Je la voyais souvent grâce aux longues heures que je passais à la bibliothèque. Nous avions commencé petit à petit à nous sourire, à parler de livres, d’auteurs. Ensuite, lentement, nous avions évoqué nos vies. Maintenant, sur trois heures par jour passées à la bibliothèque, les deux tiers sont consacrées à discuter avec Marina. L’activité la plus solitaire du monde, celle qui m’a toujours retranchée des autres, plongée dans mes livres, m’a finalement apporté ma plus grande amie.
Je m’assois désormais carrément sur le comptoir d’accueil, les jambes pendantes dans le vide, et nous parlons de choses et d’autres. Quand arrive un lecteur, avide de renseignements, je descends doucement, en poussant de mes deux mains mon bassin vers le bord du plateau, jusqu’à ce que mes pieds touchent terre. Les vrais habitués nous saluent d’un Bonjour Marina, Bonjour Cécile, et pour ceux-là, je ne descends même plus, je me pousse juste un peu sur le coté pour leur rendre Marina plus accessible. Parfois j’ajoute un commentaire, « si je peux me permettre, ne commencez pas par celui-ci, c’est le deuxième volume de la trilogie, il faut lire Les Anges Rebelles avant »

Forcément, nous parlons beaucoup des hommes. Marina a beaucoup plus d’expérience que moi en la matière. C’est mathématique. Elle est belle, elle a une culture littéraire que je n’atteindrai pas avant l’âge de 99 ans et elle est là, exposée derrière son comptoir avec un sujet de conversation tout trouvé pour qui a un peu le goût des mots. Alors que moi, je suis juste moyenne et tassée à une table derrière un rayonnage, je me cache dans un livre sans jamais lever les yeux sur les autres.

Elle a commencé à m’exposer sa théorie sur le genre masculin un jour où je suivais des yeux un jeune homme qui venait de rendre un Philippe Djian.
« Laisse tomber, me dit Marina, c’est un Poche anglais »
Je regarde le livre sur le comptoir à coté de mes fesses, « Va vers les blancs » chez Gallimard. Avant que j’aie le temps de répliquer, Marina prend le livre pour aller le ranger. « Pas le livre, le garçon » dit-elle en s’éloignant.
J’attends patiemment son retour en balançant les jambes. Je n’essaye même pas de comprendre, mais je me délecte d’avance de la suite.
« Un poche anglais, poursuit-elle en se reglissant derrière son comptoir, c’est un livre que tu achètes pour sa couverture, comme ce garçon. Tu regardes vaguement le résumé au dos, tu lis deux trois phrases au milieu du livre, debout, là où tu l’as trouvé. C’est bon, tu sais déjà tout : tu sais que tu vas passer un bon moment, un truc un peu superficiel qui te fera oublier tes soucis. Quand tu es dans le livre…
-Tu veux dire les moments que tu passes avec le garçon en question ?
-Oui, quand tu lis ton poche anglais, tu es bien, même si tu sais que tu pourrais être en train de faire un truc plus intelligent et constructif. Ce n’est pas le genre de choses dont tu vas parler, sur lequel tu vas écrire, partager.
-C’est un garçon d’une nuit, par exemple ?
Je dis ça d’un air compréhensif alors que bien sûr, c’est une expérience qui me dépasse complètement. Je ne prétends pas que ça ne m’est jamais arrivé, mais ce n’était pas par choix, c’est plutôt que mon bail n’a pas été renouvelé le lendemain matin. -Ah non, rit Marina, un coup d’une nuit, c’est un Cosmopolitain. Un magazine. Tu l’achètes pour la photo sur la couverture ou un sondage choc annoncé en Une. Y’a pas de résumé au dos, tu ne l’ouvres pas pour savoir si le langage te plait. Non, tu le prends, tu le lis en une soirée et tu le jettes. Tu ne te souviens même plus que tu l’as lu, tu peux même te remettre à le feuilleter trois mois plus tard chez le coiffeur, avant de te dire, « ah non pas celui-là, déjà lu » et de le reposer sur la pile.
-Tu veux dire que tu ne te rappelles même plus que tu as couché avec lui quand tu le recroises ?
-Bah, ça dépend, il y a des articles et des photos qui marquent plus que d’autres.
Marina adore me choquer. Elle a décidé que puisque je me contentais d’une bibliothèque pour apprendre la vie, son rôle était d’ajouter un peu de pratique et de réalité à mes lectures.
-Un Poche anglais, quand même, ça dure un peu plus qu’une revue.
-Mais pourquoi anglais ?
-Ah, anglais pour deux raisons, me dit-elle en savourant la question qu’elle a bien sûr anticipée.
D’abord, petite –elle m’appelle « petite » quand elle s’apprête à me faire une leçon d’un air docte, pour les dix ans que nous avons d’écart -petite, les poches anglais sont les plus beaux des livres poches. Ils t’appellent avec leur couverture souvent embossée, avec des lettres dorées. Ils racolent l’œil, comme peu d’éditeurs français oseraient le faire. Ils savent qu’ils recrutent sur la couverture. C’est le poche qui correspond le mieux au garçon que tu regardes en passant.
Et puis, surtout, parce que au bout d’un certain temps passé dans cette littérature là, finalement, moi, ce qui m’évite de m’y ennuyer, c’est un peu d’exotisme. C’est comme lire en V.O, tu peux accepter des tournures de phrases que tu ne supporterais pas en français. Alors d’accord pour le choix d’un livre parce qu’il a une belle couverture, mais cherche un peu d’étrangeté au moins !
A ce moment, un habitué s’approche. Avant de me pousser, je demande à Marina : « et lui, Poche anglais ? » Elle a juste le temps de répondre « non, prix Goncourt » avant de se lancer dans une conversation avec lui. Cela dure si longtemps que je finis par m’éclipser avant la fin, repoussant au lendemain ses révélations sur ce qui fait d’un homme un prix Goncourt. Je suis sûre qu’elle le fait exprès.

