Elle a enfilé son maillot et on l’a vu traverser la plage en courant et plonger d’un seul coup dans les vagues. « - Vous croyez qu’elle va mieux ? » a demandé sa mère tandis que Jérôme et elle étaient restés sur le bord à la regarder. « - Je ne sais pas. Je la trouve un peu bizarre en ce moment mais je pense qu’ici elle va se sentir bien. » Mélanie, en effet, adorait Zéralda où elle avait passé son enfance. Quand elle était ici elle redevenait une petite fille… Elle s’est mise aussitôt à nager vers le large et ils se sont regardés comme s’ils pensaient tous les deux la même chose. Bientôt sa tête n’était plus qu’un minuscule point noir qui se confondait avec le scintillement de l’eau. Mais après un temps qui leur a paru interminable ils ont vu qu’elles faisait demi-tour et il a fallu encore attendre encore un long moment avant qu’elles soit revenue. Pendant ce temps on entendait le bruit du vent qui soulevait des nuages de sable… Quand elle est sortie de l’eau et qu’elle s’est avancée vers eux elle tremblait de tous ses membres, les deux poings serrés contre son menton, elle était toute blanche. Jérôme s’est avancé vers elle une serviette mais elle est passée devant lui sans le regarder et elle est rentrée dans la maison.
- Bon, eh bien je crois que je vais vous laisser, a-t-il dit.
- Vous partez déjà, a répondu la mère sans conviction. Vous allez bien rester dîner avec nous.
- Non, non. Je crois qu’il vaut mieux que je m’en aille. D’ailleurs j’ai encore des dossiers à étudier.
- Alors, si vous croyez… Mais ne vous en faites surtout pas pour elle. Je vais m’en occuper.
Sur le chemin du retour, tout en roulant, Jérôme repensait à sa vie. Pourquoi les choses ne se passaient-elles pas toujours comme on les avait prévues. Elles auraient pu être si simples si on ne se les compliquait pas à plaisir. Il avait peur, sans savoir pourquoi. À cause de cette lettre de menace peut-être ? Mais non, ce n’était pas ça. Ici on se sentait toujours plus ou moins menacé, on pouvait sauter sur une bombe ou n’importe quoi, c’était une question d’habitude. Alors ?… Il y avait autre chose. Il entrevoyait tout à coup l’avenir sous de sombres couleurs. Le soleil commençait à décliner derrière les collines. Il grossissait, s’empourprait tandis que la ville, là-bas, s’alanguissait tout le long de la baie. À sa gauche les frondaisons de la forêt de Baïnem faisait comme une muraille sombre. Des militaires avaient établi un barrage en travers de la chaussée et ils étaient en train de fouiller une vieille camionnette sous le regard rigolard de deux arabes assis sur le bord de la route. Il avait tellement hâte maintenant de quitter tout ça, cette guerre, cette vie ! Il repensait à sa mère qui devait être en train de dîner avec ses lépreux. Tout cela était absurde. Il ressentait une sorte d’indignation contre le destin.
Quand il est arrivé chez lui, un homme justement en sortait.
- Maître Beaufroy ! J’étais venu vous voir.
C’était l’aspirant Vasseur.
