refermer sur la malheureuse Mélanie Charmette devenue désormais Mme Jérôme Beaufroy, le plus éclairant pour nous serait peut-être de prendre connaissance du journal intime rédigé par cette dernière durant son voyage de noce, journal qui fut découvert vingt ans plus tard et constitua, comme l’on sait, une pièce essentielle de son procès. Ce document se présente sous la forme d’un cahier d’écolier à couverture rose buvard (modèle « Bayard » années 50) dont les pages quadrillées sont couvertes d’une écriture fine et régulière tracée au crayon, mais qui reste encore aujourd’hui, malgré les années passées, parfaitement lisible.

Bou Saada, dimanche 26 juillet.

Je ne suis plus vierge ! Du moins je le crois. Ça restera à vérifier mais d’après Jérôme je ne devrais plus l’être, bien que je n’en sois pas certaine ni lui non plus.

Soulagée ? Je ne sais pas. Tout cela est si bizarre ! À cet instant je pense à Maman et à Gilles qui doivent être en train de parler de moi en prenant leur café. Je les entends d’ici : Tu crois que ça c’est bien passé ? Tu penses qu’elle est heureuse ?… Et Gilles qui ricane ! et Maman qui essuie une larme !… Elle faisait une de ces têtes hier à l’église quand je suis passée devant elle au bras de mon pauvre frère qui me tenait lieu de père ! On aurait dit un pauvre chat abandonné… Tout à l’heure j’ai acheté ce cahier dans un bazar près de l’hôtel. Envie irrépressible d’écrire. Pourquoi ? Je ne sais pas. Pour faire le point peut-être, pour prendre de la distance vis à vis de moi-même. Tous ces événements ont été tellement précipités !… Si l’on m’avait dit il y a trois mois que je serais ici, que je serais Mme Jérôme Beaufroy ! Hier je passais de la mairie à l’église, de l’église à l’Oasis (mon Dieu cette réception à l’Oasis ! ), je remplissais toutes les obligations de ce qu’on appelle un mariage bourgeois, je recevais les compliments des uns et des autres, je tendais la joue à toutes ces bouches qui se posaient sur moi comme pour s’approprier mon nouveau corps d’épouse, et puis le départ comme une fuite, les heures de voiture en convoi militaire (sécurité oblige ! ) et enfin l’arrivée tardive à cet hôtel Transatlantique où maintenant me voici attablée en face d’une palmeraie qui déploie sous mes yeux ses jeux d’ombres et de lumière. On dirait une carte postale coloriée. Il est onze heures du matin et la chaleur monte progressivement. Il paraît qu’elle sera insupportable à midi. J’ai l’impression d’avoir été projetée dans un monde où plus rien n’est réel. L’anglaise et son mari, qui dînaient hier soir à une table voisine de la nôtre et dont Jérôme a déjà fait la connaissance, se font photographier sur le dos d’un chameau qui pourrait être en carton ; l’aspirant Vasseur, qui est venu nous saluer ce matin, s’est assis au pied d’un palmier et a sorti son carnet de croquis, il tend son crayon à bout de bras en clignant des yeux. Pourtant il n’a pas une tête d’artiste. Le genre acteur plutôt : Tyrone Power dans le rôle de Van Gogh, cherchez l’erreur !… Jérôme est déjà parti se baigner avec deux suissesses, la mère et la fille, aussi rouges l’une que l’autre. Je ne sais pas comment tous ces gens trouvent encore l’énergie de bouger. L’hôtel est à peu près vide en ce moment, d’une part en raison des événements (on parle d’une vaste opération en Kabylie et qui doit signer le dernier quart d’heure de la rébellion) et d’autre part à cause de la saison qui n’est pas la plus favorable pour visiter le « Sahara ». Mais est-ce vraiment le Sahara, ici ? J’ai plutôt l’impression qu’il s’agit d’un décor de film. Le désert se résume à une ou deux dunes et à cette palmeraie dont il se dégage une odeur piquante d’urine et de crottins de chameau. L’hôtel Transatlantique, m’a expliqué Jérôme, a connu son heure de gloire autrefois, dans l’entre-deux guerres, quand beaucoup de riches anglais avaient coutume de venir y passer leurs vacances. Mais maintenant il est bien défraîchi. L’établissement se voulait luxueux. Dans l’entrée il y a une gravure qui représente un paquebot, en référence sans doute au nom de l’établissement ; le bar est très cosy avec son tissus écossais au mur, ses boiseries et ses lumières tamisées. Il devait s’efforcer de rappeler le confort douillet des clubs londoniens pour attirer la clientèle d’outre-Manche. Cela donne quelque chose d’étrange avec les serveurs vêtus à l’oriental, pantalons bouffants, larges ceintures et chéchia sur la tête !…

