épais, legèrement crêpés, un front bas, et il affichait un flegme qui n’était peut-être qu’une forme de timidité déguisée. Quant à sa femme, Marinette, c’était un délicieux bonbon anglais : jolie, pulpeuse, avec des formes réjouissantes qui remplissaient généreusement une robe de percale rose dont les petits boutons de nacre paraissaient impatients de sauter. Sa gentillesse était toute spontanée. Elle avait une abondante chevelure rousse, une petite bouche cerise et de magnifiques yeux verts.

Ils sont arrivés avec tout un matériel de pêche – harpons, masques – ainsi que des vivres, de quoi tenir un siège et Marinette paraissait ravie de faire la connaissance de Mélanie dont elle avait déjà tellement entendu parler, a-t-elle dit en se jetant dans ses bras comme si elle retrouvait une vieille amie avant de repartir aussitôt pour aller mettre les provisions au frais à la cuisine – « - Excusez-moi, je reviens ! » -, ouvrant toutes les fenêtres au passage comme si elle était chez elle pendant que son mari se laissait choir dans un gros fauteuil de cuir, qui avait dû être celui du grand-père de Jérôme, en tirant son mouchoir pour s’éponger le front. Il était midi, il faisait chaud.

- Marinette voulait que nous partions plus tôt ce matin mais j’avais encore un dossier à terminer. Et toi, qu’est que tu as fait cette semaine ? (il parlait exclusivement à Jérôme, s’adressant à lui d’une voix lente et un peu sourde).
- Oh ! la routine habituelle. Le pensionnat d’El Affroun que l’État cherche à revendre, et puis la villa du docteur Chaise, tu sais, suite au décès de sa femme. Mais avec tous ces événements…
Comme ils faisaient allusion à des gens qu’elle ne connaissait pas, Mélanie est allé rejoindre Marinette à la cuisine.

Toutes les victuailles étaient déjà étalées sur la table : une mouna, dont la croûte dorée brillait comme du cuir de Russie, des poivrons qui avaient l’air en celluloïds, une pastèque et des figues de barbarie…
- Je suis sûr que vous aurez faim quand vous reviendrez.
- Vous ne venez pas avec nous ?
- Moi ? Seigneur ! pour m’enfoncer des épines dans le pied ! Je déteste pêcher les oursins. La seule chose que j’aime c’est de me faire bronzer. Dommage qu’il y ait beaucoup d’arabes par ici (elle avait dit cela avec une petite moue dégoûtée). Mais toi - on se tutoie, n’est-ce-pas ! – va avec eux. Ils seront contents d’avoir une femme pour une fois !…
- Oui, j’irai peut-être. Ça m’amusera de voir comment ils font.
- Oh ! ne t’inquiète pas, ce ne sont pas des spécialistes. Ils préfèrent parler que pêcher. Mais s’ils ne prennent rien j’ai apporté ce qu’il faut.
Et en riant elle a sorti une douzaine de rougets emballés dans du papier journal.
- Voilà ! Comme ça ils ne pourront pas dire qu’on les laisse mourir de faim… Tu sais, ils se donnent des airs mais en réalité ils détestent l’eau. Ils viennent surtout pour jouer aux échecs. Il y a longtemps que tu connais Jérôme ? Comment l’as-tu rencontré ? Il paraît que c’est dans une soirée où tu chantais… (elle faisait à la fois les demandes et les réponses). Et comment tu le trouves ?… Un chic type hein !… C’est comme Jean-Charles. Moi, il m’a tout de suite plu, dès la première fois que je l’ai vu. C’était à la Madrague, il y a deux ans. J’ai trouvé qu’il ressemblait à Humphrey Bogart et je suis tombée raide amoureuse de lui ! Il y en a qui disent qu’il n’est pas beau mais moi je trouve que c’est faux. Il est beau, hein ?… Notre grand projet maintenant c’est d’avoir un enfant. Vous aussi naturellement vous en voulez. Vous avez raison, dans la vie il n’y a que ça de vrai. Nous, nous en aurons trois. Deux garçons et une fille.

