et qu’elle l’a aperçu qui l’ attendait devant sa voiture, c’est qu’il était bras nu. Il portait une chemisette bleue à rayures roses qui dégageait ses petits membres courts. Il avait l’air déguisé ainsi et elle a failli lui en faire la remarque, et puis elle est montée dans le véhicule sans rien dire et ils sont partis en direction des Deux-Moulins.
Tout le long de la route ensuite elle se sentait gênée par la proximité de ce corps indélicat qui lui inspirait l’envie de se montrer agressive. Mais avait-elle quelque chose à lui reprocher, après tout ? Il avait toujours été parfaitement correct avec elle. Alors, prétextant qu’elle était incommodée par la chaleur, elle lui a demandé de baisser sa vitre.
- Excusez-moi mais je ne supporte pas l’odeur de l’eau de Cologne.
Il s’est exécuté sans rien dire. L’air frais lui a fait du bien.
Un peu plus tard, la voiture roulait sur la route de la Corniche. Il faisait superbement beau. Les tram des CFRA brinqueballaient avec leurs grappes de yaouleds accrochés aux portières ; aux arrêts on voyait des familles monter à l’assaut des voitures, sac à l’épaule, encombrées de tubas, de palmes, de bouées ; la chaleur était encore supportable malgré la lumière aveuglante. Parfois à un tournant on apercevait les vagues qui se brisaient sur les rochers.
- Nous allons avoir une belle journée, je crois (elle ne trouvait rien à dire, elle se sentait coupable). Pardonnez-moi d’avoir été agressive tout à l’heure.
- Que voulez-vous dire ?
- À propos de l’eau de Cologne. Je suis très sensible aux odeurs, surtout le matin. Vous ne m’en voulez pas ?
Il s’est retourné vers elle et lui a souri mais son sourire avait l’air si triste qu’elle s’en est senti le cœur brisé.
- Je vois bien que vous m’en voulez. Pardonnez-moi.
- Mais non, c’est moi… enfin… comme j’ai vu qu’il allait faire très chaud aujourd’hui, j’ai eu peur de… pour tout vous avouer, j’ai une certaine tendance à transpirer.
Alors pour se faire pardonner elle lui a mis la main sur la nuque et elle a penché la tête sur son épaule. Elle était attentive à savoir si elle n’en éprouverait aucun sentiment de répulsion… mais non, rien. Elle n’éprouvait rien. Même l’odeur de son eau de Cologne lui était supportable finalement. Ça sentait très fort mais ça n’était pas foncièrement désagréable. Elle s’est frottée contre lui et elle a senti qu’il serrait les mâchoires, par peur probablement. Heureusement à ce moment-là ils ont rencontré un embarras de circulation qui l’a obligée à se redresser. Un barrage routier filtrait les voitures. Une dizaine de soldats du contingent qui avaient l’air aussi à l’aise dans leur uniforme que des figurants dans un film de série B, leur PM brinqueballant sur l’estomac, vérifiaient les papiers des véhicules. Seul le lieutenant qui les commandait avait l’air professionnel.
Au bout d’un moment quand leur tour est arrivé on les a laissé passer sans encombre et ils sont repartis sur la route en lacets. On pouvait rouler plus vite maintenant et le vent leur fouettait le visage. Elle se tenait appuyée à sa portière, le bras pendant à l’extérieur et se laissait griser par le grand air saturé d’iode et de sel.
- Ouf ! Je suis tellement impatiente d’être dans l’eau ! J’adore la mer. Pas vous ? (en réalité elle n’aimait pas tellement ça mais elle voulait faire l’aimable).
- C’est-à-dire que je suis assez sensible aux coups de soleil. Et puis dès que je suis sur une plage j’ai tendance à m’ennuyer.
- Il faut lire
- Je suis incapable de lire au soleil. Jean-Charles, lui, adore ça. Vous verrez, il est capable d’avaler un livre par jour. C’est un type formidable. Sa femme aussi.
- Que fait-il dans la vie ?
- Il est notaire comme moi, enfin premier clerc chez un confrère.
- Pourquoi ne travaille-t-il pas avec vous ?
- Parce qu’il est juif. Ça aurait posé des problèmes à cause de ma clientèle. Vous comprenez, avec tous ces curés !… Voilà, c’est ici. Vous voyez cette grande maison là-bas ?
Le cabanon de Jérôme n’avait pas grand chose à voir avec celui de Rosalie. C’était en fait une villa rococo, de style mauresque, accrochée aux rochers et surplombant la mer. On y accédait par un improbable escalier qui descendait en épousant les accidents du terrain.
- Elle appartenait à l’origine à mes grands-parents maternels. Elle a connu son heure de gloire autrefois, ils y recevaient leurs relations. Et puis quand ma mère en a hérité mon père ne pouvait plus venir à cause de son infirmité, alors elle est restée plus ou moins à l’abandon et maintenant, vous voyez, c’est moi qui y viens… Oh ! uniquement pour retrouver mes amis de temps en temps.
