remonté de son bureau comme il le faisait tous les jours pour déjeuner en disant : « - Tu n’as pas entendu ? Il paraît qu’ils viennent d’annoncer à la radio que Massu a été rappelé en Métropole. Ça va faire un de ces grabuges !… » Et puis il a mangé sur le pouce comme d’habitude et il est redescendu travailler. L’après-midi, quand Mélanie est allé voir sa mère, elle s’est aperçu qu’une foule de gens convergeait vers la rue Michelet. Gilles justement en revenait. D’après lui les étudiants s’étaient enfermés dans les Facultés et il avait même vu qu’on apportait des armes. Il voulait y retourner tout de suite. « - Veux-tu venir avec moi ? – Non, je vais rentrer, je n’aime pas la foule. » Elle se sentait indifférente à ces événements, comme si tout cela ne la concernait pas. En arrivant chez elle, elle a trouvé Jérôme très soucieux. Il était remonté de son travail plus tôt que d’habitude parce que plusieurs de ses rendez-vous avaient été décommandés. Quoi qu’on fasse désormais, disait-il, les choses ne pouvaient aller que de mal en pis.

            Le lendemain, après être restée toute la matinée chez elle à traîner et à chanter ses partitions comme si de rien n’était, elle s’est tout de même décidée à aller en ville pour voir ce qui se passait. Le quartier des Facultés s’était couvert de barricades. C’était un peu comme en Mai. La même joie, la même foule bon enfant. On avait ressorti les drapeaux, les femmes apportaient des provisions à leurs hommes occupés à empiler des pavés et visiblement tout le monde s’apprêtait à soutenir un siège. Du haut de la terrasse des Facultés  Lagaillarde hilare, en uniforme de para, saluait la foule ; des territoriaux, boudinés dans leur treillis tout neuf, arrivaient de Bab-el-Oued. De l’autre côté des barricades des bérets rouges avaient pris position et les insurgés leur proposaient de partager leur casse-croûte. Quelques arabes, qu’on était allé sans doute chercher dans la Kasbah, arrivaient en cortège et semblaient égarés.

La nuit commençait à tomber quand Mélanie a aperçu une colonne de gendarmes qui descendait par les escaliers du Monument aux Morts. Alors, par prudence, elle a préféré s’éloigner. C’est en arrivant chez elle qu’elle a appris par la radio qu’une fusillade venait d’éclater. On ne connaissait pas le nombre des victimes.

 

Le lendemain il faisait un soleil magnifique, presque une journée d’été, et la situation n’avait pas évolué. Déjà on s’installait dans ses habitudes. Jérôme malgré l’absence de ses clercs, avait décidé de continuer à étudier ses dossiers et Mélanie est retournée en ville. Toute activité maintenant avait cessé. Les commerces et les écoles étaient fermés. Quant à la fusillade, personne n’avait compris ce qui s’était passé. Des provocateurs sans doute. Un drapeau tricolore avait été trempé dans le sang des victimes et on l’avait planté au sommet de la grande barricade qui barrait le bas de la rue Michelet. Ça faisait comme un décor de théâtre pour les Misérables. Quand elle est allé voir sa mère et son frère elle les a trouvés sur les dents. Rosalie tenait absolument à aller chanter la Marseillaise sur le balcon des Facultés et son fils avait le plus grand mal à l’en dissuader. Finalement il est parti tout seul rejoindre ses copains malgré les supplications de sa mère qui le conjurait d’être prudent.

Le troisième jour, comme il faisait toujours aussi beau et que Jérôme avait été obligé de fermer son étude, Mélanie lui a proposé d’aller passer la journée aux Deux-Moulins où ils n’étaient pas retournés depuis qu’ils avaient cessé de voir Marinette et Jean-Charles. Jérôme a sauté sur la proposition. Il faut dire que l’atmosphère en ville commençait à devenir délétère. Tout le monde semblait attendre quelque chose qui n’arrivait jamais. On n’avait rien d’autre à faire que d’aller se promener autour des barricades pour aller voir les insurgés comme on serait allé voir les singes au zoo pour leur lancer des bananes. On les regardait boire leur anisette et tuer le temps comme ils pouvaient. Les paras jouaient aux cartes. On plaisantait ensemble.

 

En fin de matinée ils sont donc partis par la route de la corniche. Il faisait un temps magnifique et la baie miroitait de mille paillettes. À tous les balcons on avait ressorti les drapeaux de Mai sur lesquelles on voyait encore la trace de la croix de Lorraine effacée tant bien que mal qui avait laissé une marque bleue. Un vent frais soufflait, on se serait cru en vacances. Le premier geste de Mélanie en arrivant a été d’aller ouvrir les fenêtres. Dehors les mouettes continuaient leur guerre absurde contre un ennemi invisible et les vagues venaient se fracasser sur les rochers. Il y avait toujours la même odeur d’iode et de sel, une odeur suffocante, insupportable, plus piquante encore qu’en été parce que l’air était plus vif. En frissonnant elle a refermé la fenêtre pour se réfugier à l’intérieur de la maison tandis que Jérôme la regardait sans rien dire.

- Eh bien ne reste pas comme ça, aide-moi à décharger les provisions.

Il continuait à la regarder comme il faisait avant leur mariage, quand il posait sur elle ses yeux si clairs qu’on aurait dit qu’ils étaient toujours au bord des larmes.

- Tu te souviens de la première fois que je t’ai amenée ici, quand je t’ai présenté Jean-Charles  et Marinette ?

- Oui. Ils m’on tout de suite été sympathiques, mais j’étais étonnée parce que je trouvais qu’ils ne te ressemblaient pas du tout.

