s’en alla toute seule faire un tour sur la terrasse pendant que le jeune abbé, qui était aumônier au troisième REP, entretenait Jérôme du moral de la troupe avec une conviction et un enthousiasme qui manifestement rendait vaine toute tentative pour s’en débarrasser.
La villa du général passait pour posséder une vue magnifique. C’était bien vrai ! On dominait toute la baie. La lune brillait au milieu d’un ciel absolument pur et la mer rutilait de paillettes lumineuses. L’Amirauté paraissait minuscule vue d’ici. Elle faisait penser à une bougie, piquée sur son bougeoir, qu’on aurait posée à côté de son lit pous s’éclairer. Juste au dessus, cette tache blanche c’était la Casbah, et ce gros rectangle le Gouvernement Général et puis il y avait la trouée sombre du square Laferrière et l’Algéria comme une voile gonflée par le vent. Toute la ville rassemblée en amphithéâtre au dessus du port paraissait si tranquille, si sereine ! De l’autre côté de la baie le phare du cap Matifou balayait l’horizon de son double pinceau de lumière… Il faisait si doux, l’air était saturé de parfum : des effluves capiteuses de lilas, de jasmins, de lauriers et de fleurs d’oranger. On entendait le ruissellement continu d’une petite fontaine dont le bruit se mêlait à celui des cigales… Soudain elle sursauta, Jérôme venait de surgir derrière elle. Il avait dû sans doute parvenir enfin à se débarrasser de l’abbé. Il la prit par la taille.
- À quoi pensez-vous ma chérie ?
Il avait dit « ma chérie » ! Il ne l’avait sûrement pas fait par hasard… Elle fut attentive à ce qui se passait en elle… Rien ! elle ne ressentait rien. On ne peut pas dire non plus que ça lui avait été désagréable, non. Simplement elle ne ressentait rien. Ainsi il y avait un homme qui pouvait lui dire ma chérie sans qu’elle ressente rien !… Elle n’éprouvait pas d’antipathie pour lui au contraire, plutôt de la sympathie, mais elle aurait été incapable de dire si sa présence lui était agréable ou désagréable… Elle prit la main qu’il avait posé sur sa taille :
- Je me demandais si l’on est supposé s’amuser dans ce genre d’endroit.
- Non ! je sais. Je n’ai pas plus que vous le goût de ces mondanités. Mais il faut savoir faire la part des choses.
- Je me sens tellement étrangère à tous ces gens, si vous saviez ! J’ai parfois l’impression qu’ils doivent me trouver totalement ridicule, ou folle. Quel est cet homme à lunettes qui parlait avec la femme du consul ?
- Le professeur Lorcel, vous voulez dire ? C’est un historien, un grand spécialiste du monde arabe. Il enseigne à la Faculté des Lettres. Un activiste. Je crois qu’il dirige le parti ultra.
- Il n’est pas insensible non plus aux charmes des femmes apparemment !
- Cette terre est la terre des passions, que voulez-vous ! voilà un homme qui passe ses journées dans les bibliothèques et il trouve encore le temps de faire sa cour à une belle italienne. Je suis sûr qu’il sera prêt le jour venu à faire aussi le coup de feu pour défendre son pays.
- Vous pensez que les choses vont mal tourner, n’est-ce-pas ?
- Pour lui, vous voulez dire ?
- Non, pour ce pays !
- Le pire n’est jamais sûr mais beaucoup de gens commencent à vendre leurs biens. Je suis bien placé pour le savoir. - Mais moi je ne pourrai jamais partir d’ici. Vous sentez ce parfum, cette douceur de l’air ! C’est l’air que j’ai respiré en naissant. Je ne pourrai jamais m’en passer, j’en mourrais.
- On dit ça…
- Après tout ce pays est le nôtre, c’est nous qui l’avons fait. Cette ville c’est nous qui l’avons construite.
- Vous parlez comme eux. Vous voyez, ils ont l’air si calmes ! Et pourtant ils sont prêts à se battre comme des chiens pour défendre leur terre et quand ils seront obligés de partir ils pleureront comme des enfants.
- Ma mère chantait ici il y a vingt ans, elle était célèbre. Vous la voyez s’en aller. Vous la voyez abandonner son cabanon, ses livres ! Si nous devions partir nous ne laisserions rien derrière nous, nous détruirions tout, tout !… Je déteste les arabes.
- Et moi, vous croyez donc que je les aime ?
- Vous ! vous ne détestez personne.
