Nouveaux arrivants ce matin : un vieux beau et sa poule. Le vieux beau est habillé à l’ancienne mode : costume de lin et canotier. Sa compagne, qui doit avoir vingt ans de moins que lui, se déplace avec suavité dans une robe en crêpe de Chine. Elle est réellement très belle et il la couve des yeux, l’entoure de prévenance, tandis qu’elle regarde ailleurs, indifférente à ses hommages. Ils sont tellement caricaturaux tous les deux que nous échangeons des sourires entre nous quand nous les voyons passer. Lui semblerait plutôt désireux d’entrer en contact avec les autres mais elle ne s’y prête guère. Après le déjeuner ils sont retournés dans leur chambre sans prendre leur café. J’ai demandé à Jérôme s’il la trouvait belle, il prétend qu’elle n’est pas attirante. Trop froide pour lui, paraît-il. Quel est le rapport ? Elle est belle, c’est tout. Est-ce que ça ne suffit pas ? Mais pour lui la beauté est une notion subjective, ce qui compte c’est l’âme. Alors j’en ai profité pour lui poser la question qui me brûlait les lèvres depuis longtemps : Qu’est-ce qui lui a plu en moi ? Et je lui ai avoué que je n’avais toujours pas compris la soudaineté de sa demande en mariage et cette espèce de certitude qui l’avait habité depuis le début que j’étais celle qui lui convenait. Je l’avais mis sur le compte d’un coup de foudre, d’un amour subit et irrésistible et j’en avais été émue, je m’y étais laissé prendre, mais maintenant j’avoue que je commence à en douter, lui ai-je dit. Au fond je crois deviner chez lui une sorte d’indifférence à mon égard que je ne parviens pas à m’expliquer mais que je suis bien obligée de constater… Je lui ai sorti tout cela d’un seul coup, j’en étais étonnée moi-même, il me semblait que je le découvrais en même temps que je le disais. Il m’écoutait consterné, il avait l’air de découvrir lui aussi des abîmes qu’il n’avait pas soupçonnés et tout en parlant j’avais pitié de lui et je n’arrêtais pas de lui dire : - Excuse-moi de te dire tout ça, mais il fallait que je t’en parle… Tant et si bien qu’à la fin je me suis mise à pleurer.

Il a pris un long moment avant de me répondre. Il a allumé une cigarette et a fini son café puis il m’a dit qu’il comprenait très bien tout ce que j’éprouvais et que c’était un effet des difficultés que nous avions rencontrées la première nuit, que tout ça était de sa faute et qu’il faudrait qu’il fasse un effort pour y remédier. Les choses viendraient petit à petit. Ici c’était difficile à cause de la chaleur mais au retour… Sa réponse m’a mise en fureur. Il n’avait donc rien compris ! Je lui ai dit que la qualité de ses prestations (j’ai employé un mot plus crû) n’avaient rien à voir dans cette affaire et qu’elles étaient largement assez suffisantes pour moi, je n’en demandais pas davantage, mais que ce qui me blessait c’était son indifférence à mon égard. Une sorte de placidité, d’égalité d’humeur. D’ailleurs il ne parle que de lui, il ne s’est jamais intéressé à moi. Mais non ! il est persuadé qu’il m’aime. Il m’aime ! et ça lui suffit. Ce mot, pour lui, permet de tout expliquer, de tout justifier !… Je tapais du poing sur la table et il m’a demandé alors de me calmer parce que les autres pouvaient nous voir et que ce n’était pas la peine de se faire remarquer et puis il m’a expliqué qu’il avait tout de suite lu dans mon âme, dès la première fois qu’il m’avait vue, que nous étions faits l’un pour l’autre et que notre complicité était telle, notre proximité tellement évidente qu’il ne voyait aucune raison de la proclamer à chaque instant. « - Tu comprends, m’a-t-il dit, nous sommes tellement transparents l’un à l’autre ! pour moi c’est un peu comme si nous étions déjà un vieux couple. » Et il était persuadé de me faire un compliment en disant ça ! J’ai feint de le prendre pour tel.

Nous sommes remontés dans notre chambre. Cette conversation nous avait épuisés. Au fond c’était notre première scène de ménage. Au plafond, le ventilateur brassait l’air et il régnait dans la pièce une relative fraîcheur. Nous nous sommes déshabillés, nous nous sommes allongés tout nus à même le drap et j’ai commencé à sombrer dans le sommeil. À quoi devait-il pensait-il à cet instant ? Quelles images passaient dans sa tête… Moi j’étais sur la plage de Zéralda quand j’avais dix ans, Maman était un peu plus loin, sous un grand parasol rouge et Gilles parlait avec des camarades de son âge. Les autres l’écoutaient et moi je l’admirais. Et tout à coup je me suis aperçu, dans mon rêve, qu’il avait la tête de l’aspirant Vasseur et je me suis mis à pleurer. Je sentais les larmes couler le long de mon cou, elles me chatouillaient comme des fourmis et je me complaisais dans ma tristesse… et puis à un moment j’ai entendu quelque chose de sourd, de régulier, de lancinant. C’était l’autre qui ronflait.


NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique : " Le bonheur conjugal"