des terres marécageuses infestées par la malaria… Zéralda n’était pas un lieu très hospitalier quand les premiers colons vinrent s’y installer quelques temps après la Conquête. C’était devenu, à l’époque dont on parle, un village aux rues rectilignes qui se coupaient à angle droit, avec sa minuscule église en haut d’une colline, son hôtel touristique, les Sables d’Or, et son camp militaire qui faisait la fierté de ses habitants. Depuis les événements le 1ème R.E.P. y tenait garnison et les jeunes filles pouvaient admirer les beaux « bérets verts » à la nuque rasée défiler en martelant le sol et chantant en chœur d’une voix vibrante : Alle alle allelouia Alle alle allelouia… Et puis quand la nuit tombait il n’y avait plus que quelques cafés où les hommes se retrouvaient pour boire leur anisette.

La plage alors n’était plus qu’un gouffre noir sur des kilomètres, entièrement livré aux vagues et au vent. À quelques encablures des Sables d’Or, une lumière brillait… le cabanon de Rosalie, une invraisemblable construction en planche, de style vaguement hyspano-mauresque, avec sa pastera arrimée au ponton. On y parvenait par un chemin de sable, bordé d’épines où parfois, pendant le jour, des chèvres venaient brouter, conduites par des bergers au regard patibulaire.

Certains affirmaient que ce cabanon avait appartenu autrefois à un célèbre virtuose de musique arabo-andalouse qui y avait installé sa maîtresse, une danseuse de music-hall, laquelle n’aurait été autre que la mère de Rosalie. D’autres disaient que celle-ci l’aurait tout simplement acheté en viager à un couple de vieux commerçants découverts assassinés quelques temps plus tard dans une ruelle de la Casbah. Toujours est-il qu’elle était très aimée dans le village au temps de sa gloire. Sa notoriété lui avait valu l’estime de tous et quand elle venait l’été avec ses enfants et qu’ils allaient s’installer tous les trois sur le sable, tout le monde connaissait son immense parasol rose buvard sous lequel elle trônait comme une reine, assise sur son pliant, entourée de ses livres (elle en lisait toujours trois ou quatre à la fois) tandis que ses enfants s’amusaient autour d’elle… Et puis les enfants avaient grandi. Gilles avait fait ses débuts de trompettiste à l’Avenir Musical qui donnait des concerts sur la place le dimanche. Puis il avait créé avec ses copains une petite formation de jazz qui se produisait dans les bals. À dix-huit ans il avait acheté une vieille deux-chevaux qui leur servait à transporter leur matériel. Mélanie était une adolescente plus difficile, repliée sur elle-même. Elle passait des heures à rechercher des coquillages qu’elle avait appris à percer pour en faire des colliers. Sa mère l’avait envoyée au conservatoire où elle s’était acquis une jolie réputation de chanteuse.

         L’admiration des habitants de Zéralda pour cette « dynastie » d’artistes, comme on disait, était cependant mâtinée d’une certaine méfiance. On les considérait un peu comme des originaux pas très fréquentables, d’autant que les jeunes gens à la mode, qui rêvaient d’Etchika Choureau ou de Dominique Wilms, trouvaient la petite Mélanie un peu trop brune et trop sèche à leur goût. Quant aux jeunes filles, amoureuses des bérets verts qui « sentaient bon le sable chaud », elles considérait ce Bill Charley (c’est le nom de scène qu’il s’était donné) comme carrément ridicule avec son allure pataude et ses cheveux gras. Quand on avait appris le mariage de Mélanie avec un riche notaire cela naturellement n’avait rien arrangé. Le riche notaire n’avait fait qu’aiguiser les jalousies. Pour quoi d’autre l’aurait-elle épousé que pour son argent ? disait-on. Elle s’était conduite comme une grue. Ainsi, quand on les avait vu arriver cette année-là en plein hiver, on s’était demandé ce qu’ils venaient faire. Ne peut-on pas se payer autre chose qu’une vieille baraque en planche quand on a autant d’argent qu’il en a ! disait-on. Le bruit avait vite couru cependant que le notaire se sentait menacé et qu’il était venu mettre sa femme à l’abri. De là à penser qu’il avait trempé dans des affaires louches… On s’accordait à reconnaître que cette pauvre Rosalie n’avait pas eu de chance avec ses enfants.