Le lendemain, je file droit à son comptoir.
-Alors, c’était un prix Goncourt ?
Elle rit : Qu’est ce que tu veux savoir au juste, qui c’était ou ma théorie sur les hommes Goncourt ?
Je réfléchis à peine. Je ne vois pas quel homme pourrait être aussi intéressant qu’une nouvelle théorie de Marina sur la vie avec l’autre genre.
-Hum, les hommes Goncourt !
-L’homme Goncourt, reprend-elle alors que je monte à a place sur le comptoir, c’est celui que brusquement tout le monde veut. Il y a autour de lui comme une espèce de bruit, les filles en parlent, mais souvent personne ne l’a encore vraiment lu.
-Sauf toi….
-En tant que bibliothécaire, j’ai l’obligation de me tenir au courant ! Mais parfois le Goncourt plait à tout le monde sauf toi. Tu le lis parce qu’il t’est offert sur un plateau et que tout le monde en parle. Mais tu ne rentres pas dedans, ce n’est pas pour toi. Peut importe, d’ailleurs, personne ne veut entendre que tu ne l’as pas aimé.
Et puis, la mode passe, l’année suivante, c’est d’un autre dont il est question.
Je regarde les quelques hommes présents dans la bibliothèque. Je les imagine tous enserrés dans une bande rouge « Prix Goncourt » ou verte « la sélection de la bibliothécaire ».

Quelque chose me gène dans sa théorie :