- Dire que je n’ose même plus aller les voir maintenant. J’ai toujours l’impression que je vais les déranger. Ils ont l’air si totalement absorbés par leur bonheur.

- Je me demande ce que ça sera quand l’enfant sera né !

- Peut-être qu’ils seront déçus au contraire. J’ai parfois l’impression que l’attente suffit à les rendre heureux, qu’ils ne pourraient pas l’être davantage.

- Je ne crois pas. Marinette est faite pour être mère. Je l’ai senti dès la première fois que je l’ai vue. Elle s’accomplira dans la maternité. À mon avis c’est plutôt lui qui a tout à craindre de cette naissance.

- Que veux-tu dire ?

- Quand l’enfant sera là il aura cessé de lui être indispensable et alors malheur à lui…

- Tu veux dire qu’elle l’utilise ?

- Non, je crois qu’elle n’en sait rien elle-même. C’est souvent le cas, tu sais. Une femme choisit un homme et en réalité c’est autre chose qu’elle cherchait à travers lui.

 Jérôme l’écoutait, un couffin entre ses bras qu’il portait comme un bébé.

- C’est pour moi que tu dis ça. Tu désirais un enfant, n’est-ce-pas ? (c’était la première fois qu’il abordait ce sujet).

- Pourquoi ? Est-ce que je me suis plainte ?

- Ce serait normal.

- Mais non, je n’en désire pas. Ne t’en fais pas pour moi, je t’ai déjà dit que je suis heureuse comme ça et rien ne m’agace davantage que quand on a l’air d’en douter. Qu’est-ce que vous avez donc tous à la fin ! Va donc poser ton couffin à la cuisine au lieu de m’interroger comme ça.

Mais il ne semblait pas rassuré. C’était une idée qui lui tournait dans la tête depuis qu’ils étaient revenus de Bou Saâda, comme un bruit désagréable qu’on veut faire semblant d’oublier et dont on ne parvient pas à se débarrasser. Alors pour le divertir elle lui a proposé d’aller faire une promenade sur la plage.

 

Le sable était glacé. Mélanie s’est souvenu de l’endroit où Marinette avait étalé sa serviette la première fois pour s’allonger en les attendant quand ils étaient allé cueillir des oursins.

- Tu te souviens du maillot minuscule qu’elle portait. On aurait dit qu’elle était toute nue… Tu n’as jamais éprouvé de désir pour elle ?

- Je ne sais pas, je n’y ai jamais pensé.

- Menteur ! Je suis sûre que c’est faux. Je suis sûre que tu y as pensé. Tu ne vas pas me dire qu’avec le corps qu’elle a…

- Arrête de m’embêter.

- Parce que toi, dès qu’on parle de ces choses-là, c’est toujours pour t’embêter !

- Mais non, pas du tout. Seulement je ne vois pas…

Ils s’étaient engagés tous les deux sur les rochers, elle devant et lui derrière, clopinant en se tordant les pieds. Mélanie marchait les bras écartés comme un funambule et elle continuait à le titiller en lui tournant le dos.

- Tu vois, moi, je crois que tu ne penses qu’à ça au contraire mais que tu ne veux pas en parler parce que tu as honte. Mais si !… Tu peux m’en parler, tu sais, ça m’est égal. Même si moi je ne sais pas ce que c’est. Ce n’est pas de ma faute, ce doit être de naissance, une sorte d’infirmité. Ou peut-être que ce sont les femmes qui m’attirent, sait-on jamais ! Marinette, tu vois, par exemple… Je rêve d’un monde où il n’y aurait que des femmes. Ce serait tellement plus simple ! Je suis sûre qu’on saurait se débrouiller toutes seules.

Elle continuait à parler en riant quand a entendu un bruit derrière elle, comme le raclement d’une pierre, suivi d’un grand plouf. Quand elle s’est retourné il n’était plus là… Et puis elle l’a aperçu un peu plus bas qui barbotait au fond d’un trou en recrachant de l’eau et alors elle a été prise d’un fou rire irrésistible, un fou rire qu’elle ne parvenait pas à contenir. Et lui qui criait pendant ce temps :

- Aide-moi à sortir de là au lieu de te moquer de moi !

- Tu t’ai fait mal ?

- Non, mais je suis tout mouillé.

Ça pour être mouillé il était mouillé. Trempé jusqu’aux os, trempé comme une soupe. Quand elle a réussi à l’extraire de son trou il coulait de partout comme une serpillière et il se secouait moitié furieux, moitié amusé lui aussi de sa déconvenue.

- Rentrons vite. Tu risques de prendre froid.

Et elle l’entourait de ses bras et le frottait pour le réchauffer, le dirigeant vers la maison tandis qu’il claquait des dents.

- Mon Dieu, c’est épouvantable ! Tu deviens tout bleu.

Et elle continuait à rire de bon cœur.

En arrivant ils se sont aperçu qu’il n’avait pas allumé l’eau chaude. Il a fallu encore le frictionner pendant un bon moment pour le faire revenir à lui et puis ils sont allé s’enfouir sous les draps d’un lit, dans la chambre où Jean-Charles et Marinette s’étaient retirés pour faire la sieste et elle a continué à le frotter ainsi avec la tendresse d’une chatte pour son petit. À cet instant elle se disait qu’elle l’aimait… jusqu’au moment où il s’est retourné vers elle et où elle a senti que des idées commençaient à lui venir. Alors elle l’a repoussé doucement en lui disant :

- Non, pas maintenant, s’il te plaît.

Et ils se sont endormis dans les bras l’un de l’autre.

NB: Retrouvez les textes de Pierre Danger avec la rubrique "recherchez"