L’impression de fraîcheur qu’on avait en entrant vous tombait dessus comme un drap humide et évoquait irrésistiblement l’atmosphère d’une tombe. Les pièces étaient sombres car tous les volets étaient fermés et le sol entièrement couvert de dalles noires et blanches. Après avoir traversé plusieurs pièces sans s’y attarder comme s’ils avaient craint de déranger les morts, ils ont atteint la véranda dont Mélanie s’est empressé d’ouvrir les fenêtres. Aussitôt l’air de la mer s’est engouffré à l’intérieur en lui soufflant au visage une haleine brûlante. Dehors une armée de mouettes se battait au milieu des rochers et la violence de leurs cris donnait la chair de poule. Mélanie s’est accoudé à la fenêtre et Jérôme est venu la rejoindre pour observer ce ballet frénétique ou plutôt cette guerre cruelle, impitoyable, qui se menait sous leurs yeux et qui semblait remonter à la nuit des temps et qui ne se terminerait sans doute qu’avec la fin du monde… Les varechs décomposés dégageaient une puissante odeur de pourriture. Jérôme et Mélanie s’étaient spontanément rapprochés l’un de l’autre comme pour se protéger mutuellement de cette violence et elle a de nouveau appuyé la tête sur son épaule. Mais de nouveau elle ne ressentait rien et ils sont restés un long moment ainsi. Elle respirait l’odeur de sa transpiration qui avait pris le dessus maintenant sur celle de l’eau de Cologne, mais elle n’éprouvait toujours aucune répulsion. Quand il a mis la main sur son épaule elle a glissé la sienne dans l’échancrure de sa chemisette et s’est amusé à faire rouler les poils de sa poitrine entre ses doigts… Elle savait qu’après il n’y aurait plus qu’à tendre le visage vers lui et ce serait fait…
Elle avait embrassé jusqu’ici trois hommes dans sa vie. Le premier c’était celui qui l’avait suivie dans l’escalier quand elle avait douze ans. Le contact de sa bouche n’avait duré qu’une fraction de seconde mais elle gardait encore sur les lèvres la sensation de ses poils rêches… Le second, c’était un camarade du conservatoire, pendant une répétition, dans l’ombre des coulisses. Son haleine avait le parfum des pastilles à l’anis qu’il suçait pour s’éclaircir la voix. Le troisième… le troisième, c’était un homme plus âgé qu’elle qui était pianiste et dont elle s’était imaginé tomber amoureuse quand elle avait seize ans. Elle l’aurait écouté jouer pendant des heures. Il était polonais et donnait des concerts aux Beaux-Arts. À force de lui tourner autour elle avait fini par attirer son attention et ils étaient allé se promener jusqu’à l’Amirauté. C’est là qu’il l’avait embrassée. Les jours qui avaient suivi ils se retrouvaient dans tous les coins pour recommencer. Et puis quelqu’un les avait vus et comme il était marié il lui avait dit qu’il voulait rompre. Après ça, il faisait semblant de ne pas la voir quand il la croisait dans la rue. Elle avait pensé un moment à se suicider pour l’embêter.
Et maintenant voici que celui-ci était le quatrième ! elle l’avait laissé faire, elle l’avait accueilli, elle avait entrouvert les lèvres. Elle était prise. Dès qu’elle a pu se dégager elle lui a dit qu’elle avait soif et il est allé chercher des rafraîchissements à la cuisine pendant qu’elle tentait de se remettre. Quand il est revenu elle était en larmes.
- Pardonnez-moi. Je sais, je suis totalement ridicule mais je ne peux pas m’en empêcher.
- Mais non voyons, ne vous croyez pas toujours coupable. C’est moi. Je vous l’ai dit, je ne sais pas m’y prendre avec les femmes. - Non, non ! c’est moi. Vous ne croyez pas que c’est un peu grotesque une fille de mon âge qui n’a jamais connu un homme de sa vie et qui pleure quand on veut l’embrasser ! Je ne sais pas pourquoi, peut-être que je ne suis pas normale. Dites-moi, vous trouvez ça normal vous que les hommes me dégoûtent ?… Non pas vous ! pas vous justement ! Vous c’est autre chose… Oh ! je ne sais plus. Je ne sais plus où j’en suis. J’ai tellement peur de vous décevoir.
Il l’a rassurée. Il lui a dit que lui aussi il n’était pas très expert en ce domaine. Et il lui a raconté sur le ton de la confidence des histoires de son adolescence, de ses premières frayeurs, de ses premiers émois, des histoires inavouables qu’il n’avait encore jamais racontées à personne. Il lui chuchotait tous ces mots à l’oreille et elle riait à travers ses larmes. À la fin ils en ont conclu qu’ils avaient dû être victimes tous les deux d’une éducation trop sévère et ils se sont promis de se rattraper. Et là dessus les autres sont arrivés.



NB: les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique " Le bonheur conjugal"