moment de torpeur pendant lequel on commençait à s’endormir jusqu’à ce que Marinette déclare que Jean-Charles et elle allaient faire la sieste. Ils se sont alors dirigés vers la chambre et quand Mélanie s’est retrouvée seule avec Jérôme elle a éprouvé un certain malaise car ils savaient bien tous les deux ce que les autres étaient parti faire. Du reste les bruits qui leur parvenaient un moment plus tard à travers la cloison ne laissaient aucun doute. Heureusement ces bruits étaient couverts par celui des mouettes qui continuaient dehors leur lutte fratricide.
- Alors, comment trouvez-vous mes amis ? Ils sont sympathiques n’est-ce-pas ?
Mélanie n’avait aucune difficulté à faire l’éloge de Marinette qui lui avait beaucoup plu. Elle était un peu plus réservée à l’égard de Jean-Charles qu’elle trouvait un peu mou, disait-elle. Mais Jérôme semblait l’adorer, il vantait son intelligence, sa culture. C’était son seul véritable ami, affirmait-il. Ils ne s’étaient plus jamais quittés depuis qu’ils s’étaient rencontrés à la Faculté de Droit. Mais il fallait le connaître : un homme discret, secret même, qui cachait ses angoisses, et un profond désespoir existentiel. Il ne croyait à rien, et surtout pas à l’avenir de ce pays. Comme il était juif il ne se sentait pas vraiment français. Il était de nulle part, ne parlait jamais politique mais Jérôme le soupçonnait d’avoir des idées libérales. Il n’était pas monté une seule fois au l’année dernière et lisait France-Observateur.
Mélanie écoutait Jérôme parler. Elle se sentait bien ici. La gêne momentanée qu’elle avait éprouvée en entendant les deux autres avait disparu. Ils étaient en train de faire l’amour, et alors ? (elle s’étonnait elle-même de l’audace de sa pensée). Elle aussi aurait bien fait l’amour. Elle le ferait bientôt avec Jérôme quand ils seraient mariés.
- Au fond, lui a-t-elle dit, je crois que l’année prochaine nous devrions nous attacher à faire revivre cette maison. Elle est magnifique. C’est dommage qu’elle ne serve pas davantage. On sent qu’elle n’est pas habitée. Nous pourrions recevoir des amis par exemple, mais pas seulement Jean-Charles et Marinette, je veux dire, organiser des soirées. Vous ne croyez pas ? Jérôme était ravi de cette idée.
- Quelquefois, a-t-il répondu, Marinette m’agace un peu parce qu’elle a tendance à se croire ici chez elle mais désormais ce sera vous la maîtresse de maison. Vous voyez, je crois qu’un homme a besoin d’une femme pour se réaliser. Regardez Jean-Charles. Il s’est complètement transformé depuis qu’il a rencontré la sienne. Si vous aviez pu voir comment il était avant, taciturne, replié sur lui-même. Et maintenant on sent qu’il a acquis un équilibre…
Ils sont restés ainsi à bavarder durant tout le temps que les autres avaient disparus. Des bribes de conversations entrecoupées de longs silences car ils luttaient tous les deux contre le sommeil. À un moment Mélanie s’était aperçu que Jérôme refreinait comme il pouvait une envie de bailler et elle aussi avait du mal elle à rester éveillée. En vérité elle aurait bien aimé aller s’allonger - il devait y avoir d’autres chambres dans la maison - mais elle n’osait pas le lui demander parce qu’elle ne voulait pas que cela puisse prêter à équivoque. Alors ils en ont été quitte pour rester assis l’un en face de l’autre à supporter la chaleur en nourrissant comme il pouvait une conversation qui devenait de plus en plus sporadique. Puis elle s’est occupée à desservir la table et à faire la vaisselle pendant qu’il continuait à rêvasser en feuilletant un magazine.
On dirait que nous sommes déjà un vieux couple ! se disait-elle en s’activant dans la cuisine.
Après un long moment les deux autres ont enfin consenti à réapparaître.
- Eh bien alors, vous êtes toujours là ! s’est écrié Marinette en les voyant. Vous n’êtes pas allé faire la sieste. Moi je ne peux pas m’en passer. Surtout quand il fait aussi chaud.
