nir de femme et comme cet avenir commençait à être ce qui la préoccupait entièrement, c’est peut-être pour cela que l’expérience de la journée au bord de la mer ne se renouvela pas. Elle en gardait d’ailleurs un souvenir mitigé : à la fois de grands moments de plénitude (elle avait éprouvé une sympathie spontanée pour Marinette et même pour Jean-Charles malgré son côté un peu trop sérieux à son goût) mais aussi des moments de malaise dus à leur présence. Depuis leur rencontre, l’idée de ce qu’impliquait son mariage avec Jérôme - idée qu’elle avait jusque là, aussi curieux que cela puisse paraître, totalement occultée – avait commencé à la tourmenter. Elle prenait conscience tout à coup qu’en acceptant qu’il devienne son mari elle avait accepté aussi implicitement qu’il devienne son amant. Elle n’était pas loin de trouver ça injuste. Un piège de la nature comme il l’avait dit lui-même un jour ! Elle s’en faisait des représentations qui l’effrayaient et l’attiraient à la fois. Comment réagirait-elle au grand moment ? C’était un saut dans l’inconnu, un peu comme lorsqu’on va se faire opérer - encore qu’une opération se fasse en général sous anesthésie et qu’en toute équité elle ne pouvait exiger cela de Jérôme. Le pauvre ! se doutait-il des tourments qu’elle traversait ? connaissait-il les mêmes affres de son côté ? Sans doute. Elle le savait trop sensible pour ne pas le supposer. Chacun devait forcément savoir ce que l’autre ressentait mais n’osait en parler, ce qui créait entre eux à la fois une gêne mais aussi une complicité qui les rapprochait l’un de l’autre. Ils se guignaient du coin de l’œil, chacun attendant son heure, anticipant les jouissances qu’il pourrait bientôt tirer de leur union. Mélanie, qui n’avait jamais eu d’attirance pour les hommes, au point de se croire anormale, commençait même à sentir pour celui-ci, malgré ou à cause de son appréhension, des convoitises qu’elle n’avait jamais encore ressenties auparavant. Ça doit être ça l’amour ! se disait-elle. Et elle bénissait le ciel de lui avoir dit oui, attribuant ses premières hésitations à la pudeur naturelle d’une jeune fille qui hésite à se livrer. Ce fameux soir où elle était redescendue de chez elle sans savoir ce qu’elle faisait, c’était déjà l’amour qui parlait, on ne pouvait plus en douter !… C’est ainsi qu’elle reconstruisait son histoire pour en faire un roman édifiant, ce qui l’autorisait maintenant à s’abandonner plus librement aux étreintes de cet homme qui pourrait bientôt disposer d’elle comme il le voulait. Et lui, de son côté avait pris de l’assurance. Il l’étreignait dès que l’occasion se présentait - occasion qu’ils recherchaient tous les deux en se donnant l’air de la rencontrer par hasard. Ils allaient par exemple vagabonder du côté du port en plein midi, à l’heure la plus chaude, quand il n’y a plus personne dans les rues et que le goudron fume sur la chaussée et devient comme une pâte dans laquelle le pied s’enfonce. Ils allaient s’étreindre ventre sur ventre contre un mur couvert de réclames bariolées et là, sur le matelas tiède des affiches déchiquetés ils s’embrassaient voracement. Elle ouvrait démesurément la bouche pour se saouler de sa salive (comment peut-on jouir de choses aussi dégoûtantes ! se disait-elle). Puis ils repartaient sans un mot, aussi gênés l’un que l’autre, sous le nez des marins tout en blanc qui montaient la garde devant les grilles de l’Amirauté.

