J’ai dû interrompre brutalement mon journal hier au moment où Jérôme me rejoignait. Il m’a demandé ce que j’étais en train d’écrire et je lui ai dit que c’était une lettre pour Maman. Il ne s’est même pas demandé comment on pouvait écrire une lettre sur un cahier ! C’est dire à quel point il fait attention à moi. Il était tout excité parce que l’aspirant venait de lui proposer de faire une nouvelle partie d’échec après le dîner. Quand je lui ai rappelé ce que je lui avais dit la première fois sur la situation délicate dans laquelle il me mettait dans ces cas-là, il a pris un air désolé et m’a proposé tout de suite d’aller se décommander mais évidemment je lui ai ordonné de n’en rien faire. C’est égal, j’en avais le souffle coupé et il m’a fallu faire tous les efforts du monde pour garder contenance. Je ne veux surtout pas qu’il aille se douter de l’état dans lequel je suis. Il irait s’imaginer je ne sais quoi. D’ailleurs je suis folle de continuer à tenir ce journal. Hier je l’ai laissé traîner dans la chambre. Il aurait pu l’ouvrir et le lire… Mais n’est-ce pas au fond ce que je cherche ?

L’attente qui a précédé le dîner a été atroce. Je m’attendais à chaque instant à voir réapparaître cette fille mais elle est restée invisible. Que pensait l’aspirant pendant ce temps ? L’attendait-il ? Il était assis, là, au bord de la piscine à deux pas de nous. À un moment il a appelé le barman pour commander un autre verre. Se posait-il des questions sur son absence ou bien avaient-ils convenu tous les deux qu’elle ne descendrait pas dîner ? J’essayais de deviner ce qu’il pouvait bien être en train de ressentir mais quand il s’est levé après avoir vidé son verre, il est passé devant nous et il lui a dit à Jérôme : « - Alors à tout à l’heure, n’est-ce-pas. » Et puis il m’a saluée à mon tour. J’ai tenté désespérément de deviner dans son regard ce qu’il pensait mais je n’y suis pas parvenu. Il a des yeux très clair qui vous glace les veines. Il m’a dit : « - Bon appétit ! » et je me suis entendu lui répondre comme une idiote : « - Et vous de même » !… » Comment peut-on être aussi nulle ! je me tuerais !… Quand il a été un peu plus loin Jérôme m’a dit : « - Le pauvre ! ce qu’il doit s’ennuyer ici tout seul ! »

