet endroit qui paraissait en dehors du reste du monde. La musique de Chopin résonnait encore à leurs oreilles, ces volutes majestueuses, souverainement pétries par les mains d’un Samson François perdu dans ses rêves. Soudain elle sentit qu’il avait glissé un bras sous sa taille et tous ses sens se mirent aussitôt en éveil. Mais il continuait à se taire, aussi troublé qu’elle sans doute, et leur pas progressivement ralentissait tandis qu’ils traversaient l’immense place. Quand il se furent complètement arrêtés il se retourna soudain vers elle et l’étreignant à deux bras la serra contre lui. Alors elle sentit qu’elle se mettait à trembler, et plus elle s’en rendait compte moins elle pouvait s’en empêcher.
- Il fait un peu froid, vous ne trouvez pas ? dit-elle alors en se dégageant.
Cela fit sur lui l’effet d’un appareil électrique dont on débranche la prise. Ses bras retombèrent de part et d’autre de son corps. - Oui… oui… Je crois que vous devez avoir raison.
Il avait l’air d’un enfant pris en faute et restait là à hocher la tête sans parvenir à trouver une explication.
- Vous voyez, je vous avais dit que je ne savais pas y faire avec les femmes. Pour vous avouer la vérité je pensais que le moment était peut-être venu de vous embrasser. Mais maintenant… Vraiment je suis confus, pardonnez-moi.
Et il se rongeait les ongles attendant le juste châtiment de son crime.
- Pardonnez-moi, vraiment pardonnez-moi. Je ne voudrais pas que vous pensiez que je vous prends… non, enfin… ce n’est pas ce que je veux dire…
Il s’embrouillait, il ne trouvait plus ses mots. Plus il essayait de se rattraper plus il avait le sentiment de s’enfoncer.
- Mais non, ne vous excusez pas, votre idée n’était pas déraisonnable après tout. C’est moi qui suis idiote. Tenez, si vous voulez, cette fois je suis prête, dit-elle en lui tendant son visage.
Et c’est vrai qu’elle était prête, incapable même de savoir si cela lui serait agréable ou non, mais après tout qu’importe ! au fond cet homme ne lui déplaisait pas, elle avait remarqué pendant le concert qu’il sentait l’eau de Cologne, il avait la peau lisse comme une peau de bébé. Et puis un baiser ce n’était pas le bout du monde !… Mais il semblait avoir perdu tout courage. Il déclara qu’il ne fallait pas forcer les choses, qu’elles viendraient à leur heure et qu’il y aurait certainement d’autres occasions.
- Vous savez, dit-elle alors pour essayer de le rattraper, il ne faut pas m’en vouloir. Je n’ai jamais connu aucun homme dans ma vie.
- On vous a tout de même embrassée quelquefois.
- Oui, mais ce ne sont pas des souvenirs très agréables et je préfère ne pas en parler. Mais vous, de votre côté, vous ne m’avez guère fait de confidences jusqu’ici !
- Quand je voulais entrer au séminaire je me faisais de la chasteté un idéal. Il a dû m’en rester quelque chose, je n’aime pas beaucoup parler de ça moi non plus.
- Mais enfin tout de même, vous avez bien dû…
- Il m’arrive souvent de penser que la nature nous joue une sacrée farce en nous obligeant à des pratiques bien étranges pour traduire nos sentiments amoureux.
Et comme c’était exactement ce qu’elle pensait elle aussi ils en ont ri ensemble.
- Oui, mais il faut bien faire avec, n’est-ce-pas !
- Nous verrons plus tard.
Pour changer de conversation elle lui a demandé alors s’il avait été sur le Forum pendant les derniers événements.
- Oh ! comme vous pouvez vous en douter, je ne suis pas très enclin aux enthousiasmes collectifs.
- Mais enfin comment pouvait-on résister à cet élan ?
- Je crois que tout ça n’a été qu’un immense jeu de dupe dont on commence seulement à mesurer les conséquences. Personne ne veut comprendre que nous devrons partir tôt ou tard, que nous le voulions ou non.
- Si ma mère vous entendait !