Elle se serrait contre son mari en lui caressant amoureusement l’estomac pendant que celui-ci les regardait, Jérôme et elle, en ayant l’air de se demander où ils en étaient de leur relation amoureuse. Mélanie tentait de soutenir son regard mais elle se sentait rougir. Heureusement Marinette a déclaré alors qu’elle voulait prendre une douche et elle s’est envolée comme un oiseau en direction de la salle de bain pendant que Jérôme louchait sur la partie d’échec restée inachevée. Alors Mélanie leur a proposé de la terminer pendant qu’elle allait se changer et elle a rejoint Marinette dans la salle de bain.
Quand elle est entrée, celle-ci était déjà sous la douche, toute nue, coudes au corps, elle serrait les genoux en trépignant : - L’eau est glacée mais qu’est-ce que c’est bon, doux Jésus !…
Elle riait, poussait de petits cris, des filets de mousse ruisselait sur sa poitrine. Elle a fini par fermer le robinet en s’ébrouant et a sauté dans une serviette, ne laissant bientôt plus apparaître de son corps que deux épaules duveteuses et délicieusement rebondies.
- Génial ! c’est absolument génial ! Je ne connais rien de meilleur que de prendre une douche glacée quand on vient de faire l’amour. Tu ne trouves pas ?… Tu n’a pas encore fait l’amour avec Jérôme, toi ? Tu as bien raison. Maintenant, tant que vous y êtes, autant attendre d’être mariés. Moi, avec Jean-Charles, on l’a fait tout de suite. J’étais tellement pressée ! Mais on ne l’a dit à personne. Même aujourd’hui mes parents croient encore que nous avons attendu le mariage. Mais c’est une convention ridicule, n’est-ce-pas ?… Est-ce que tu as lu Bonjour Tristesse ?
Mélanie l’avait lu bien sûr. Le livre avait même été l’objet de longs débats entre sa mère, son frère et elle. Son frère était partisan de laisser aux filles une totale liberté, Rosalie défendait la chasteté, sauf que l’amour dans certain cas, pouvait tout justifier. Allez vous y reconnaître avec ça ! c’est ce qui avait donnait lieu à de longs débats.
Mélanie avait adoré ces discussions dans l’intimité du foyer familial où l’on goûtait le délicieux frisson d’aborder des sujets tabous. Que savait-elle d’ailleurs de l’amour ? de l’amour physique. Jusqu’ici elle en avait en réalité beaucoup plus imaginé qu’elle n’en savait réellement. Et voici qu’aujourd’hui, pour la première fois, elle se trouvait devant une femme mariée qui avait l’expérience de ces choses-là et qui en parlait librement (car elle n’avait jamais eu jusqu’ici d’amie mariée (ni pas mariée du reste, elle n’avait jamais eu d’amie du tout). Alors c’était une chose merveilleuse que de se laisser envoûter par le charme de cette voix qui gazouillait pendant qu’elle continuait à s’essuyer dans sa grande serviette.
- Je n’avais jamais connu un homme avant Jean-Charles… ni depuis d’ailleurs ! a poursuivi Marinette en riant. Et je ne le regrette pas. Je ne vois pas ce que ça m’aurait apporté de plus. Mais je comprends que les filles veuillent en connaître davantage aujourd’hui. C’est une autre époque. Moi, je ne sais pas si tu te rends compte, je ne savais même pas ce que c’était que l’orgasme avant de le rencontrer, même théoriquement, je veux dire. C’était la première fois que j’entendais ce mot-là et quand il m’a demandé si j’en avais eu un, la première fois, je ne savais pas quoi lui répondre.
- Et maintenant ?
Elle a cru à une plaisanterie et a levé les yeux au ciel :
- Maintenant ? Oh la la !…
Mais il était évident hélas ! qu’elle n’en dirait pas plus. C’était la question qui hantait Mélanie depuis longtemps ! Ce n’est pas encore aujourd’hui que j’en apprendrai davantage, s’est-elle dit. Elle avait compris que la franchise de Marinette venait d’atteindre sa limite et qu’elle garderait son secret. Une barrière infranchissable séparait une femme mariée d’une jeune fille et aucune tentative ne lui permettrait jamais de franchir cette barrière. Inutile d’essayer de lui faire le coup de la bonne copine, de l’amitié entre filles, etc. Elle était une femme et ne lâcherait pas son secret. En sortant de la salle de bain Mélanie savait donc qu’elle n’en apprendrait pas plus et qu’elle devrait toute seule affronter le monstre.

NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique: "Le Bonheur conjugal"