Mais les deux femmes s’étaient installées sans faire attention à ce qu’on disait d’elles. Depuis qu’elles étaient ici Mélanie venait tous les matins acheter son lait et son pain chez l’unique commerçant du village ainsi que de la soubressade, des poivrons et des œufs. Elle répondait à peine quand on lui parlait, elle avait l’air ailleurs. Certains prétendaient qu’elle était devenue folle à cause de son mari et que c’était bien fait pour elle. Vous savez, avec ce genre de type !… Un de ces quatre on la retrouvera chez Porot (Porot c’était le médecin des fous). Certains disaient qu’on la voyait marcher toute seule sur la plage. On prétendait qu’elle allait comme ça jusqu’à Sidi Ferruch et qu’elle se baignait toute nue malgré la saison. Avec ce qui se passe en ce moment, vous vous rendez compte !… À croire qu’elle cherche les ennuis.

En réalité elle ne cherchait rien, elle marchait tout simplement, hypnotisée par le bruit des vagues. Depuis qu’elle était ici c’était sa principale activité, matin et soir. Elle disait à sa mère qu’elle allait se promener et quand elle revenait le soleil disparaissait déjà à l’horizon. Sa mère n’osait pas lui poser de questions. Et d’ailleurs elle n’aurait pas su quoi répondre, elle n’aurait même pas su dire si elle était heureuse ou malheureuse, elle était remplie de quelque chose d’indéfinissable qui faisait qu’il émanait d’elle une lumière singulière et que ses gestes avaient une harmonie qu’on ne lui avait jamais connue auparavant. Le premier dimanche après leur arrivée Jérôme était venu les voir. Mélanie était partie se promener comme d’habitude et elle n’était pas encore rentrée quand il était arrivé. À la tombée de la nuit elle n’était pas toujours pas là et il était fou d’inquiétude. Il en avait les larmes aux yeux. Il voulait aller prévenir les gendarmes mais Rosalie l’en avait dissuadé car elle savait que sa fille ne rentrait jamais avant le coucher du soleil. À la fin il avait exigé malgré tout qu’on aille à sa recherche. Il était parti d’un côté et belle-mère de l’autre, décidé à faire autant de distance qu’il faudrait pour la retrouver car, de toutes façons, elle ne pouvait pas avoir quitté la plage qui était bordée de marécages et de forêts inhospitalières.

Quand il était revenu, son seul espoir était que sa mère l’ait retrouvée de son côté, et quand il les avait aperçues toutes leurs deux devant la porte du cabanon il avait poussé un grand cri et s’était mis aussitôt à courir. En arrivant il s’était jeté dans les bras de sa chère épouse avec des exclamations en lui demandant des explications. Mais elle avait paru absolument indifférente à son inquiétude et sa mère avait même remarqué qu’elle avait eu un mouvement imperceptible de recul. Et c’est ainsi, à cet instant précis, qu’elle avait eu la certitude que sa fille n’aimait pas son mari. Elle avait décidé dès lors de devenir sa plus fidèle alliée contre lui. Aux questions de Jérôme Mélanie répondait simplement qu’elle était allé se baigner et qu’elle n’avait pas vu le temps passer. C’était  ridicule de s’inquiéter ainsi. Il ne fallait tout de même pas la prendre pour une enfant.

- Mais enfin ma chérie, tu es folle de te baigner en cette saison. L’eau doit être glacée.

- Je ne crains pas l’eau froide.

- Rentre vite te sécher et bois un thé bien chaud. C’est idiot, il va déjà falloir que je m’en aille. Autant dire que je suis venu pour rien.

Ils n’avaient guère eu le temps de se voir en effet. Les routes n’étaient pas sûres la nuit et il ne fallait pas qu’il s’attarde. Mélanie buvait tranquillement son thé, répondant à peine à ses questions. Si elle était contente ?… Oui bien sûr. Si le temps ne lui paraissait pas trop long ?… Mais non, voyons ! Elle grelottait légèrement et on sentait l’odeur de sel qui imprégnait sa peau.

