pour Jérôme et Mélanie. Heureusement, Mme Beaufroy déclara qu’elle passerait le réveillon parmi ses pauvres et ils allèrent chez la mère de Mélanie qui avait invité son amie, Madame Ortega et le docteur Tubiana pour un dîner entre intimes. Gilles ne resta qu’un moment parce qu’il devait jouer dans un bar et tout le monde se coucha de bonne heure.

 

Le lendemain il fallut tout de même aller s’acquitter d’une visite à la Providence où le Père André leur demanda de partager leur modeste repas. On avait installé de longues tables de bois dans un réfectoire en forme de tunnel qui donnait sur les entrepôts du port et les plats étaient servis par des bonnes sœurs en cornette dans de grandes soupières en faïence. Les cul-de-jatte mangeaient par terre. Il y avait aussi un nombre considérable d’aveugles qui roulaient au hasard leurs globes bleuâtres. Madame Beaufroy qui avait été placé en face de son fils et de sa belle-fille posait sur eux un énigmatique sourire et ses yeux clairs semblaient déshabiller leur âme. Mélanie était persuadée que sa belle-mère devait la croire malheureuse en ménage. Tout le monde d’ailleurs le croyait, c’était insupportable ! Sa mère lui répétait tout le temps : « - Ma pauvre fille, avec la vie que tu mènes !… » Mais non elle n’était pas malheureuse ! Pourquoi l’aurait-elle été ? Elle ne s’était jamais sentie aussi satisfaite au contraire. Elle méprisait le spectacle qu’offraient Marinette et Jean-Charles, cet étalage de bonheur vulgaire. D’ailleurs ils ne se convenaient pas du tout l’un à l’autre. Marinette était une dinde, adorable certes, mais enfin une dinde tout de même et comment Jean-Charles, cet homme intelligent, qui aurait pu faire une grande carrière, pouvait-il se contenter d’une femme comme ça ! Mélanie, quant à elle, éprouvait un sentiment profond pour son mari, qui reposait sur une véritable complicité entre eux. Plus le temps passait plus elle avait de la tendresse pour lui. Elle comprenait ce qu’avait dû être sa souffrance après le départ de sa mère, même s’il n’en parlait jamais, et elle partageait son inquiétude  devant les incertitudes de l’avenir. Que se passerait-il si on devait quitter ce pays du jour au lendemain ? Heureusement qu’ils avaient leur fortune. On s’en tire toujours avec de l’argent. Au fond, elle finissait presque par souhaiter ce départ car une nouvelle vie alors pourrait commencer. En attendant ils avaient renoncé à tout commerce intime pour ne pas toucher à des choses susceptibles de bouleverser l’équilibre de leur couple.

