Le Bonheur Conjugal (23) Roman de Pierre Danger
lundi 21 avril 2008. Lien permanent Pierre Danger - Parlier › Le bonheur conjugal (Roman de Pierre Danger)
Les jours qui ont suivi le jeune ménage a semblé s’installer dans des habitudes que
rien ne pouvait déranger. Mélanie avait toujours l’air d’être ailleurs, éclairée par une sorte de lumière intérieure que Jérôme attribuait à l’état de béatitude qu’engendrait en elle sa nouvelle vie. Comme il avait pris du retard dans son travail à cause des vacances qu’il s’était octroyées il fallait rattraper le temps perdu. Il n’avait qu’un étage à descendre pour se retrouver dans son bureau et cette proximité justifiait sans doute à ses yeux qu’il restât enfermé toute la journée sans avoir le sentiment de négliger sa femme. Après tout ne lui avait-il pas dit une fois pour toutes qu’elle pouvait descendre le voir quand elle voulait ? Il semble toutefois qu’elle n’ait guère été disposée à profiter de son invitation. Difficile de savoir ce qu’elle faisait de son temps. Le matin elle continuait à travailler son chant et ses roucoulades égayaient tout l’immeuble au grand dam de Mme Beaufroy qui lui a demandé, dès le troisième jour, à quoi servait de continuer à « s’entraîner » (c’est le terme qu’elle a utilisé) puisque de toutes façons elle n’aurait plus jamais l’occasion d’exercer son art. Le lendemain le silence régnait de nouveau dans la maison au point que le premier clerc en a fait la remarque à Jérôme qui pour sa part ne l’avait pas remarqué. Le jour suivant cependant, les roucoulades avaient recommencé. Alors Madame Beaufroy a convoqué son fils et lui a exposé que ce bruit lui procurait des migraines épouvantables et qu’elle espérait que sa belle fille aurait la charité de le comprendre. Jérôme s’est empressé aussitôt d’aller transmettre le message à sa femme et celle-ci a replié ses partitions sans rien dire. Mais deux jours plus tard les roucoulades reprenaient de nouveau. Cette fois Madame Beaufroy est descendue elle-même. Elle était blême et ses lèvres tremblaient. Elle a évoqué le souvenir de son mari et expliqué à sa bru qu’il n’était pas convenable de faire de la musique dans ces lieux où pendant tant d’années le malheureux avait dû endurer son calvaire. Mélanie n’a rien répondu et sans protester a refermé sa partition. Mais le soir elle avait une forte fièvre et respirait par saccades. Elle a gardé le lit quatre jours, refusant toute visite même celle du médecin, même celle de sa mère et de son frère, refusant aussi qu’on ouvre les volets et se nourrissant seulement de bouillon. À son mari qui s’inquiétait Mme Beaufroy répondait invariablement : « - Elle joue la comédie ». Le cinquième jour en effet elle se déclarait guérie et la vie reprenait son cours ordinaire… Mais le surlendemain nouvelles roucoulades ! Cette fois Mme Beaufroy a fait appeler son fils et lui a intimé l’ordre d’aller régler le problème sur le champ une fois pour toutes. Le malheureux a dû redescendre aussitôt d’un étage pour aller parler à sa femme. Il appréhendait sa réaction. Celle-ci a été plus terrible encore que tout ce qu’il avait pu imaginer. Après l’avoir écouté parler sans rien dire pendant un moment elle s’est emparé soudain d’une carafe en cristal qui était posée sur la table et l’a projetée contre le mur où elle a éclaté littéralement en mille morceaux. Puis elle a couru vers l’armoire à pharmacie et a entrepris d’avaler une quantité considérable de comprimés que Jérôme tentait tant bien que mal de lui faire recracher tandis qu’elle se les enfournait dans la bouche à pleines poignées. Puis elle s’est précipitée vers la fenêtre et l’a ouverte à deux battants comme si elle voulait se jeter dans le vide. Il la ceinturait de toutes ses forces mais elle menaçait de l’entraîner avec elle et les passants commençaient à lever la tête quand il a réussi tout de même à la tirer en arrière et à refermer la fenêtre. Alors, pour la calmer, il lui a dit qu’il allait tout de suite remonter voir sa mère et arranger les choses.
