Après le dîner soirée dansante. Ensuite chacun regagnera sa chambre pour la dernière fois et demain matin grand départ ! Est-il possible que tout soit déjà fini !… Ce sera un drôle de bal des adieux pour la petite poignée de survivants que nous sommes car, à ce qu’on nous a dit, personne ne doit nous succéder dans cet hôtel et il paraît qu’il va fermer à cause des événements. Ce sera donc une sorte de rite funéraire où nous aurons la lourde responsabilité de porter la mémoire de tous ceux qui nous ont précédés et d’entretenir une dernière fois le souvenir de toutes les fêtes et des nuits féeriques qui ont marqué, paraît-il, l’histoire de cet établissement.

Je n’ai pas ouvert ce cahier depuis des jours mais c’est qu’il ne s’est pas passé grand chose depuis la dernière fois, à part cette fille qui continue à tourner autour de l’aspirant. Ils se plaisent, c’est évident. Mais après tout quelle importance ? Est-ce que ça me regarde ? Comme il avait sans doute le sentiment de s’être montré grossier avec nous, l’autre jour, il a voulu faire l’aimable. Le lendemain il nous a offert un verre et nous avons parlé ensemble. Jérôme était ravi évidemment et comme de bien entendu ils se sont trouvés des relations communes, ils se sont étonnés de ne pas s’être déjà rencontrés au Cercle Militaire ou au Rowing, d’autant que l’aspirant est un passionné de voile. C’est ainsi que j’ai appris qu’il s’appelait Antoine Vasseur et que ses parents sont cultivateurs dans l’île de Ré. Tout jeune il avait déjà son propre bateau, nous a-t-il dit, ancré dans le port de La Rochelle. Cela m’a rappelé lord Carrington, mon supposé père. Quelle joie pour maman si je lui avais ramené un homme comme lui au lieu de Jérôme ! Elle y aurait retrouvé sa jeunesse. Mais aurait-il voulu de moi ? Il ne semble guère s’intéresser à ma personne et paraît plus intéressé à parler avec mon mari. Ils ont discuté voile, carrière militaire. Il faut dire que je n’ouvrais pas la bouche. Il a dû me prendre pour une idiote. Afin de me faire valoir Jérôme lui a dit que j’étais chanteuse avant de le rencontrer, ce qui m’a valu quelques considérations d’une banalité consternante sur la musique « qui élève l’âme » et autres billevesées de ce genre, et puis Jérôme et lui sont revenus à leurs sujets favoris. Alors comme je ne disais rien il me restait à l’observer : il se dégage de son visage une sorte de force tranquille – c’est peut-être à cause de ses yeux incroyablement clairs - mais je pense que son calme n’est qu’apparent et je suis sûr qu’il doit être capable de grandes colères, de grandes violences. Je le vois à la façon dont ses lèvres se crispent quand il est contrarié. Dans ces cas-là il se reprend en sortant une cigarette et en rejetant la fumée par les narines tandis que ses sourcils se haussent légèrement. Par exemple lorsqu’ils ont abordé la question des arabes et que Jérôme a prétendu qu’aucune réconciliation n’était possible parce que de toutes façons ce n’étaient pas des gens comme nous et qu’ils nous haïssent, Antoine n’a rien répondu mais j’ai senti qu’il n’en pensait pas moins. Il nous a parlé du peintre Dinet qui s’était converti à l’Islam… D’après Jérôme, Antoine est un de ces métropolitains idéalistes qui n’ont pas encore eu le temps de virer leur cuti… Mais je m’aperçois que je viens d’écrire « Antoine » ! Cela me fait un drôle d’effet. Oui, je l’avoue, c’est ainsi que je l’appelle désormais quand je pense à lui. Et à quoi d’autre penserais-je ici ? Passionné par la peinture, il nous a dit qu’il aurait voulu être peintre de la marine et qu’il avait entrepris pour cela des études aux Beaux-Arts. C’était à cause de cette sale guerre qu’il avait dû les interrompre mais il ne désespère pas de les reprendre un jour. Il n’a que vingt quatre ans ! cela m’a fait un choc. Moi qui le croyais du même âge que Jérôme à cause de cette maturité qui se dégage de lui ! La question qui me brûlait les lèvres c’était évidemment de lui demander quelles étaient ses relations avec cette fille mais nous avons parlé de tous les clients de l’hôtel, évidemment, sauf d’elle. Rien non plus sur sa vie privée. Est-il fiancé ? Comment vivait-il avant de venir ici ? Seul ? Avec une femme ? Il parle très peu de lui-même, seulement de ses idées, de la peinture, sujet sur lequel il est intarissable. Il n’est venu, à ce qu’il prétend, que pour dessiner des paysages et découvrir de nouvelles couleurs. Mais moi je ne le crois pas. Ce n’est qu’une façade. Il est venu pour la retrouver, c’est évident. Il a dû remarquer que je les observais et que j’avais découvert leur secret car il se montre maintenant d’une discrétion exemplaire et ne lui adresse plus jamais la parole. Je sais pour ainsi dire à chaque heure du jour où il est et ce qu’il fait et pourtant je ne l’ai plus jamais vu lui parler. Pourtant elle le guigne de loin, j’en suis sûre. Aurais-je apporté le trouble dans leur liaison ? Ont-ils été obligés à cause de moi de s’éloigner l’un de l’autre ? Peut-être ai-je gâché leur séjour !… Demain tout le monde sera reparti et ils seront définitivement séparés ! Demain enfin ils ne se verront plus !…