Pour tout le monde ils apparaissaient désormais comme un couple tant s’impose facilement aux yeux d’autrui le fait acquis. Même ceux qui en avaient été d’abord le plus choqués ne remettaient plus la chose en cause maintenant, Mme de Forgeac comme on l’a vu mais aussi bien Rosalie, dont les crises d’asthme avaient cessé dès qu’elle avait compris que ce mariage était définitif. Elle en avait pris son parti et se passionnait maintenant pour l’organisation de cette grande journée qui avait été fixée au 25 Juillet. Jérôme, quand il venait chercher Mélanie, ne se contentait plus de l’attendre en bas désormais mais montait la chercher chez elle et il était bien accueilli par Rosalie et par son fils qui avaient décidé une fois pour toutes que, même s’il était un peu niais et ignorant des choses essentielles comme le jazz ou l’opéra, c’était tout de même un bon garçon et plein de qualités. Il n’est pas fier ! disaient-ils.

Les relations étaient beaucoup moins simples entre Mélanie et Mme Beaufroy. Celle-ci avait bien dû se faire, elle aussi, à l’idée du mariage mais ses silences appuyés chaque fois que son fils tentait de lui en parler laissaient assez deviner ce qu’elle en pensait. Comme son mari, elle devait « rendre grâce au ciel » de l’épreuve qui lui était imposée. « - Mon fils va épouser une saltimbanque ! » avait-elle confié un jour à l’une de ses relations – mot qui avait été, comme il se doit, immédiatement répété. Les seuls rapports qu’elle avait établis avec Mélanie concernaient les problèmes liés aux dispositions qu’il convenait de prendre pour leur installation. En effet l’immeuble où elle habitait ainsi que son fils, lui appartenait tout entier. Au premier étage il y avait les bureaux de l’étude, au second se trouvait l’appartement qu’elle avait occupé avec son mari et où Jérôme vivait maintenant (c’est là que le jeune couple s’installerait), quant à elle, elle s’était réservé une petite chambre au troisième étage qui avait l’allure d’une cellule. Attenante à cette pièce une seconde chambre un peu plus grande lui servait de bureau - c’est là qu’elle travaillait toute la journée – et il y avait également un grand salon où elle recevait ses visiteurs. Il s’agissait donc de redonner vie à l’appartement du second étage qui était pour ainsi dire à l’abandon, à part la chambre occupée par Jérôme. Et voici que du jour au lendemain il allait devoir y introduire une étrangère. Cela n’avait pas dû être évidemment sans lui poser de problèmes. Mélanie avait bien suggéré qu’il aurait été plus simple et plus agréable pour eux de s’installer dans un autre quartier, près du parc de Galland par exemple, mais l’idée lui avait paru si saugrenue - ne serait-ce qu’en raison de son travail - qu’elle n’avait pas insisté. Durant le mois de juillet ils venaient donc souvent dans cet appartement préparer leur prochaine arrivée. Mme Beaufroy, affectant soudain un soucis particulier de leur confort, ne manquait jamais d’être là et imposait à Mélanie une visite minutieuse des lieux afin de lui expliquer mille et un détails concernant les particularités de l’installation électrique, de la plomberie, des appareils de chauffage, etc. - visites durant lesquelles elle ne manquait jamais d’évoquer ses propres souvenirs. Chaque bibelot avait son histoire, chaque meuble était une relique, le pire étant le fauteuil de son mari qui trônait encore dans le salon ! un siège Henri VIII en chêne massif, garni de cuir rouge, auquel on avait adapté quatre roues ainsi que deux planchettes rabattables sur lesquelles, lui avait-elle expliqué, il pouvait poser ses moignons. Le capiton du siège gardait encore l’empreinte de son corps et cet objet funèbre semblait imposer la présence d’un fantôme, impitoyable gardien du lieu. Mélanie écoutait avec patience les explications de sa future belle-mère. Elle ne voulait pas se la mettre à dos et puis il faut avouer que dès les premiers jours elle avait éprouvé un certain respect pour les épreuves qu’elle avait endurées. Sa force de caractère lui en imposait envers et contre tout et elle ne pouvait s’empêcher de la comparer à sa propre mère, à son inconséquence et à sa frivolité, se sentant flattée au fond d’entrer dans cette famille qui ressemblait si peu à la sienne.

