Ils se connaissent ! je suis sûr désormais qu’ils se connaissent ! Tout à l’heure nous avions décidé d’aller en ville, Jérôme et moi, visiter les bazars afin qu’il puisse ramener un souvenir pour Jean-Charles, et moi de mon côté il fallait que je trouve quelque chose pour Maman et pour Gilles. En partant nous avons aperçu le vieux beau au bar, tout seul apparemment à écluser ses whiskies. Il était dans ses humeurs mélancoliques et avait perdu sa superbe. J’en ai fait la réflexion à Jérôme mais il n’y a pas prêté attention et m’a répondu simplement qu’il devait attendre Carla qui s’attardait dans sa chambre comme d’habitude. J’ai tout de suite pensé que cette explication était un peu trop facile. Là dessus, nous sommes allé traîner dans les ruelles de la vieille ville mais je n’arrivais pas à m’ôter cette idée de la tête, elle me tournicotait dans la cervelle comme une mouche qu’on n’arrive pas à chasser : ils sont ensemble ! ils avaient un rendez-vous secret !… La chaleur était oppressante, la puanteur insupportable : un mélange d’épices et de vieille laine. Il fallait s’arrêter devant chaque boutique pour contempler les étalages où l’on propose aux touristes les horreurs habituelles. La spécialité locale est un poignard à lame ciselée qui se glisse dans un fourreau en bois peint. Il se décline dans toutes les tailles et Jérôme était en train d’en marchander un pour son ami, quand tout à coup il m’a semblé apercevoir l’aspirant en haut de la rue. Je suis sûr que c’était lui, j’avais eu le temps de le reconnaître malgré la foule, avec sa chemise blanche et son short kaki. Il était en train d’entrer dans une maison et il a disparu aussitôt mais je n’ai pas le moindre doute. J’ai voulu alors en parler à Jérôme mais il était tout occupé à marchander son couteau et il ne faisait pas attention à moi. Quand je lui ai demandé ensuite s’il ne lui paraissait pas évident que l’aspirant avait rendez-vous avec Carla il a ri et m’a dit que j’inventais n’importe quoi. Mais moi je continue à être certaine de ce que j’ai vu. D’ailleurs quand nous sommes rentrés à l’hôtel un peu plus tard le vieux beau n’avait pas bougé du bar, et il était toujours seul bien entendu. Il avait l’air totalement abruti par l’alcool. Quant à l’aspirant, il n’était pas encore revenu. Il est maintenant presque huit heures au moment où j’écris et il n’y a toujours personne au pied du palmier où il a coutume de venir dessiner. Ils sont sûrement ensemble ! Comment peut-on se livrer à des ébats dans une chaleur pareille. J’imagine leurs deux corps inondés de sueur ! C’est dégoûtant !… Dans quel gourbis, sur quelle litière doivent-ils être vautrés à cet instant… Ah ! ils ne doivent guère penser à nous qui sommes là comme chaque jour à attendre l’heure du dîner ! Jérôme est dans la piscine à barboter avec les deux suissesses et moi sur un transat, mon cahier sur les genoux. Il ne vont tout de même pas avoir le toupet d’être absents au repas !… Je guette le hall de l’hôtel. Lequel des deux va apparaître le premier. L’autre suivra quelques minutes plus tard évidemment, comme si de rien n’était… J’ai envie de crier pour dénoncer leur absence dont personne n’a l’air de se soucier. Et le vieux beau qui ne fait rien d’autre que boire ses whiskys ! Ne va-t-il donc pas réagir à la fin ! J’ai envie d’aller le trouver pour le secouer, lui dire de tenter quelque chose, je ne sais pas moi, n’importe quoi. À sa place, je tuerais l’aspirant, je lui plongerai dans la poitrine un de ces poignards comme celui que Jérôme a acheté. Avec quel plaisir je sentirais la lame s’enfoncer entre ses côtes ! avec quel plaisir… Ça y est ! je viens de le voir arriver !… Je continue à écrire malgré tout, comme si de rien n’était mais c’est difficile… j’écris, j’écris, n’importe quoi… Il fait chaud, je suis assise sous les palmiers, Jérôme barbotte dans la piscine… Il est seul ! Quel culot ! Il n’a donc aucune pudeur ! Il porte son éternelle chemisette impeccablement blanche, son short kaki, il est rasé de frais. Il a dû prendre une douche avant de descendre… Il s’approche du bar… Il pousse l’impudence jusqu’à saluer le vieux beau, qui lui sourit !… Sourire d’ivrogne, complaisance de cocu quelle horreur !… il commande quelque chose au barman… prend son verre… va s’installer au bord de la piscine… Il est là, là ! à quelques mètres de moi !… Se doute-t-il que je suis en train d’écrire sur lui ?… Non. Il me tourne le dos. Il ne m’a pas vue. Sa nuque est un peu raide… son bras se lève pour porter son verre à ses lèvres… Voilà qu’il fouille dans sa poche… il en sort un paquet de cigarette… en porte une à ses lèvres… Est-il en train de penser à elle ? Il doit sentir encore le frôlement de ses longs cheveux blonds sur sa poitrine, la pression de ses lèvres sur les siennes, le goût de sa langue dans sa bouche. Qu’a-t-il ressenti quand il est entré en elle ? En est-il amoureux ? Combien de fois ont-ils recommencé ?… Mais j’aperçois Jérôme qui sort de l’eau. Il m’a vu, il s’approche de moi, il ruisselle, il s’ébroue… En passant devant l’aspirant il lui adresse la parole… l’autre lui répond… Mon Dieu ! Parlent-ils de moi ?… Il repart, il s’avance vers moi.


NB: Les épisodes précédents sons rassemblés sous la rubrique " Le bonheur conjugal "