le crâne douloureux et la conscience vacillante, il a constaté que sa femme était déjà levée. Elle occupait la salle de bain et il s’est précipité pour lui demander si elle savait ce que sa mère était devenue. Elle l’a regardé stupéfaite et indignée par cette irruption intempestive :

- Comment veux-tu que je sache ?

- Est-ce que tu as entendu du bruit chez elle ?

- Pas plus que d’habitude. Tu sais bien qu’elle ne fait jamais de bruit. C’est comme si elle était morte.

- Mais enfin tu te souviens bien de ce que je t’ai dit hier, elle a l’intention de partir d’ici pour se retirer à la Providence. C’est insensé, voyons, c’est complètement fou !

Mélanie qui était en train de se brosser les dents a articulé tant bien que mal, sa brosse dans la bouche :

- Si c’est son désir.

- Comment ?

- Je dis : SI C’EST SON DÉSIR. 

Il n’a pas insisté. Il n’osait pas non plus monter voir sa mère. Il tournait désespérément dans l’appartement, se résolvant enfin à avaler un café pour tenter de se remettre les idées en place puis procédant à tous les rituels par lesquels commençait une journée ordinaire afin de se donner l’illusion qu’il s’agissait bien d’une journée ordinaire… Mais il avait l’impression de jouer un rôle absurde dans une mauvaise pièce de théâtre. 

La matinée s’est déroulée ensuite sans incident. Quand il est descendu à son étude, après s’être excusé pour son absence de la veille sans donner d’explication et sans qu’on lui en demande, il s’est absorbé tant bien que mal dans ses dossiers… Mais il avait toujours autant de mal à se concentrer. L’image de sa mère revenait comme une mouche qu’on ne parvient pas à chasser. Constatant en tous cas avec satisfaction que sa femme cette fois s’abstenait de remplir la maison de ses roucoulades et en tirant le vague espoir que tout était arrangé, il est parvenu à attendre midi en lisant des actes auxquels il ne comprenait rien avant de remonter dans son appartement.

Un calme inquiétant y régnait. Il allait interroger la bonne qui comme chaque jour avait dû passer une partie de la matinée chez sa mère lorsqu’on a sonné à la porte.

- Tiens, ce doit être le taxi, a-t-elle dit.

- Comment ça ?

- Votre mère a commandé un taxi tout-à-l’heure. Je vais voir si c’est lui.

- Vous ne pouviez pas me le dire plus tôt !

- Je ne savais pas que c’était important.

Jérôme s’est précipité sur le palier au moment où sa mère descendait de chez elle une valise à la main.

- Mais enfin, Maman, j’espère que tu n’as pas l’intention…

Elle est passée devant lui sans lui répondre et a confié sa valise au chauffeur puis en se retournant elle lui a dit :

- Je te préviendrai quand tu pourras venir me voir. Pour l’instant j’ai besoin avant tout de recueillement. Et maintenant allons-y, s’il vous plaît. 

Dès qu’elle eut disparu Jérôme s’est précipité sur le téléphone et a appelé la Providence.

- Le Père André, s’il vous plait.

Celui-ci a été aussi long à venir que la première fois. Quand il a pu enfin lui parler Jérôme lui a demandé aussitôt des explications et le Père André lui a révélé que sa mère, en effet, lui avait déjà fait part quelquefois de ce vague projet qu’elle avait de se retirer dans son établissement mais qu’il ne l’avait jamais vraiment prise au sérieux. À son avis, elle appréhendait le moment où ses facultés déclineraient et où elle deviendrait dépendante. La vieillesse est un naufrage disait-elle et elle craignait plus que tout la déchéance physique et intellectuelle mais il ne pensait pas que sa décision prendrait effet si rapidement, alors qu’elle était encore en pleine possession de ses moyens. Il avait été stupéfait la veille de son coup de téléphone et avait tout fait pour l’empêcher de mettre son projet à exécution. « - Mais vous connaissez votre mère, n’est-ce-pas ! quand elle a une idée en tête… » Cependant il a ajouté avec une voix de cierge refroidi : « - Ne pensez-vous pas toutefois que des circonstances extérieures ont pu… elle a peut-être mal vécu votre récent mariage. » Évidemment ça n’allait pas manquer ! tout le monde allait attribuer à son mariage ce qui venait de se passer et on lui en ferait porter la responsabilité. Il devinait déjà tout ce qu’on raconterait dans les salons. Il en avait des frissons. Pendant ce temps le Père André l’assurait que tout avait été fait pour garantir son confort. « - Vous pensez bien qu’elle ne sera pas mêlée à nos pauvres pensionnaires. Une chambre tout à fait agréable lui a été réservée et deux de nos sœurs vont l’aider à s’installer. Nous ferons venir ensuite quelqu’un pour prendre le reste de ses affaires car je suppose qu’elle n’a pas tout emporté… »

Jérôme ne l’écoutait plus. Il savait que les jeux étaient faits et que désormais sa vie allait se dérouler sans sa mère. Il n’arrivait pas à y croire, il n’arrivait pas à savoir s’il en était heureux ou malheureux. Pour lui c’était une rupture dans son existence bien plus importante encore et bien plus brutale que son mariage lui-même. Sur ce Mélanie est entré dans la salle à manger, juste au moment où il raccrochait l’appareil, et il lui a dit que c’était fait, que sa mère était partie. Elle n’a pas fait de commentaires.

 

NB : Les épisodes précédents sont regroupés sous la rubrique  « Le bonheur conjugal »