Un jour – c’était peu de temps avant le mariage - Mme Beaufroy lui avait demandé de venir l’aider pour la réception qu’elle comptait donner en l’honneur de la maréchale de Hauteclocque dont elle se vantait d’être l’amie et qui était de passage dans la région. Or il s’avéra que cette invitation était un piège. Mélanie s’était trouvée ravalée au rang de servante, passant les assiettes de petits fours avec l’aide de la bonne pour laquelle tout le monde semblait avoir plus de considération que pour elle car elle était au service des Beaufroy depuis des années. Mme Beaufroy avait à peine pris le temps de présenter sa future belle-fille et en des termes dont la froideur avait vite fait comprendre en quelle estime elle la tenait puis on ne s’était plus occupé d’elle. Jérôme n’était même pas là pour la protéger car les hommes étaient exclus de cette réception, à cause de la présence de deux musulmanes, épouse et fille d’un chef harki récemment tué dans les Aurès que Mme Beaufroy avait voulu honorer. Les deux malheureuses se tenaient dans un coin, serrées l’une contre l’autre tandis que la conversation roulait sur la prochaine promotion de Mme Beaufroy au grade d’officier de la Légion d’Honneur qui venait d’être rendue officielle quelques jours auparavant. Chacune de ces dames se répandait en compliments sur l’admirable dévouement dont elle faisait preuve malgré les malheurs dont la vie l’avait accablée. Mais comme chez le général Gallois on sentait que beaucoup de choses n’étaient pas dites et que des clivages souterrains divisaient cette société que les circonstances feraient bientôt apparaître au grand jour. Par exemple il était évident que ces dames étaient partagées entre la fascination qu’exerçait sur elles la glorieuse figure de la Maréchale et la réserve qu’elles souhaitaient conserver malgré tout envers sa personne, sur la recommandation sans doute de leurs maris, celle-ci étant porteuse en quelque sorte ontologiquement de par son défunt mari d’une sorte d’allégeance naturelle au chef de l’État. Mélanie qui ne comprenait rien à ces coteries où le mondain se mêlait au politique et qui ne cherchait pas du reste à y comprendre quoi que ce soit, restait sur sa chaise sans rien dire, rageant de demeurer muette, à l’image des deux mauresques dont elle aurait bien voulu se faire des amies mais qui, hélas, ne parlaient pas un mot de français.

Elle était sortie de cette réception épuisée et soudainement prise de terreur à l’idée de la vie qui l’attendait. Dans quel guêpier était-elle aller se fourrer et pouvait-elle compter sur Jérôme pour en sortir ? Il y était englué lui-même jusqu’au cou. Quand elle était rentré chez elle ce jour-là elle avait été prise d’une crise de larmes qui s’était transformée en une véritable crise de nerf. Elle prenait conscience tout à coup de ce que dans quelques jours elle quitterait cet appartement dans lequel elle avait vécu toute sa vie, elle quitterait son frère, sa mère, elle allait peut-être perdre tout ce qui l’avait si fortement constitué jusqu’ici. Et pour devenir quoi ? elle n’en avait pas la plus petite idée.

Avec quel bonheur sa mère l’avait consolée ce jour-là, l’avait mise au lit et bercée comme une petite fille, lui promettant qu’elle pourrait revenir la voir aussi souvent qu’elle le voudrait puisqu’elles n’habiteraient pas bien loin l’une de l’autre après tout (les deux maisons aux deux extrémités du Boulevard étaient à peine à dix minutes). Elle écoutait cette voix qui la berçait, cette voix qui avait été celle de Carmen, de Marguerite et de Mimi Pinson, et elle s’était endormie ce jour-là apaisée mais les joues inondées de larmes.

On était le 20 Juillet. Cinq jours plus tard tout serait consommé.



NB: Les épisodes précédent sont rassemblés sous la rubrique "Le bonheur conjugal"