Tout en parlant elle continuait à déballer les provisions. Il y avait des poivrons, des oignons, des melons, des olives. Mélanie l’observait en se disant qu’elle aurait rêvé avoir un corps aussi parfait que le sien, une grâce aussi naturelle. On la regardait et on se laissait bercer par la musique de sa voix. C’était suffisant.
Quand elle a eu fini de tout ranger, elle a entrepris de vider les rougets.
- Tiens. Tu veux bien m’aider ? Il y a un couteau, là, dans le tiroir.
Mélanie n’était pas très douée pour ce genre d’exercice, qui en plus la dégoûtait un peu, mais en trois tours de main et avant qu’elle n’ait trouvé son couteau les rougets étaient déjà vidés, écaillés et roulés dans la farine.
- Voilà. Comme ça il n’y aura plus qu’à les mettre au feu quand vous reviendrez… Ne rentrez pas trop tard, moi je meurs déjà de faim.
Quand elles sont retournées dans la véranda Jérôme et Jean-Charles étaient devant leur échiquier. Ils avaient disposé les pièces telles qu’ils les avaient laissées la dernière fois quand ils n’avaient pas eu le temps de terminer leur partie et ils s’apprêtaient à la continuer.
- Allons, allons ! J’ai faim, moi. Vous n’allez pas commencer à jouer maintenant. Vous aurez tout le temps cet après-midi. Mettez-vous en tenue et au travail ! Mélanie, si tu veux enfiler ton maillot tu peux aller dans la chambre à côté. Cette chambre avait dû être celle des grands-parents de Jérôme. On voyait leur photo encadrée au dessus de la commode qui semblaient la regarder d’un air de reproche pendant qu’elle sortait ses affaires. Le lit haut et bombé était recouvert d’un boutis au crochet. Il faisait sombre et frais. Quand elle est ressortie un peu plus tard, drapée dans une serviette, les deux hommes étaient déjà en tenue, vêtus tous les deux d’un caleçon de bain. Jean-Charles paraissait plus bronzé que Jérôme. Elle avait honte de se montrer ainsi devant eux mais eux-mêmes évitaient de la regarder. Heureusement Marinette polarisait toute l’attention en faisant mille recommandations et en rangeant dans des sacs l’attirail nécessaire à la pêche.

Mélanie pensait qu’elle allait les voir plonger dans l’eau et disparaître sous les vagues armés de leur harpon mais en réalité la pêche consistait essentiellement pour eux à parcourir à pieds la ligne des rochers qui bordait la côte en faisant sauter de temps en temps, à l’aide d’une fourchette, de gros oursins noirs et luisants qu’ils mettaient ensuite dans un panier à salade. Jean-Charles, un peu plus habile que Jérôme à cet exercice, réussit même en plongeant le bras dans l’eau à saisir un poulpe qui s’enroulait autour de son bras et dont il dut retourner la calotte pour lui faire lâcher prise. Il entreprit ensuite de le frapper de toutes ses forces contre un rocher, animé soudain d’une colère froide, jusqu’à ce que le poulpe ne soit plus qu’une loque. Quand ils sont revenus, Marinette était en train de se faire bronzer dans une petite crique, en contrebas de la maison, allongée à plat ventre sur une serviette et vêtue seulement d’un microscopique maillot de bain rose. Dès qu’elle les a aperçus elle s’est levée et leur a fait de grands signes. Ils avaient ramassé en tout un dizaine d’oursins et deux crabes en plus du poulpe. Jérôme avait mis une serviette sur sa tête pour se protéger du soleil et il marchait comme un polichinelle à cause des rochers qui lui sciaient la plante des pieds. Pendant que Marinette l’aidait à rentrer Jean-Charles s’est rapproché de Mélanie pour lui expliquer que cette plage était celle qui avait servi à Camus pour la scène du meurtre dans l’Étranger et ils sont restés un moment sans rien dire à contempler le paysage et puis ils sont allés rejoindre les autres.