Avec Jérôme les choses ne vont pas très bien, je dois l’avouer et j’en suis désolée car j’ai de plus en plus d’affection pour lui. Mais depuis que l’autre jour j’ai « remis le sujet sur le tapis » comme il dit, et vu les résultats auxquels nous sommes parvenus, la situation entre nous est devenue insupportable. Il s’est mis en tête que je suis en manque d’un plaisir qu’il ne parvient pas à satisfaire et il se sent coupable à cause de cela. Il s’est juré de réussir coûte que coûte à rompre la malédiction qui pèse sur notre couple. Du coup il me sollicite chaque soir et je n’ose pas le repousser même si je l’assure avec conviction que ce problème n’est pas un problème pour moi et que je n’attends rien de ce côté-là. D’aucun autre côté d’ailleurs. Je suis heureuse, parviendra-t-il à s’en convaincre ? Heureuse et satisfaite !… Oui, depuis quelques temps je me sens heureuse, je ne sais pas pourquoi, d’un bonheur sans cause, que je ne saurais définir et qui me soulève comme une vague… Mais non, pour lui, je dois forcément être malheureuse, il ne saurait en être autrement, et cela uniquement par sa faute (cette façon de se donner de l’importance ! ) et il doit y remédier à tout prix… Et le prix, c’est moi qui le paye ! Il me force à des extravagances qui me répugnent, censées exciter mon désir. Je ne lui en demande pas tant. Parfois pourtant j’ai l’impression que quelque chose qui s’apparente au plaisir fait vibrer un court instant une partie de mon corps et ce plaisir me fait alors plus horreur que mon indifférence dont je m’accommode avec une satisfaction qu’il ne soupçonne pas. Après ces séances, en général, je vais prendre une douche et quand je reviens, il dort.

Mais voici que le ciel comme chaque soir vire au caramel. Cette fois c’est le dernier ! Il est temps que je monte me changer pour ce bal. Jérôme est encore dans la piscine avec les deux suissesses. Il vient de me faire signe. Mon Dieu, qu’il fait doux ! Si cet instant pouvait durer toujours !

Dimanche 9 août

Voilà, tout est fini, nous partons ce matin ! Tout est fini quand tout allait commencer !… Il est neuf heures au moment où j’écris sur ce cahier les dernières lignes de mon journal. Car que pourrais-je ajouter désormais ? Ce journal est fini. Il aura été le témoignage d’un moment unique dans ma vie. Jérôme est en train de veiller à ce que nos bagages soient embarqués. Il fait ses adieux aux deux suissesses. Et moi je suis assise au bord de la piscine là où je m’asseyais chaque soir à la même heure mais cette fois c’est la dernière et Antoine est parti. Il s’est embarqué ce matin de bonne heure dans le premier convoi qui devait le ramener à sa caserne. Il valait mieux d’ailleurs. Je ne sais pas quelle contenance j’aurais pu prendre si je l’avais revu. Je me serais mise à pleurer peut-être et cela aurait été du dernier ridicule. Jérôme se doute-t-il de quelque chose ? Mais non ! de quoi pourrait-il se douter ? Il est absolument incapable d’imaginer quoi que ce soit. Il n’y a qu’Antoine et moi qui savons ce qui s’est passé et c’est ce qui me rend folle !… Ah ! si seulement cela pouvait recommencer chaque soir comme au théâtre… ce moment où en dansant sa joue a effleuré la mienne et où je me suis pressée contre lui et où à cette seconde même j’ai senti contre mon ventre la preuve qu’il me désirait (qu’on me dispense d’en dire davantage ! ). Je me suis mise à trembler comme une feuille. J’avais peur qu’il s’en aperçoive mais il continuait à danser comme si de rien n’était et cette pression qui ne se relâchait pas ! J’éprouvais une ivresse indescriptible. Et l’autre qui nous observait de loin !… Au bout d’un temps que je ne saurais dire la musique s’est arrêtée et il m’a raccompagnée à ma table, mais moi je savais qu’il m’avait désirée, j’en avais eu la preuve tangible. Et au moment de nous séparer il m’a murmuré quelque chose à l’oreille que je n’ai pas comprise mais à laquelle de toutes mes forces j’ai répondu : « - Oui ! ».

Et maintenant advienne que pourra.



NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique " Le bonheur conjugal"