Là, ce qui est arrivé devait dépasser encore son imagination. Après s’être lancé dans un exposé circonstancié de la situation où il s’efforçait de faire prévaloir le point de vue du bon sens et de la modération, la musique étant, selon lui, un facteur important pour l’équilibre psychologique d’une personne fragile qui avait pu être traumatisée, disait-il, par le passage de l’état de jeune fille à l’état d’épouse et envers qui il fallait donc se montrer indulgent, se réjouir au contraire qu’elle cherchât chez elle les distractions que d’autres seraient peut-être allé trouver ailleurs, il s’attendait à une réaction de sa mère mais celle-ci continuait à l’écouter sans rien dire avec un sourire indéfinissable qui plissait ses lèvres sèches comme des cordons de soie se resserrant sur une bourse. À la fin il s’est donc tu, à bout d’arguments, espérant qu’elle allait prendre la parole. Mais elle se contentait de hocher la tête, ses yeux infiniment bleus se posant sur lui comme des papillons tandis qu’il reprenait deux ou trois fois sa dernière phrase en y ajoutant : « - Hein !… tu ne crois pas ?… » sans provoquer de sa part la moindre réaction. Elle continuait à le regarder sans rien dire, en hochant la tête avec un air d’infinie tristesse. Puis elle a fini par lui demander de lui passer le téléphone qui se trouvait à côté de lui, ce qu’il s’est empressé de faire sans comprendre où elle voulait en venir mais appréhendant quelque catastrophe car il la connaissait trop bien pour supposer que tout allait bien se passer.
Avec une lenteur étudiée, elle a composé un numéro puis a demandé le Père André. Qui était ce Père André ? Jérôme n’en avait jamais entendu parler. Il sentait grandir en lui une peur d’autant plus éprouvante qu’elle était ignorante de son objet. Il s’essuyait machinalement le front du revers de la main… Cependant l’attente se prolongeait et Mme Beaufroy ne cessait de regarder son fils de ses grands yeux bleus où maintenant perlaient des larmes. Il allait se précipiter dans ses bras quand soudain il y a eu un grésillement dans l’appareil et quelque chose qui ressemblait à une voix, celle du Père André sans doute, s’est fait entendre. Il s’est engagé alors entre eux une conversation dont Jérôme tentait désespérément de saisir le sens mais qui se déroulait sur un ton serein, totalement en décalage avec la situation présente. Mme Beaufroy complimentait son interlocuteur sur un article qu’il venait d’écrire à propos de Camus et de Frantz Fanon, se plaignant des autorités qui, selon elle, ne s’engageaient pas suffisamment dans une opération caritative qu’il était en train d’organiser. Enfin, après avoir encore pris le temps de demander des nouvelles de deux ou trois personnes qu’ils connaissaient tous deux, elle en est venu au but de son appel : Elle venait de décider, lui a-t-elle dit, que le temps était arrivé pour elle de se retirer du monde et elle sollicitait une place dans son établissement. Il y a eu un long silence dans le téléphone puis la voix nasillarde a semblé monter d’un cran à l’autre bout du fil (on l’entendait comme une crécelle et Jérôme ne comprenait pas tout ce qu’elle disait mais il parvenait à saisir certains mots comme « vocation », « folie », « martyr » etc… Cependant la voix, au bout d’un long moment, a semblé se soumettre et Mme Beaufroy a précisé alors qu’elle avait l’intention d’arriver dès le lendemain et qu’elle ne souhaitait aucun régime particulier, ce qui a amené la voix à reprendre sa moulinette en montant encore de plusieurs tons et sur un rythme qui ne semblait plus devoir s’interrompre. Pendant ce temps Jérôme faisait des gestes désespérés à côté du téléphone comme un muet qui veut parler, il ouvrait sa bouche sans sortir de son, agitait les bras et tentait en vain d’arracher le combiné des mains de sa mère mais celle-ci a fini par raccrocher après avoir remercié son interlocuteur invisible de son infinie bonté. « - Mais enfin Maman, vas-tu m’expliquer à la fin ce que cela signifie ! » Alors, avec un calme où se lisait l’assurance de quelqu’un qui est arrivé au terme d’une longue réflexion elle lui a répondu : « - Je vais là où est ma place. – Où ça ? – À la Providence ! – Mais Maman !… »
La Providence était une sorte d’hôpital pour nécessiteux géré par les sœurs Hospitalières qui recueillait indifféremment les déshérités de toute race. On y retrouvait cette population de lépreux, d’infirmes, d’aveugles et d’estropiés qui encombraient les ruelles de la Casbah et qu’on ramassait chaque matin afin qu’ils n’aillent pas salir les plages et les quartiers européens. « - Mais enfin, Maman, vous n’y pensez pas ! Vous ne vous voyez tout de même pas au milieu de cette… » Il tremblait maintenant et ses dents s’entrechoquaient. « Mon fils, je quitte des lieux où l’on me chasse pour celui où l’on m’attend. – Maman, Maman ! je vous en supplie… - Et maintenant laisse-moi, je te prie. »
NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique " Le bonheur conjugal" de Pierre Danger