venait de sepasser. Sa mère à la Providence ! c’était tout simplement inconcevable, une provocation, un scandale… Cependant il savait bien que sa mère n’était pas femme à plaisanter et que sa décision, selon toute vraisemblance, serait irrévocable. Il mesurait tout ce qu’il y avait de théâtral dans son geste. Elle n’avait pas résisté au plaisir de faire une jolie scène, voilà tout ! mais maintenant elle allait être prise à son propre jeu, elle irait jusqu’au bout !… Et il était partagé entre une sorte d’admiration horrifiée pour ce qu’elle avait fait et puis aussi, il faut bien l’avouer, un sentiment quelque peu honteux de soulagement qu’il commençait à sentir poindre en lui.

Quand il a pénétré dans sa chambre il ne tenait plus sur ses jambes, obligé de s’appuyer contre un mur pour ne pas tomber. Sa femme était allongée sur le lit et se remettait doucement de sa crise de nerf. Elle était là qui le fixait sans rien dire, le regard vide. Après avoir en vain tenté d’articuler quelques mots, il s’est jeté dans ses bras.

- Maman va partir !

- Comment ça ?

- Elle va partir, je te dis ! Elle a décidé d’aller s’installer à la Providence.

Mélanie s’est contenté de hausser les épaules :

- Ah bon !… Dormons veux-tu. Je n’en peux plus.

- Mais il est déjà dix heures du matin, c’est l’heure de se lever !

- Je n’en peux plus, je te dis ! Ce doit être à cause des médicaments. Dormons.

- Mais je dois retourner travailler, moi !

- Reste, je t’en prie. »

Au fond il était fier de sa victoire et il sentait que sa femme lui en était reconnaissante, alors il a décidé de rester. Tant pis pour son étude ! Il est allé fermer les volets et s’est déshabillé pour se remettre au lit. Il avait l’impression que sa vie était en train de devenir folle. En tremblant il s’est glissé dans les draps et pour la première fois depuis leur retour de voyage, a tenté de nouveau de lui prouver son amour. Mais dès que ses intentions sont apparues sans équivoque elle a manifesté d’un seul coup une grande agitation. Elle se tournait, se retournait, tantôt se jetant compulsivement sur lui, tantôt le repoussant avec autant de fureur qu’elle mettait à l’étreindre, pleurant et riant à la fois, si bien que le pauvre homme ne savait plus quelle attitude adopter jusqu’à ce que, de guerre lasse, épuisé et renonçant à atteindre son but, il s’endorme entre ses bras.

Quand ils s’est réveillé il était plus de sept heures du soir ! D’abord il n’a pas compris pas ce qu’il faisait là. Puis il s’est rendu compte qu’il avait faim et s’est rappelé qu’il n’avait pas déjeuné. Alors soudain toute l’horreur de la situation lui est revenue en mémoire. Ma mère ! ma pauvre mère !… Que faisait-elle à cette heure ? Était-elle déjà en train de préparer ses affaires ?… Mais on n’entendait rien. À côté de lui sa femme dormait encore. Alors il s’est levé et il est passé dans la salle de bain, s’est rhabillé tout doucement, honteusement, comme un collégien qui vient de sécher ses cours, et quand il est entré dans la salle à manger il a trouvé la bonne en train de mettre la table. Il hésitait à regagner son bureau. Tout le monde devait être parti. On avait dû s’interroger sur son absence. Qu’allait-il leur dire demain ?… Il a demandé à la bonne si elle savait ce que faisait sa mère et celle-ci a répondu que Mme Beaufroy avait fait condamner sa porte et ne voulait voir personne. « - Mais vous a-t-elle parue nerveuse, agitée ? » La bonne, qui était habituée aux caprices de sa patronne, a fait un geste vague. « - Mais elle ne vous a pas fait part de ses projets pour demain ? » Nouveau geste vague. « - Bien, bien… Vous pouvez repartir, nous dînerons sans vous. »

Jérôme est retourné dans la chambre pour réveiller sa femme mais celle-ci résistait à toutes ses tentatives, murmurant dans son sommeil d’une voix pâteuse ; « - Laisse-moi dormir ! ». Elle devait être encore sous l’emprise de ses médicaments et il n’a pas insisté.

