Pourquoi le fuir ? Non qu’il fût poussé vers elle par une attirance particulière car à ses yeux toutes les femmes étaient à peu près équivalentes dans l’attirance qu’elles exerçaient sur lui, mais il saisissait cette occasion comme on prend machinalement une cigarette dans le paquet qu’on vous tend. La starlette allemande lui avait laissé le goût fade d’une aventure absurde. Celle-ci, qu’il ne trouvait même pas jolie, lui offrait quelque chose de plus insolite : la violence d’une passion, les sombres éclats de la folie. Quand elle s’était jetée dans ses bras ce soir-là, il avait vaguement eu le sentiment d’un piège qui se refermait sur lui mais il n’avait pas voulu en tenir compte.

 

         Rosalie était seule quand il était arrivé un moment plus tôt, se présentant à elle en lui disant qu’il était un ami de Jérôme et qu’ils s’étaient connus à Bou Saâda.

- Ma fille est parti se promener mais elle ne va pas tarder maintenant, lui avait-elle répondu en prenant sa voix la plus suave et en l’examinant de la tête au pied dans son bel uniforme. Entrez, je vous en prie. 

- Non merci, je préfère aller l’attendre sur la plage, si vous le permettez. Ne vous dérangez pas pour moi.

Elle avait tout de suite pensé à Lord Carrington en le voyant, le jour où il était apparu chez elle descendant de son yacht échoué à quelques encablures. Lui, il était venu apparemment dans une vieille Dauphine qu’il avait laissée garée quelques pas plus loin sur le chemin et elle l’avait observé ensuite à travers les vitres de la véranda pendant qu’il attendait le retour de sa fille. Il s’était assis sur le capot de sa voiture et fumait tranquillement en contemplant l’horizon. Non, il ne ressemblait pas à Lord Carrington décidément, il était plus jeune que lui, paraissait plus détaché, plus lointain, mais il avait fière allure tout de même ! À un moment il avait pris un petit carnet dans sa poche et il s’était mis à écrire quelque chose ou à dessiner. Mais qu’y avait-il à dessiner ici à part la mer ?…

Quand sa fille était revenue il s’était levé et s’était avancé vers elle et ils étaient restés un long moment à se regarder sans parler. Et puis il lui avait dit quelque chose que Rosalie n’avait pas entendu et Mélanie s’était encore rapprochée de lui et ils s’étaient serré la main et ils étaient resté un moment à parler à voix basse devant la porte et quand ils étaient rentrés Rosalie était déjà en train de déboucher la bouteille d’anisette.

- Venez, venez, mes enfants !

- Tu sais, Maman, c’est cet ami dont je t’ai parlé…

- Oui, je sais… il m’a tout expliqué.

Et ils s’étaient mis à bavarder en buvant un verre. Mélanie et l’aspirant avaient d’abord évoqué les jours qu’ils avaient vécus là-bas dans cet hôtel à demi abandonné et Mélanie se moquait de lui en racontant à sa mère comment il passait ses journées à dessiner des palmiers et elle riait très fort et il riait avec elle en se rappelant les cris des chameaux quand on voulait les faire bouger ou la tête des deux suissesses quand on avait essayé de les jucher sur leur dos ou encore le geste du barman qui remuait son shaker en clignant des yeux (« - Vous vous souvenez du geste du barman ? - Ah ! vous aviez remarqué, vous aussi !… ») et le style délicieusement démodé de sir Edward et lady Redford et tant de choses dont ils se souvenaient ensemble. Mais pas une seule fois ni l’un ni l’autre n’avaient évoqué la personne de Carla Mann.

- Vous n’avez pas eu l’air surprise quand vous m’avez vu. Je suppose que votre mari vous avait prévenu que j’allais venir. Il vous a dit que j’étais allé lui rendre visite ?

- Non, il ne m’en a pas parlé.

- Je suis allé chez vous l’autre jour. Je crois d’ailleurs qu’il revenait justement de vous accompagner ici. Il m’a dit qu’il avait voulu vous mettre à l’abri à cause de menaces que vous auriez reçues… C’est lui qui m’a encouragé à venir…

- Ah bon ! Vous êtes là de sa part en quelque sorte.