Ensuite mon mari a voulu remonter dans notre chambre pour se changer et je suis allé me promener dans la palmeraie en l’attendant. J’avais besoin de me détendre. Je ne sais pas pourquoi, j’avais les nerfs à fleur de peau. Ce doit être à cause de la chaleur, et puis ce séjour commence à devenir trop long. J’en ai marre. Pour la première fois j’ai envie de repartir. J’ai hâte de retrouver Maman, Gilles… Il est vrai que mon retour signifiera aussi mon installation dans une nouvelle vie et je n’arrive pas à me faire à cette idée. C’est comme si tout ça n’était qu’un rêve. D’ailleurs j’ai l’impression que ce mariage ne m’a jamais paru réel depuis le début et que j’ai joué simplement à y croire et puis que les choses sont devenues vraies petit à petit sans que j’y prenne garde… Je pensais à tout ça en marchant le long de l’oued en attendant que Jérôme redescende et le murmure de l’eau m’apportait un semblant d’apaisement. Quand le jour a commencé à décliner je suis retourné en direction de l’hôtel et soudain… cette fois c’était comme si la foudre venait de me tomber sur la tête : Là, sur la terrasse !… ils se tenaient tous les deux l’un à côté de l’autre et ils parlaient ensemble, accoudés à la balustrade. Il fallait nécessairement que je passe à côté d’eux pour rejoindre le bar et il m’a fallu rassembler tout mon courage pour continuer à avancer. J’ai longé la piscine, j’ai gravi les marches et en passant à leur hauteur, de l’air le plus naturel, je leur ai lancé : « - Bonsoir ! »… Ils n’ont même pas fait attention à moi !… Elle était en train de lui parler. C’était la première fois que je voyais cette fille consentir à desserrer les lèvres. Mais là, pour le coup, elle parlait, elle parlait sans s’arrêter !… Malheureusement je ne pouvais pas entendre ce qu’elle disait. Sa tête était légèrement penchée vers lui, ses cheveux effleuraient ses épaules et j’ai bien vu que leurs mains se touchaient presque. Leurs regards étaient perdus dans le vague et ils étaient beaux ainsi, lui légèrement plus grand qu’elle, brun, le visage taillé à la hache, elle blonde, avec ses pommettes saillantes et ses yeux d’opale. Elle portait une robe blanche et à son poignet gauche un gros bracelet de cuivre… Il m’a semblé qu’elle souriait et elle était tellement bronzée que ses lèvres paraissaient plus pâles que son visage. En rentrant dans le bar j’ai vu Jérôme en grande conversation, et avec qui !… avec le vieux beau ! qui semblait avoir retrouvé toute sa gaieté. Quel être répugnant ! Sir Edward et sa femme sont venus se joindre à eux et ils ont parlé politique : comment les événements allaient tourner, ce que le gouvernement cherchait… Il me semblait assister à une mauvaise pièce de théâtre. J’avais envie de leur crier que je n’étais pas dupe et qu’il n’avaient pas besoin de jouer devant moi cette farce inepte ! Mais non, j’ai dû supporter ça jusqu’à ce que Jérôme me demande si je me sentais fatiguée parce qu’il paraît que je n’avais pas ouvert la bouche depuis le début. Je guettais les deux autres sur la terrasse. De leur côté rien n’avait bougé, ils étaient toujours plongés dans leur conversation et j’observais leurs mains. Il me semblait qu’elles s’étaient enlacées entre temps, mais je ne pourrais pas en jurer parce que dehors il faisait presque nuit… Je ne sais combien de temps cette scène a duré. Une éternité ! Enfin le moment est venu d’aller dîner et Carla est venu retrouver son compagnon tandis que l’aspirant regagnait tout seul sa table habituelle. Quant à moi je ne pouvais rien avaler et Jérôme m’a demandé encore une fois si je n’étais pas malade. Je lui ai dit que je ne supportais pas cette façon qu’il avait de toujours me surveiller, de prendre soin de moi comme si j’étais une enfant et il se l’est tenu pour dit. Nous avons terminé le repas en silence. Après le dessert nous sommes allés sur la terrasse prendre un café. Il faisait plus frais heureusement. Le ciel fourmillait d’étoiles. C’est le moment où Jérôme et l’aspirant avaient convenu de se retrouver pour jouer aux échecs et je sentais mon mari impatient, sans doute parce qu’il ne voulait pas que la partie se termine trop tard à cause de moi et de ce que je lui avais dit. Je suis d’ailleurs certaine qu’il avait prévu de se faire battre pour en finir plus vite. Mais ce qui s’est passé, nous ne pouvions pas le prévoir : À un moment nous avons vu l’aspirant entrer dans le bar (les fenêtres étaient éclairées comme un aquarium). Au bout d’un moment Carla et le vieux beau sont venus le rejoindre et ils se sont mis à parler tous les trois. Et puis le vieux beau s’est penché sur Carla, l’a embrassée dans le cou et s’est retiré. Et l’aspirant est resté seul avec elle et ils ont recommencé à parler !… Je sentais que Jérôme s’impatientait. Il s’agitait, il ne savait plus ce qu’il devait faire. Fallait-il attendre ? fallait-il aller le retrouver pour lui rappeler leur rendez-vous… Il a fumé une cigarette, puis une seconde. Nous ne trouvions plus rien à nous dire, nos tasses de café étaient vides. Et les deux autres qui continuaient à parler comme s’ils étaient seuls au monde ! Nous aurions pu aller rejoindre sir Edward et sa femme qui se trouvaient un peu plus loin sur la terrasse mais nous aurions été incapables de soutenir une conversation avec eux. Pendant ce temps les deux autres continuaient à parler… Ils ne semblaient pas pressés d’en finir. Elle tirait sur une mèche de ses cheveux en l’écoutant, il vidait son verre, en commandait un autre. À un moment ils ont ri ensemble et j’ai demandé à Jérôme combien de temps il comptait rester ainsi mais il m’a répondu qu’il ne pouvait tout de même pas aller les déranger. Je l’aurais giflé !… À force d’essayer de capter leur attention nous sommes parvenus tout de même à croiser le regard de l’aspirant et quand il nous a aperçus à travers la vitre il a fait la tête de celui qui se rappelait soudain notre existence et il est sorti aussitôt pour s’excuser auprès de mon mari. « - Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre. Nous venons de découvrir, Mlle Mann et moi, que nous avions des amis commun… » Il a proposé à Jérôme d’installer l’échiquier pendant ce temps mais Jérôme lui a répondu qu’il était bien tard et qu’il vaudrait peut-être mieux remettre ça à un autre jour. L’autre a acquiescé aussitôt en convenant qu’en effet un autre jour serait préférable, et nous sommes remontés dans notre chambre.

Je haïssais Jérôme pour sa lâcheté, sa faiblesse, je haïssais le monde entier pour la complicité générale dont ce couple était entouré. En m’allongeant sur mon lit j’ai ressenti une sorte de relâchement des nerfs qui a déclenché une violente crise de larmes que je ne parvenais plus à contenir. J’avais beau dire à Jérôme que ce n’était qu’un effet de la fatigue et de la chaleur et que ça passerait, il s’inquiétait pour moi et tentait de me consoler, mais tous ses efforts ne faisaient que redoubler mes larmes. C’était de véritables sanglots auxquels je m’abandonnais avec une sorte de délectation morbide. Et je me disais : Pauvre Jérôme ! ce qu’il lui faut endurer à cause de moi ! J’ai été injuste à son égard, à l’égard de sa gentillesse, de son inlassable dévouement et de toutes les attentions dont il me gratifie. Comment puis-je justifier le comportement que j’ai avec lui ? La première nuit c’est de ma faute si les choses ne se sont pas passées comme elles auraient dû et c’est moi qui n’ai pas voulu insister, qui lui ai dit de remettre les choses à plus tard. Maintenant il n’ose plus rien faire, on dirait un chien que j’ai renvoyé à sa niche… Alors je me suis retournée vers lui et je me suis serrée contre sa poitrine. Je voulais lui montrer que j’étais prête, qu’on pouvait repartir à zéro, faire comme s’il ne s’était encore rien passé. Mais il faisait semblant de ne pas comprendre et je sentais qu’il essayait de se dérober. Il devait avoir peur. Alors, à la fin, je lui ai dit : « - Prends-moi ! »… Et le pauvre garçon, qui ne s’attendait pas à ça, s’est mis à trembler et il a aussitôt tenté de s’exécuter, mais bientôt c’était lui qui pleurait sur ses efforts inutiles, et nous avons pleuré dans les bras l’un de l’autre, et c’est ainsi que nous nous sommes endormis.


NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique "Le bonheur conjugal"