Il lui restait donc à dîner tout seul, ce qui ne lui était pas arrivé depuis des années car avant son mariage il prenait tous ses repas avec sa mère. Et voici que soudain, par un concours de circonstances extraordinaire, il se retrouvait seul. Il lui semblait qu’une nouvelle existence était en train de commencer. Et comme il avait faim et que rien n’était prêt il est allé chercher un reste de salade dans le frigidaire et a commencé à manger en guettant les bruits. Mais ni au dessus, chez sa mère, ni à côté, dans la chambre où sa femme continuait à dormir, il n’entendait rien, ce qui l’a rassuré. La maison était complètement paisible. Demain sûrement le cauchemar serait terminé et la vie recommencerait comme si de rien n’était. Il se plaisait à envisager cette hypothèse comme la plus vraisemblable. Il riait de sa peur maintenant. Sa mère à la Providence ! Non, mais elle aurait eu bel air ! Qu’aurait-on dit dans leur milieu !… Elle devait dormir maintenant, comme sa femme. La nuit, comme on dit, porte conseil et il aurait bien dû en faire autant… Seulement il n’avait pas sommeil, ayant déjà dormi toute la journée. Alors il a tenté de prendre un livre, mais il ne parvenait pas à soutenir son attention. Il aurait voulu téléphoner à Jean-Charles pour lui raconter ce qui s’était passé mais Jean-Charles devait être avec Marinette et il savait qu’ils étaient très jaloux tous les deux de leur intimité. En d’autres temps, quand il était encore célibataire, il serait certainement venu le voir et ils auraient fait une partie d’échecs. Le mariage, on a beau dire, est toujours plus ou moins une erreur, on n’est jamais plus heureux que quand on est seul… À un moment il a repensé aussi à cet aspirant qu’il avait rencontré là-bas pendant son voyage de noce. Que cela lui paraissait loin déjà ! que pouvait-il bien être devenu ? sans doute en opération en Kabylie, dans les Aurès ou ailleurs. Mort peut-être, ou blessé, rapatrié métropole… Il avait l’air d’un chic type pourtant ! un peu secret, peut-être, un peu raide, mais un chic type, vraiment… Et Jérôme se disait que si l’occasion se présentait, s’il croisait son chemin de nouveau, il faudrait qu’il l’invite, qu’il le présente à Jean-Charles, il aurait bien aimé savoir ce que Jean-Charles penserait de lui. Mais Mélanie n’avait pas l’air de l’aimer, elle détestait là-bas les voir bavarder ensemble. Avec les femmes, c’est toujours pareil, elles sont jalouses des relations que les hommes peuvent avoir entre eux. Comme sa mère avec Jean-Charles, elle avait toujours détesté, elle aussi, qu’il l’ait comme ami. Elle disait que c’était parce qu’il était juif, mais en réalité elle l’aurait détesté de toutes façons.

Jérôme a passé ainsi une partie de la soirée à échafauder des plans. Dans une société réconciliée, où tout le monde se serait aimé, il aurait invité Jean-Charles et l’aspirant Vasseur à la maison et ils auraient fait ensemble des tournois d’échecs pendant que Mélanie et Marinette auraient passé le temps à bavarder avec sa mère. Pourquoi n’arrivait-on jamais à faire que les choses soient simples alors qu’on prenait toujours un malin plaisir à les compliquer ! Au fond le problème était le même qu’en politique. Cette guerre absurde !… Ce qui était admirable l’année dernière sur le Forum c’est que par une sorte de révélation, de moment de grâce qui tenait du tour de magie, tout le monde avait soudain reconnu que les choses étaient beaucoup plus simples qu’on ne croyait : il n’y avait plus que des français à part entière, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs, des français égaux entre eux, hommes et femmes, juifs, arabes et chrétiens, et tout le monde s’embrassait dans la même effusion et tout avait la même évidence que ce soleil qui brillait au dessus de leur tête et la même gaieté que les drapeaux tricolores qui fleurissaient aux fenêtres. Un jour, au milieu de la foule, il était même tombé sur Aïcha, sa femme de ménage, qui était en train de jeter son voile aux orties et il l’avait embrassée sur les deux joues. Ça l’avait un peu dégoûté mais elle riait la brave femme, elle était tellement fière !… Et il s’attendrissait à ce souvenir, il se revoyait chantant au milieu des autres : « - C’est nous les Africains qui revenons de loin… » Il rythmait la mesure son verre à la main (il est vrai qu’il venait de boire une bouteille entière de cognac (la bouteille que sa mère gardait pour les invités). Mais comme la bouteille était vide maintenant, son enthousiasme est retombé au bout d’un moment.

La maison était toujours parfaitement silencieuse. Il s’est approché de la fenêtre. Dehors on voyait les deux balises du port qui clignotaient imperturbablement, le Boulevard était désert. Que de chemin parcourus depuis ce joli mois de Mai ! Depuis, les problèmes étaient réapparus, comme un cancer après une éphémère rémission. Tout ceci n’était donc qu’une illusion ? Cette idée lui était désagréable parce qu’elle le ramenait à sa situation personnelle. Qui sait si demain le cauchemar n’allait pas recommencer et sa mère s’obstiner dans sa décision de partir. Mais comme tout l’alcool qu’il avait bu lui brouillait les idées et qu’il ne parvenait pas à concevoir l’avenir, il a préféré s’abandonner à sa somnolence d’ivrogne et regagner son lit en attendant des jours meilleurs.


NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique " Le Bonheur Conjugal"