Repensait-elle à l’aspirant Vasseur ? Non, chaque jour elle constatait qu’elle n’y repensait plus. Curieusement c’est Jérôme qui lui en parlait tout le temps. Il se demandait ce qu’il avait bien pu devenir. Il devait être dans les Aurès, disait-il, ou en Kabylie. En tous cas il n’était pas en ville sinon on l’aurait rencontré. « - Il a peut-être été tué ou blessé, qu’en sait-on ? – Je t’en prie, ne dis pas des horreurs pareilles ! » Au fond, Jérôme aurait bien aimé le revoir. Il aurait remplacé Jean-Charles car Jean-Charles, c’est évident, serait à jamais indisponible désormais. Il se souvenait de la partie d’échecs qu’ils avaient faite tous les deux à Bou Saâda. Il avait gagné malgré l’acharnement que l’autre avait mis à se battre. Il lui devait une revanche. « - Tu te rappelles la façon dont il tournait autour de cette actrice allemande ? Comment s’appelait-elle déjà ?… – Mais non voyons, il ne tournait pas autour d’elle, il ne s’est jamais rien passé entre eux ! – C’est toi-même qui disais… - J’étais folle, j’inventais n’importe quoi. » Mélanie n’aimait pas repenser à ces vieilles histoires. Elle se trouvait ridicule aujourd’hui d’être allé s’encombrer l’esprit avec cet homme qui lui avait à peine adressé la parole. Elle en avait honte car elle avait parfaitement conscience de s’être aventurée sur des rivages dangereux. Il s’en était fallu de peu que je ne sois jalouse de cette fille ! se disait-elle (et elle revoyait comme si elle y était cette scène sur la terrasse où ils se parlaient en regardant le soleil se coucher tandis que leurs mains se frôlaient). Mais tout de même, on peut dire au bout du compte que c’est moi qui ai gagné ! Elle se souvenait de ce dernier soir et du moment où, en dansant, il lui avait si ostensiblement signifié qu’il la désirait. Et elle avait osé y répondre ! Elle s’était collée contre lui !… Comment ai-je pu faire une chose pareille ! Mais peut-être après tout qu’une autre femme aurait trouvé cela banal. Ce sont des choses qui se pratiquent dans certains milieux. Elle aurait voulu demander son avis à Jérôme mais alors il aurait fallu lui faire l’aveu de ce qu’elle considérait presque à l’égal d’un adultère. Car elle se sentait coupable, totalement coupable de s’être laissé faire. C’était comme ça depuis toujours, elle ressentait le désir des hommes comme une offense, une manière de viol (peut-être depuis le fameux baiser dans l’escalier auquel elle s’était dérobée petite fille). Et cette fois ce qui lui était insupportable c’est qu’elle ne s’était pas dérobée, au contraire, elle s’était bel et bien laissé faire ! C’était pour elle totalement incompréhensible… Alors elle tentait de l’oublier, de ne plus penser à lui. Et elle y parvenait. Tous les jours elle se félicitait de ne plus penser à lui. Mais il fallait toujours que ce soit Jérôme qui y revienne, comme s’il avait voulu la torturer : « - Je me demande bien ce qu’il doit devenir, disait-il. C’est tout de même bizarre que nous ne le rencontrions jamais, il doit bien revenir en permission de temps en temps. »

Elle en avait parlé une fois à son frère, comme ça, en passant, l’air de ne pas y toucher. « - Tu sais, il y avait un type bizarre là-bas à Bou Saâda. Il passait son temps à dessiner des arbres… » Il avait paru ne pas y prêter attention mais le lendemain il lui en avait reparlé, et il la regardait d’une drôle de façon en lui demandant si elle comptait le revoir. Alors elle s’était mise en colère. « - Oh ! toi, tout de suite… » Et il se l’était tenu pour dit.

Non elle n’y repensait plus, plus jamais. C’était toujours les autres qui y pensait pour elle. D’ailleurs dans la vie c’est toujours pareil. Elle avait l’impression que c’était les autres qui avaient de mauvaises pensées et qui vous les instillaient malgré vous. Elle, elle ne demandait rien, ne désirait rien, elle était heureuse telle qu’elle était, heureuse de la vie qu’elle menait, heureuse tout simplement, c’était tout de même facile à comprendre, non !… Tous les matins elle continuait à chanter, elle déroulait tout son répertoire, de l’Ave Maria de Schubert aux Cloches de Corneville et elle savait que les clercs de l’étude l’entendaient chanter à l’étage au dessous et c’était sa fierté de leur montrer qu’elle avait eu le dessus sur sa belle-mère et que c’était elle désormais qui régnait sur la maison. Elle rêvait à ce que ça aurait pu être si, comme sa mère, elle avait chanté devant un public. Mais pour seul public elle n’avait qu’Aïcha qui la regardait bouche bée, avec son nez en forme de trou qui palpitait comme une ouïe de poisson. Et le soir, quand elle demandait à son mari si elle ne l’avait pas empêché de travailler, il répondait : « - Mais non, ma chérie. Je ne n’ai rien entendu. »

NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique "Le bonheur conjugal"