- Mais non, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire ! Enfin c’est vrai que sans lui je n’aurais pas osé… D’ailleurs sans lui, de toute façon, je n’aurais pas eu votre adresse !

- Oui, c’est vrai.

Et ils avaient ri ensemble de nouveau. Elle s’amusait de sa confusion. Après un long silence pendant lequel Rosalie ne quittait pas le jeune homme des yeux tandis que Mélanie se mordait machinalement les lèvres, celle-ci avait repris :

- Je savais que vous alliez venir.

- Comment ça ?

- Quelquefois j’ai l’impression que je peux prévoir l’avenir.

- Allons, allons, était intervenu la mère, tu ne vas pas nous faire croire que tu es voyante maintenant !… Dînons plutôt, mes enfants. Vous restez avec nous, n’est-ce-pas, Monsieur… Comment déjà ?

- Vasseur, Madame. Philippe Vasseur.

- Vous restez avec nous, Philippe ? J’ai justement acheté un gigot. Vous voyez, je sais prévoir l’avenir moi aussi !

- Mais Maman, tu sais très bien que nous n’avons pas le temps de faire cuire un gigot maintenant !

- Alors, faisons réchauffer la brandade de ce matin, si tu préfères. Ici, c’est à la bonne franquette, vous savez. Du moment qu’il y a à boire. !… Vous aimez le Mascara, Monsieur l’aspirant ? C’est ainsi que l’on dit, n’est-ce-pas ?

Elle minaudait, jouait de sa voix qui montait et descendait en caressant d’un doigt l’accroche-cœur qui dessinait sur sa tempe droite une petite virgule noire.

Une fois à table elles lui avaient demandé toutes deux de leur raconter sa vie, la vie qu’il menait chez lui, dans l’île de Ré, chez ses parents, son amour des bateaux, de la peinture. Il n ‘y avait que lui qui parlait et les deux femmes l’écoutaient. On avait ouvert la bouteille de Mascara, on riait, on n’était pas pressé que ça finisse. À la fin du repas Rosalie était allé chercher son paquet de craven et avait demandé du feu à l’aspirant en lui lançant une œillade digne de celles qu’elle lançait autrefois à Don José sur la scène de l’Opéra et Mélanie et lui avaient échangé un regard de complicité fondu en un sourire. Ensuite Rosalie continuait à l’écouter en rejetant la fumée au dessus de sa tête et puis à un moment elle avait dit : « - Vous n’allez pas repartir maintenant, il fait nuit ! » Et il avait convenu qu’en effet ça n’aurait pas été prudent.

- Vous pourriez rester dormir dans la chambre de mon fils puisqu’il n’est pas là.

- Je vous remercie beaucoup de votre obligeance, Madame.

Il avait un côté jeune homme bien élevé avec ce regard droit, ces yeux clairs, cette élégance de silhouette dans son bel uniforme à la coupe impeccable, ses cheveux courts et la barrette d’aspirant qui brillait sur son épaule. Elles le couvaient toutes les deux du regard. Et quand il avait voulu se retirer pour aller dormir sans attendre parce qu’il devrait repartir de bonne heure le lendemain pour reprendre son service, elles l’avaient accompagné jusqu’à sa chambre et chacune d’elles ensuite était repartie dans la sienne.

Rosalie ne parvenait pas à trouver le sommeil, elle guettait les bruits dans la maison. Et quand elle avait entendu la porte grincer dans le couloir et les voix qui chuchotaient et enfin ces craquements caractéristiques du plancher qui ne pouvaient laisser aucune ambigüité sur ce qui était en train de se passer, elle s’est endormie apaisée.

 

Le pauvre Jérôme, pendant ce temps était bien loin de penser à sa femme car il venait d’apprendre une nouvelle qui lui avait fait le même effet que si le ciel lui était tombé sur la tête.

 

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NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique " Le bonheur conjugal"