Quatrième Chapitre
L’aspirant Philippe Vasseur n’a guère laissé de trace dans cette histoire, dont il occupe pourtant, d’une certaine manière, la place principale. Il s’y inscrit en creux en quelque sorte, sans pour autant en constituer un élément particulièrement intéressant car on ne connaît finalement que peu de choses sur lui et nul ne sait ce qu’il aurait été si son destin avait été différent. Que venait-il faire ce jour-là chez Maître Beaufroy ? Pourquoi avait-il eu envie de renouer l’éphémère relation qu’il avait ébauchée avec ce couple lors de son voyage à Bou Saâda ? Peut-être ne le savait-il pas lui-même. C’est en revoyant par hasard la femme du notaire pendant la semaine des barricades qu’il lui était revenu en mémoire cette partie d’échecs qu’il avait menée avec son mari et la conversation qu’ils avaient eue sur leur passion commune pour la voile. Il avait éprouvé là-bas une vraie sympathie pour cet homme qui lui semblait à la fois simple et passionné. Quant à sa femme il ressentait pour elle une vague attirance sans la trouver véritablement jolie mais parce qu’elle avait un côté bizarre qui l’intéressait et l’effrayait à la fois. Elle lui semblait toujours prête à bondir et à se cacher en même temps comme un chat. En général il se méfiait des hystériques et celle-ci en faisait certainement partie, mais en même temps elle paraissait si fragile ! Et puis comment pouvait-on imaginer un couple aussi mal assorti !… On se demandait ce qu’ils faisaient ensemble. Quand il s’était amusé à la provoquer le dernier soir (c’était une façon de signifier à l’autre, la star allemande, qu’avec elle c’était fini) il avait vite compris qu’il valait mieux ne pas insister. À peine dans ses bras elle s’était mise à trembler comme une feuille et on la sentait prête à fondre. Pour une jeune mariée c’était tout de même un peu fort !… Le mari, lui, avait l’air de prendre ça plutôt bien, ce qui avait contribué à le lui rendre encore plus sympathique car il aimait les hommes malheureux en amour. Pour sa part il avait toujours eu du succès auprès des femmes, sans trop savoir pourquoi du reste car il ne s’estimait guère, et il se sentait humilié de ce qu’elles le considérassent toujours plus ou moins que comme un simple divertissement.
Cependant il avait très vite oublié ce couple un peu bizarre jusqu’au moment où il avait revu cette femme, l’autre jour, qui le regardait descendre de son camion comme si elle avait vu apparaître le Saint Esprit. L’envie lui était alors revenue de connaître leur mystère… si mystère il y avait ! Il s’ennuyait tellement dans ce fichu pays ! Il ne savait pas quoi faire, sorti de sa caserne. Il avait rêvé de découvrir des horizons nouveaux et n’avait trouvé que l’horreur quotidienne d’une guerre menée par une armée démoralisée et pressée d’en finir. Quelques jours plus tard il avait donc décidé d’aller les voir sans prévenir pour ne pas donner à sa visite une importance exagérée. Il voulait avoir l’air de passer là par hasard et, après s’être procuré leur adresse au Cercle Militaire, il était monté sonner à leur porte. Il avait été presque heureux en constatant qu’il n’y avait personne. Il éprouvait en effet un obscur sentiment de culpabilité à venir les relancer ainsi chez eux et s’apprêtait à repartir quand, en sortant de l’immeuble, il était tombé sur Jérôme Beaufroy.
On ne peut pas imaginer le bonheur que celui-ci a ressenti en l’apercevant. Et ce bonheur se communiquant entre les deux hommes voici qu’ils sont tombés dans les bras l’un de l’autre et Jérôme qui ne cessait de répéter : « - Ah ! c’est bien, c’est vraiment bien que vous soyez venu ! » Et il l’a fait aussitôt remonter chez lui. « - Venez. Vous allez me raconter ce que vous devenez ? »… Enfin il avait trouvé quelqu’un pour déverser son trop plein d’angoisse et il comprenait soudain le poids de tout ce qui s’était accumulé sur ses épaules depuis ces derniers mois : le départ de sa mère, l’éloignement de Jean-Charles et maintenant cette lettre de menace et le départ de Mélanie. Il lui semblait qu’il retrouvait un ami très cher sur qui il allait pouvoir se décharger de sa mélancolie, de sa fatigue, de son découragement. Tout lui revenait maintenant, leur partie d’échecs, la conversation qu’ils avaient eue sur la voile, sur sa passion pour la peinture. « - Alors est-ce que vous avez continué à dessiner depuis que vous êtes rentré ?