- Ne ressors pas, ma chérie. Je ne veux pas que tu prennes froid. Je ne pourrai pas revenir avant dimanche prochain. Avec tout le travail qu’il y a en ce moment… Mais j’aurai des nouvelles par ton frère. Il m’a dit qu’il viendrait souvent vous voir. Si tu as quelque chose à me faire dire, tu pourras passer par lui.

Elle ne l’écoutait pas, elle attendait qu’il s’en aille. Après l’avoir embrassée sur le front il était ressorti dans la nuit suivi de Rosalie pressée de le remettre dans sa voiture. Une lune parfaitement ronde se reflétait sur la Versailles.

- Dites-moi, mère (c’est ainsi qu’il l’appelait maintenant), vous ne trouvez pas que Mélanie est un peu bizarre en ce moment ?

- Mais non, voyons. Ne vous inquiétez pas. Je crois qu’elle est très contente d’être ici au contraire. C’est comme si elle redevenait une enfant. Je la connais bien, allez ! S’il y avait le moindre problème je vous le dirais.

Rosalie était prête à défendre sa fille becs et ongles, même si elle ne comprenait pas exactement ce qui se passait. Elle avait vu repartir son gendre avec soulagement. Désormais, il est clair qu’il était devenu le gêneur.

           Le plus curieux c’est qu’Amélie elle-même n’aurait pas su dire davantage ce qui se passait en elle. C’était un sentiment indéfinissable qui la remplissait depuis qu’elle était ici et qu’elle ne s’expliquait pas, une impression d’être présente aux choses à chaque instant de sa vie, d’être remplie. Mais de quoi ? L’impression de ne plus avoir à chercher son chemin parce qu’elle l’avait trouvé. Mais quel chemin ? et qu’avait-elle trouvé ? C’était comme une onde qui la traversait et qui faisait qu’elle avait envie de se jeter sur la moindre chose, le parfum du vent ou le jeux des reflets sur les vagues ou le cri des mouettes, avec une sorte de gourmandise, d’avidité d’enfant. C’était devenu un besoin physique de plonger dans la mer et de sentir ses chairs mordues par l’eau glacée… Ensuite elle allait s’étendre sur le sable qui avait la fraîcheur de la chair humaine et son odeur poivrée. Elle chérissait sa solitude qui ne pouvait être troublée par personne si ce n’est sa mère, qui en faisait partie pour ainsi dire, et son frère quand il venait les voir. Cet état de plénitude lui avait rendu la force de son enfance et avait ressoudé les liens qui existait entre eux. Jamais elle ne les avait tant aimés et ne s’était sentie autant aimée par eux quand elle revenait de ses longues errances et qu’elle les retrouvait à table qui l’attendaient pour manger la frita que Rosalie avait cuisinée et qui embaumait le cabanon. Gilles racontait ce qu’il avait fait la veille tout en ouvrant une bouteille de Mascara. Les deux femmes l’écoutaient ravies. Et puis on évoquait des souvenirs du passé et chacun partait se coucher en remettant la vaisselle à plus tard.

          Les nerfs à fleur de peau, elle s’endormait aussitôt. Elle s’endormait comme on court à un rendez-vous. Et quand elle se réveillait le soleil était déjà haut dans le ciel et elle ne savait plus ce qu’elle avait rêvé mais elle savait qu’elle avait rêvé toute la nuit et c’était délicieux.

Plus tard elle dira que durant tous ces jours elle n’avait fait que l’attendre, bien que rien ne lui eût permis de prévoir qu’il allait venir. Si bien que lorsqu’un soir, en revenant de sa promenade, elle avait aperçu de loin sa silhouette, elle n’en avait pas été surprise et elle savait déjà que c’était lui. Elle savait que tôt ou tard il serait là, et elle s’était dit simplement : Le voilà !

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NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique "Le bonheur conjugal"