-Marina, lui dis-je, as-tu jamais trouvé le livre de ta vie ?
- Cécile, cette expression ! Le livre de ta vie ! Quel âge as-tu, déjà ?
Elle le sait très bien. Je marmonne 28. Je m’explique :
- Et bien, tu sais, on parle souvent de ce livre, celui que tu emporterais sur une île déserte, celui que tu garderais si tu n’avais droit qu’à un seul livre.
-N’oublie pas, petite, que tu parles à une bibliothécaire ! Est ce que le livre unique n’est pas un mythe comme celui de l’âme sœur ? Un livre ou un être qu’on peut chercher des années, en partant du fait que tu dois le reconnaitre en tant que tel ?
-Je trouve, Marina, que ta théorie sur les hommes-livres est un peu pessimiste. Moi, j’ai envie de croire que je pourrais un jour rencontrer quelqu'un qui…
J’ai du mal à terminer ma phrase, car je sais que tout ce que je dirai sera consciencieusement rejeté par Marina, comme cliché juvénile.
Elle sourit, et me demande si j’ai déjà trouvé un livre, un vrai, qui soit mon livre à emporter sur une île.
Avant, cette idée me semblait ridicule. Je ne relisais jamais un livre, tant j’avais la soif des autres textes à découvrir. Voilà qui vient nourrir les parallèles de Marina. Mais depuis, je l’ai découvert mon livre-île, je lui confie :
- La vie mode d’emploi.
- Perec ? C’est intéressant, me dit-elle, c’est un livre riche, un livre avec plusieurs histoires, des tiroirs. Un livre écrit en neuf ans, un livre d’expérience. Il faut du temps pour en faire le tour, tu peux le relire régulièrement. Peut être que si tu as un livre de la vie, tu es faite pour un homme-île, à condition qu’il ait suffisamment de matière et de profondeur pour que tu puisses toujours y découvrir de nouvelles histoires….
-Mais, toi Marina, tu ne crois pas que tu puisses un jour revivre aux cotés d’un homme ?
La réalité, je la connais, Marina a été longuement fiancée, avant de découvrir qu’il était impossible à son futur mari de se consacrer à sa seule lecture. En fait, si les femmes aussi sont des livres, on peut même dire qu’il était carrément bibliophile. Il avait choisi Marina pour son style littéraire plein de sens, mais il affectionnait tout ce qui se lit ou plutôt se regarde. Néanmoins, leur histoire a duré suffisamment pour que Marina vive sous sa coupe quelques années. Son existence depuis n’est que l’exultation de la liberté à laquelle elle a failli renoncer.
Marina sort de derrière le comptoir et va ranger quelques livres. C’est bientôt l’heure de la fermeture. Nous ne sommes plus que deux. Elle commence à éteindre les lumières, et bientôt il ne reste que le halo de l’accueil au dessus de moi. Au lieu de retourner sur son fauteuil, elle vient s’asseoir à coté de moi sur le comptoir, adossée au mur et repliant ses jambes pour poser ses pieds entre nous. Elle tient un épais livre dans son dos. Je reste là, à la regarder de coté. Dans la quasi pénombre de la bibliothèque, au milieu des livres silencieux, je sens qu’elle va partager avec moi un secret plus intime.
Si, Cécile, me dit-elle, je crois encore qu’il y a un type d’homme avec lequel je pourrais partager ma vie.
Le ton n’est plus à l’ironie.
Alors, lui dis-je en me retenant de triompher, c’est la limite de ta théorie d’hommes livres, toute bibliothécaire que tu sois.
-Ne crois pas cela, au contraire. Cet homme là s’il existe, est le livre ultime. Non pas le livre unique dont l’histoire comble tes attentes. Non, c’est un livre qui te laisse raconter ta propre histoire, qui ne t’impose pas la sienne.
-Ton homme idéal te laisserait vivre sans contrainte…
- Oui, contrairement à toi, j’ai déjà vécu une histoire dans laquelle j’essayais d’avoir un rôle à tout prix, quitte à ne pas en être l’héroïne et, même à ne pas être moi.
-Ton livre ultime, donc, c’est en fait celui que tu écris toi-même ? Donc, ce n’est pas un autre, un homme-livre.
-Non, tu n’y es pas. Mon type d’homme-livre existe, réfléchis. Ce livre-là te permet de lire d’autres livres, et t’aide même à les comprendre.
-Un livre peu jaloux…
-C’est un livre auquel tu reviens toujours, dont tu ne te lasse pas, avec lequel tu découvres toujours quelque chose, même 10 ans après.
Je commence à avoir une idée plus précise sur son homme idéal : -est ce qu’il est beau ?
- il a un certain type de beauté, qui vient de ce qu’il est. Pas d’image racoleuse en couverture, il fait dans le sobre. Il peut même être un peu lourd.
- Mais il est intelligent ?
-Oui, bien sur, il a un avis sur tout mais ne le donne que si tu le demandes. Il te supporte et te soutient, si tu en as besoin. - Je commence à comprendre. Je crois que j’en ai déjà croisé…
- Evidemment ! Pierre ou Robert, petit ou grand, à chacun de choisir le sien. Il faut bien réfléchir avant, car il te fera toute une vie, ou au moins une bonne dizaine d’années.
Et ce disant, elle sort de son dos, l’homme idéal en trois volumes. Il a une couverture rouge toute simple, sans fioriture, qui porte simplement son nom. Le Robert.



NB: Retrouvez tous les textes de Michèle Lessaire en utilisant la rubrique "Reccercher"