Il allait répondre quand ils entendirent la voix chevrotante d’Yvette Lorchant qui entonnait son premier morceau. Elle n’était pas encore apparu dans le salon depuis qu’ils étaient là. Elle avait dû aller s’échauffer la voix dans une pièce écartée, elle aussi, comme Mélanie il y a un an.
- Venez. Entrons. Je ne veux pas manquer ça.
Elle était en train de chanter une vieille chanson d’Yvette Guilbert : « Un fiacre allait trottinant cahin caha hudia… hop là ! » Sa poitrine se soulevait au rythme de la musique, comme le fiacre sur les pavés : « Un fiacre allait trottinant gris avec un cocher blanc. » À la fin de chaque refrain la pianiste, une vieille fille laide et sèche qui se tenait toute droite tapait les notes sur son clavier comme une dactylo sur sa machine. Yvette Lorchant pendant ce temps souriait aux anges.
- Vous vous rendez compte ! murmura Mélanie à l’oreille de Jérôme, elle n’ose même pas chanter du classique. Où allons-nous ? L’année prochaine ce sera Ma petite folie ! Elle ne croyait pas si bien dire. Après le Fiacre on eut droit à Étoile des neiges où sa voix de chèvre fit merveille. Elle minaudait en tendant les bras vers une voûte céleste imaginaire. Puis il y eut encore deux ou trois chansons du même acabit et elle termina par un hymne spécialement composé pour la circonstance : « Algérie, Algérie, douce terre de mon enfance, Algérie, Algérie, si jolie province de France… » qui déchaîna l’enthousiasme. M. de Forgeac, plusieurs autres messieurs se précipitèrent vers elle. Yvette Lorchant se tamponnait le front et paraissait épuisée. Elle répondait aux compliments des uns des autres en se tournant vers chacun d’eux, leur offrant l’éclat de son sourire comme une promesse de bonheur et jouant de sa main pour rejeter ses cheveux en arrière. Elle avait le teint frais et une robe d’organdi. Le général Gallois s’autorisa de son âge pour l’embrasser sur les deux joues tandis qu’elle s’abandonnait sur sa poitrine comme un petit enfant en essuyant des larmes de joie.
- Partons, Jérôme, s’il vous plaît, lui glissa Mélanie je n’en peux plus.
Ils allèrent saluer Mme de Forgeac à qui l’abbé était en train de tenir la jambe à l’autre bout du salon. « - Les amoureux sont pressés de se retrouver seuls à ce que je vois ! » remarqua-t-elle malicieusement. L’abbé ajouta : « - Ne passez pas par El Biar. Il doit y avoir un ratissage cette nuit. Prenez plutôt par la colonne Voirol. ».
Ils n’eurent aucun ennui, le retour se fit sans incidents. Ils virent en effet des colonnes de camions chargés de paras remonter vers El Biar mais à cette heure les rues étaient vides et bientôt Jérôme put déposer Mélanie devant chez elle. Elle se demandait s’il allait de nouveau l’appeler « ma chérie » mais il se contenta de faire le tour de la voiture pour la conduire sous les arcades comme il faisait toujours et de lui prendre les deux mains dans les siennes :
- Quand nous revoyons-nous ?
- Je ne sais pas. Quand vous voudrez.
- Il m’est venu une idée. Je ne vous ai jamais parlé de mon ami Jean-Charles ? Jean-Charles Benhamou. C’est mon meilleur camarade, le seul en fait. Nous sommes connus à la Faculté de Droit. Aujourd’hui il est marié et il habite les Deux Moulins, pas loin d’un cabanon que nous possédons là-bas. J’y vais quelquefois pour me détendre. Souvent nous nous y retrouvons pour jouer au échecs ou faire une partie de pêche. Voulez-vous venir avec moi dimanche prochain ? Je les inviterai. Nous pourrons cueillir des oursins et faire griller des rougets. Vous verrez, sa femme est délicieuse. Elle s’appelle Marinette.
Mélanie était enchantée d’avoir ainsi l’occasion de connaître un aspect un peu plus intime de la vie de Jérôme. Et lui aussi semblait ravi de son idée. Pourquoi d’ailleurs ne l’avait-il pas eue plus tôt ? par timidité sans doute ou par excès de discrétion. Il se quittèrent donc en convenant qu’il viendrait la chercher dimanche, en fin de matinée, avec tout le matériel nécessaire pour la pêche aux oursins et qu’ils passeraient ainsi la journée au bord de la mer.

NB: Retrouvez les épisodes précédents sous la rubrique "Le bonheur conjugal"