Il y a une semaine que nous sommes là et ce matin j’ai pris conscience que ces éphémères compagnons qui nous entourent, que nous ne nous connaissions pas en arrivant, me sont devenus indispensables ! Nous vivons en quelque sorte ici hors du temps et du coup la moindre chose en devient essentielle parce qu’elle participe à la perfection d’un ensemble dont la moindre modification me semblerait insupportable. C’est sans doute aussi à cause de cette chaleur qui nous écrase du matin au soir. Nous vivons dans un état d’hébétude où la pensée s’effiloche comme les nuages dans un ciel d’été. J’ai pris maintenant l’habitude d’écrire chaque fin d’après-midi entre sept et huit heures en attendant l’heure du dîner, pendant que Jérôme est parti s’ébattre dans la piscine avec les deux suissesses (il faut le voir s’ébrouer dans son maillot bleu clair ! ). Moment de très relative fraîcheur qui nous délivre de la torpeur dans laquelle nous sombrons tout le reste du temps. C’est comme si les idées alors reprenaient corps dans mon esprit, ressurgissant d’un néant où elles n’avaient jamais cessé d’exister pourtant, les mots revenant exprimer une pensée qui dans l’informulé n’avait jamais cessé d’être là, latente, indolore. Je comprends maintenant ce que Jérôme me disait le premier jour : dans ce lieu où le temps n’existe plus nous sommes un vieux couple, comme sir Edward et sa femme, qui du reste ne s’y sont pas trompés et nous ont pris en amitié, comme les deux suissesses, la mère et la fille, qu’on ne peut imaginer l’une sans l’autre. Ne le savais-je pas d’ailleurs depuis le début ? Nous sommes un vieux couple !… Dire qu’il y a une semaine je faisais semblant d’arriver ici comme une jeune épousée qui ne sait pas ce que lui réserve sa nuit de noce ! Aujourd’hui nous avons pris nos habitudes, nous avons nos rituels, nos moments de plaisir, et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Nous nous sommes longuement expliqués là dessus l’autre jour avec Jérôme et je lui ai redit une bonne fois pour toutes la tendresse que j’éprouvais pour lui. Il m’émeut ! il me suffit de le regarder et je m’attendris en pensant qu’il est à moi et que je suis à lui. Mais est-il rassuré pour autant ? Il a toujours l’air de se sentir coupable. Il m’a raconté toutes les humiliations que lui avaient fait subir ses parents quand il était petit et comment ils se vengeaient sur lui de leurs propres malheurs, et les souffrances qui avaient été les siennes durant son enfance de se sentir différent des autres à cause d’eux, la façon dont on se moquait de lui à l’école quand on lui demandait comment sa mère avait fait pour… La honte, me dit-il, est liée chez moi au fait même d’être né, elle est à l’origine de mon être pour ainsi dire. Il m’a raconté ensuite l’amitié qui l’avait lié à Jean-Charles quand il l’avait rencontré à la Faculté : c’est parce que Jean-Charles est juif, m’a-t-il dit, et qu’il ne se résout pas, lui non plus, à être un exclu. C’est à cette époque qu’ils avaient lu Proust tous les deux. Jean-Charles avait découvert grâce à ce livre que l’on pouvait être juif et fréquenter les salons de la meilleure société. Swann était devenu son modèle. Tout cela n’était qu’enfantillages bien sûr mais il en était résulté entre eux une grande amitié. Il m’aimait parce que mon père était au Rotary, m’a-t-il expliqué, et moi je l’aimais parce qu’il était juif. C’est comme ça que se forgent les grandes amitiés. Jean-Charles plaisait aux filles, Jérôme s’en fichait. Elles entraient dans la vie de son ami et en ressortaient comme des oiseaux qui se posent sur une branche et il en jouissait par procuration pour ainsi dire, sans jalousie, sans envie. Jusqu’au moment où Marinette est apparue. Jérôme dit que ça n’a rien changé entre eux mais je n’en suis pas si sûre. Il est impossible qu’il ne se soit pas senti seul quand Jean-Charles s’est marié. Les autres ça ne comptait pas mais cette fois c’était différent. Quelque chose lui échappait, quelque chose dont il se sentait définitivement exclu. Et alors soudain j’ai compris pourquoi il m’avait fait cette étrange demande en mariage. Mais oui, bien sûr ! c’est tout simplement parce qu’il ne pouvait plus supporter d’être resté sur le carreau, alors il a pris la première venue. À moins qu’il n’en ait sollicité d’autres avant moi et qu’elle aient toutes refusé ! Mais je ne crois pas, elles auraient été ravies au contraire d’épouser un homme aussi riche que lui et de plus je suis sûre que ses sentiments à mon égard sont sincères. Enfin, puisque de toutes façons je ne pourrai jamais le savoir, autant se placer dans l’hypothèse la plus favorable ! Qui peut dire s’il n’a pas été choisi par défaut ?

En tous cas il y en a un qui n’a pas l’air de se demander pourquoi il a été choisi, c’est le vieux beau. Il jouit de son bonheur avec une réjouissante impudeur, quoiqu’à d’autres moments il verse dans la mélancolie, descendant force whiskies au bar. Mais la plupart du temps il parle à tout le monde. Il nous a raconté dès le premier jour qu’il était acteur et il dit qu’il a joué dans de nombreux théâtres parisiens, qu’il est à tu et à toi avec Pierre Blanchard, Charles Boyer ou je ne sais plus qui (il y a toujours des noms célèbres dans sa conversation). Quant à sa compagne elle est actrice elle aussi (d’origine allemande, elle s’appelle Carla Mann) et elle a tourné récemment dans un film dont je n’ai jamais entendu parler, d’un certain Bénazéraf paraît-il. Elle semble trimballer en permanence un insondable ennui dont rien ni personne ne peut la distraire. Je crois que je n’ai pas encore entendu une seule fois le son de sa voix depuis qu’ils sont ici. L’autre soir pourtant j’ai remarqué que son regard croisait celui de l’aspirant Vasseur. C’était au bar après le dîner. L’aspirant était accoudé au piano et bavardait avec Sir Edward tandis que le vieux beau était allé lui chercher un cocktail et j’ai vu qu’elle le regardait. Cela n’a duré qu’une fraction de seconde mais j’ai senti que l’aspirant n’écoutait plus ce que sir Edward lui disait. Depuis, je ne sais pourquoi, je ne peux m’empêcher de penser à eux. Je suis sûr d’ailleurs qu’ils se connaissent en secret. Assisterais-je à une intrigue !… J’aimerais les voir s’embrasser sous un palmier ou se rouler enlacés dans le sable comme Burt Lancaster et Deborah Kerr dans Tant qu’il y aura des hommes. Il faut dire qu’elle est si belle quand elle entre dans la piscine comme on se glisse dans un lit. J’observais l’aspirant l’autre jour. Que faisait-il pendant ce temps ? Il dessinait ! Est-ce pour sauver les apparences ou lui est-elle réellement indifférente ?



NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique "Le bonheur conjugal"