… Ah ! ce que ça me fait plaisir que vous soyez venu, vous ne pouvez pas savoir ! Mais venez, asseyez-vous. Vous aimiez le whisky, je crois… » L’autre le laissait dire, le regardait. Il prenait plaisir, lui aussi, à retrouver cette personnalité volubile et désordonnée qui l’amusait déjà là-bas. Oui, décidément il éprouvait beaucoup de sympathie pour cet homme. Pourtant on ne pouvait pas dire qu’ils se ressemblaient tous les deux. Maître Beaufroy avait sans doute quelques années de plus que lui, et beaucoup plus d’argent, semblait-il, à en juger par les bibelots précieux qui s’exhibaient ici sur tous les meubles. Pourtant il émanait de cet intérieur quelque chose de morbide qui vous saisissait en entrant. La première chose qu’il avait remarquée en arrivant c’était ce curieux fauteuil à roulettes recouvert de cuir rouge qui trônait dans un coin. Il brûlait de lui demander ce que c’était mais Jérôme qui avait deviné sans doute ses interrogations avait détourné son regard de l’objet en l’attirant vers le canapé. « - Vous désirez des glaçons ? Non je crois que vous l’aimez sec si je me souviens bien… » Puis la conversation s’est engagée sur d’autres sujets et Jérôme lui a demandé des détails sur sa vie, sur ce qu’il faisait ici, s’il avait peur du danger, s’il avait connu le baptême du feu, etc. Non, a répondu l’autre, il avait honte de le dire mais il ne connaissait pas la peur. Ce n’était pas pour se vanter parce que le courage pour lui n’était pas une vertu mais une disposition innée et il n’était pas responsable du sien, une forme d’insouciance peut-être. Le danger, il n’y pensait même pas (et en disant cela il avait honte de s’exprimer ainsi parce qu’il avait l’impression de faire la leçon à ce notaire qui avait l’air si fragile de son côté et de lui avouer qu’il avait deviné qu’il était lâche, que cela se voyait sur sa figure et que c’était certainement pour cela que sa femme l’avait quitté… Tiens ! pourquoi ai-je pensé que sa femme l’a quitté ? s’est-il dit.
- Votre épouse n’est pas ici ?
- Ma femme est allé passer quelques temps chez sa mère à Zéralda. J’ai préféré l’envoyer là-bas à cause des événements, je viens justement de les y emmener, j’en revenais quand je vous ai vu… Mais tenez, j’y pense ! vous devriez aller la voir. Moi je ne peux m’y rendre que le dimanche. Elle risque de s’ennuyer. Vous savez, l’hiver il n’y a personne là-bas. Elle serait très contente.
Pourquoi lui avait-il dit cela ? Vasseur essayait de percer ses intentions mais ne lisait aucune arrière-pensée dans son regard qui le fixait droit dans les yeux avec cet air éperdu qu’il avait toujours.
- Oui, j’en serais très heureux mais…
- Ma belle-mère possède un petit cabanon au confort tout à fait rudimentaire. Elle n’a même pas le téléphone. Moi, mon travail m’empêche d’y aller autrement que le dimanche, vous me rendriez service… Mais je suis stupide, vous ne devez guère avoir de permissions en ce moment. Enfin je vous donne toujours l’adresse, vous en ferez ce que vous voudrez.
Et il lui a griffonné quelques lignes sur un bout de papier que l’autre a mis dans sa poche machinalement en se disant que c’est le genre de choses qu’on promet et qu’on ne fait jamais et puis la conversation a dévié sur les événements.
- Comment croyez-vous que tout cela va se terminer ?
- Je ne sais pas. Mais il ne doit plus y en avoir pour bien longtemps maintenant. On dit que c’est le dernier quart d’heure…
Vasseur avait envie de partir tout à coup. Il avait l’impression de ne plus rien avoir à faire ici. D’ailleurs la nuit avait commencé à tomber, la baie s’était recouverte d’un voile de cendre.
- Pardonnez-moi… les nécessités du service. J’étais passé simplement comme ça…
- Déjà ! moi qui comptais vous proposer une partie d’échecs. Mais vous reviendrez n’est-ce-pas ? Vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point vous m’avez fait plaisir ! Vous voyez, je me retrouve un peu seul maintenant… Vous reviendrez, n’est-ce-pas ? Je compte sur vous.
Et il l’a raccompagné jusqu’à sa porte.
Vasseur, quand il s’est retrouvé sur le Boulevard s’est s’éloigné à grands pas. Tiens, s’est-il dit, je ne lui ai pas parlé de ma rencontre avec sa femme. Mais lui ne m’en a pas parlé non plus. Est-ce qu’elle ne lui aurait pas dit qu’elle m’avait vu par hasard !… Et en pensant à ça il tâtait machinalement dans sa poche le papier que lui avait donné Jérôme. Il en a fait une boulette, a esquissé le geste de le jeter dans le ruisseau, puis tout à coup s’est ravisé et l’a plié en quatre pour le glisser dans son portefeuille.
NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique "Le bonheur conjugal"