Il est onze heures. Ce matin Jérôme voulait absolument aller voir une cascade qui se trouve tout près, dans un endroit qu’on appelle le moulin Ferrero et dont son père, qui venait ici dans sa jeunesse, parlait souvent paraît-il. J’ai préféré rester seule. Je crois qu’il n’était pas mécontent lui aussi de s’éloigner un peu de moi. Je le sens gêné depuis ce qui s’est passé cette nuit, bien qu’il n’ait cessé de me répéter que c’était normal, que ça n’avait aucune importance. Nous avons toute la vie devant nous ! m’a-t-il dit. C’est justement ce qui m’inquiète. Mais non, je suis méchante. Pauvre Jérôme ! je ne lui veux pas de mal, je crois même que je n’ai jamais autant aimé sa fragilité, ses doutes, ses inquiétudes. S’il savait comme ces choses-là ont peu d’importance pour moi. Le piège de la nature, comme il dit. Je repense à Marinette et à notre conversation à ce sujet. Elle qui en faisait tout un plat ! Toutes les femmes sont-elles comme ça ?… Non je ne suis pas déçue, je veux au contraire affirmer sur ce cahier à quel point j’apprécie la délicatesse de mon mari. C’est moi qui ne lui rend pas la tâche facile. D’ailleurs je ne parlerai plus de ces choses. Je les trouve vulgaires. Je veux consigner simplement les menus événements de notre voyage afin d’en garder le souvenir pour plus tard, afin que je puisse me rappeler cet étrange moment où je ne suis pas encore celle que je deviendrai tout en n’étant déjà plus celle que j’étais.


Mardi 28 Juillet


Trois jours déjà que nous sommes ici. Les nuits sont fraîches heureusement ! Quand le soleil se couche c’est une véritable délivrance. Tout le monde se retrouve alors sur la terrasse de l’hôtel et nous échangeons des propos anodins en regardant le ciel se fondre en longues flaques couleur caramel. Décidemment Jérôme est un mondain, je le savais. Il adore bavarder avec les uns et les autres. L’alcool glacé coule délicieusement dans ma gorge tandis que j’écoute d’une oreille ce que l’on dit autour de moi et que je me laisse bercer par les mélodies légères que le pianiste égrène négligemment sur son énorme Pleyel qui ressemble à un cercueil. Hier l’anglais, qui s’appelle Sir Edward Redford – un homme charmant, aux tempes argentées et aux pommettes rubicondes comme sont les anglais dans les romans de Dickens - m’a invitée à danser pendant que sa femme (une adorable lady toute en sourires et en perles) restait à bavarder avec Jérôme. Ils viennent de Manchester, nous ont-ils dit, où sir Edward possède une grosse filature. Ils ont l’habitude depuis toujours de venir passer leurs vacances au Transatlantique et continuent à venir envers et contre tout malgré les événements. Ils étaient tout émus en apprenant que nous étions en voyage de noce parce que c’est ici également qu’ils ont passé le leur voici quarante ans. Jérôme a même découvert que sir Edward et lui avaient des relations communes. Il est devenu également inséparable des deux suissesses qui ne veulent personne d’autre pour aller se baigner dans la piscine. Elles ressemblent à une réclame vivante pour leur pays : peau de lait insensible aux coups de soleil, cheveux blonds et grands yeux bleus. Curieusement c’est elles qui résistent le mieux à la chaleur. L’après-midi, à l’heure de la sieste, elle partent encore faire des promenades à dos de chameau avec le guide qu’on appelle Ali Baba et qui fait des efforts considérables pour nous faire rire. Quant à l’aspirant Vasseur, c’est un appelé du contingent qui a voulu profiter d’une permission pour venir visiter le désert au lieu de rentrer chez lui, parce qu’il en rêvait, nous a-t-il dit, depuis qu’il est tout petit. Mais il n’est guère bavard, plutôt taciturne. Pauvre garçon ! ça ne doit pas être très amusant de se retrouver seul ici. Jérôme et lui se sont lancés hier soir dans une interminable partie d’échec. À minuit elle n’était pas encore terminée. Et moi je me sentais gênée vis à vis de cet homme parce qu’il devait penser que pour deux jeunes mariés nous n’avions pas l’air très pressés de remonter dans notre chambre. Quand la partie a été finie Jérôme m’a rejointe sur la terrasse et l’aspirant m’a saluée de loin. Je me suis senti rougir en pensant à ce qu’il devait être en train de se dire. Pourtant je venais de passer un moment délicieux à contempler la voûte étoilée et je n’avais vraiment pas envie d’aller me coucher mais je me sentais humiliée. J’en ai fait ensuite la remarque à Jérôme en lui demandant d’éviter dorénavant de me mettre dans une telle situation. Il paraissait tellement désolé que j’ai aussitôt regretté de lui causer ce tourment. D’autant qu’il me semble que cette partie qui se prolongeait n’était peut-être que la conséquence de la gêne qu’il éprouvait lui-même à l’idée de se retrouver en tête à tête avec moi. Il n’y a pas de raison d’ailleurs car avec cette chaleur écrasante nous nous écroulons sur notre lit et nous endormons presque aussitôt. D’un accord tacite nous n’avons pas renouvelé les tentatives de la première nuit, renvoyant à plus tard le moment de « remettre le sujet sur le tapis » comme il dit. Cela étant dit j’adore m’endormir la tête sur son épaule. En m’endormant je repensais à la soirée que nous venions de passer quand je les regardais jouer tous les deux et qu’ils ne faisaient pas attention à moi. Le bel aspirant avait l’air de beaucoup réfléchir entre chaque coup mais c’est tout de même Jérôme qui a gagné et j’étais fier de lui.


NB Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique "Le bonheur conjugal"