- Et la mienne donc ! Elle me prend pour un traître, ce qui ne l’étonne pas, d’ailleurs, venant de moi. Nous nous retrouvons juste sur un point : les arabes nous détestent et mieux vaut nous en éloigner le plus possible.
- Moi, ma mère croyait dur comme fer à l’intégration. L’année dernière elle embrassait les mauresques qui arrachaient leur voile. Elle voulait même chanter la Marseillaise sur le balcon du G. G. pour galvaniser les foules. Elle était persuadée que tout le monde la reconnaîtrait.
- Ah ! votre mère m’a l’air d’être un sacré personnage ! Elle m’a beaucoup plu. J’aime les gens passionnés comme elle. Elle n’a vécu que pour son art, j’imagine.
- Ce qui n’est pas votre cas, n’est-ce-pas ?
- Moi, mon travail n’est pas un art.
Son travail en effet ne semblait pas être la principale de ses préoccupations. Il se plaignait de son caractère répétitif et absolument dénué d’intérêt, laissant à son premier clerc, un homme que lui avait recommandé sa mère, le soin de régler les dossiers ordinaires. Il avait déjà expliqué à Mélanie pourquoi l’essentiel de sa clientèle se trouvait appartenir au clergé. C’était un héritage de son père qui s’était spécialisé dans ce domaine en raison de ses orientations personnelles. Son père était un grand croyant qui avait enduré ses souffrances comme une épreuve envoyée par le ciel. Il « en rendait grâce à Dieu », comme il disait. C’est ce qui avait provoqué chez Jérôme une violente crise mystique à l’âge de quinze ans. Il avait voulu imiter mon père et s’était cru prédestiné lui aussi à la sainteté et à la souffrance. Quand il avait émis le vœu d’entrer au séminaire personne ne l’en avait dissuadé, ce choix ayant le mérite supplémentaire à leurs yeux de les débarrasser de sa personne. Mais l’expérience du séminaire avait été, comme pour beaucoup, une catastrophe. Il avait été confronté à l’étroitesse d’esprit de ses condisciples, à quoi s’ajoutait à l’époque leurs choix politiques. On était au moment des événements de Sétif et les opinions qu’ils affichaient laissaient bien augurer de ce qu’ils deviendraient plus tard, la défense de la patrie se mêlant chez eux à celle de l’occident chrétien. C’est à cette époque qu’il avait découvert Renan et lu en cachette les Souvenirs d’enfance et de jeunesse. Du coup il avait décidé de changer d’orientation. Sa mère ne le lui avait jamais pardonné et elle en avait gardé définitivement de lui l’image d’un renégat. Aujourd’hui encore il avait un mépris absolu pour toutes les croyances quelles qu’elles soient. Son athéisme était à la fois philosophique et viscéral. Il avait même un moment pensé entrer chez les francs-maçons mais y avait renoncé tant il était hostile à toute forme d’embrigadement.
Il parlait de toutes ces choses avec une évidente délectation, et elle prenait un grand plaisir à l’écouter, tout en continuant à constater que le dialogue se faisait toujours à sens unique et qu’il n’y était jamais question que de lui. Au fond, il était assez indifférent à ce qu’elle pouvait penser elle-même, ou ressentir, à ce qu’avaient été les tourments, les égarements de son enfance et de son adolescence. Mais elle trouvait que c’était très bien ainsi car elle n’aurait pas eu grand chose à raconter elle-même et préférait écouter que parler. Ainsi était-elle rentrée chez elle ce soir-là dans un état proche de l’exaltation. Elle appréciait cet homme, elle l’estimait, et même ressentait pour lui une véritable affection, du fait de son honnêteté et de sa lucidité. Il n’était pas si faible qu’il en avait l’air et elle avait été heureuse de passer cette soirée avec lui. C’était la première fois qu’un homme de cette qualité s’intéressait à elle et elle s’en sentait comme honorée. Et quand son frère lui avait demandé en rentrant, avec un sourire entendu, ce qu’ils avaient fait, elle n’avait rien trouvé à dire et elle était parti s’enfermer dans sa chambre.
Il n’est pas impossible, se disait-elle, que je sois en train de tomber amoureuse.

NB: Les épisodes publiés sont rassemblés sous la rubrique "Le bonheur conjugal"