qu’il avait connu sur les bancs de la fac et qui avait aujourd’hui la charge du patrimoine familial, pour lui faire part de son intention de liquider sans plus attendre la totalité de ses avoirs et de ceux de sa mère afin de préparer son rapatriement. Maintenant que sa décision était prise, il voulait agir au plus vite et l’appréhension des délais nécessaires pour venir à bout de toutes ses affaires lui était insupportable. D’autant qu’il se doutait que des difficultés seraient inévitables. Les intérêts des Beaufroy étaient multiples : Outre l’étude elle-même dont il faudrait revendre le fonds (pour cela il pensait à son ami Jean-Charles) et l’immeuble du Boulevard dans lequel celle-ci se situait, il y avait encore le cabanon des Deux-Moulins, une ferme quelque part dans la Mitidja, des parts dans une société d’import-export créée autrefois par son grand-père, des hectares de vigne ici et là, sans compter quelques autres bricoles dont il ne connaissait même pas le détail, ne s’étant jamais préoccupé directement de sa fortune. Tout cela, d’ailleurs, appartenait nominalement à sa mère dont il faudrait par conséquent obtenir les procurations nécessaires avant d’engager les démarches. Rien ne serait simple et il voulait faire une évaluation globale de ses avoirs avant de se lancer dans toutes ces opérations.

Or la réaction de maître Barrroseau quand il lui avait exposé son intention l’avait surpris. Elle ne ressemblait pas du tout à ce qu’il attendait. Le pauvre homme avait d’abord fait des efforts manifestement désespérés pour le dissuader de mettre son projet à exécution, lui enjoignant d’attendre la suite des événements avant d’agir : « - Tu sais, mon vieux, quand on est dans une situation comme celle que nous connaissons en ce moment le mieux est de faire le mort. Les circonstances ne se prêtent guère à des opérations de ce genre… » Et il se dandinait sur son fauteuil d’une fesse sur l’autre comme s’il avait été assis sur une pelote d’épingles. Puis, devant l’insistance de son confrère, il avait laissé entendre que les choses seraient peut-être un peu plus compliquées qu’il ne le prévoyait. Maître Barroseau était un homme qui concevait son métier à l’égal d’un diplomate que ses fonctions aurait amené à négocier des traités d’où découleraient la guerre ou la paix pour des générations. Il avait de son art une haute idée et considérait le moindre contrat de mariage ou la moindre vente de quelques arpents de terre à l’égal d’un Talleyrand intrigant au congrès de Vienne. Il était réputé pour son extrême urbanité et grâce au raffinement de sa courtoisie et à la façon dont il parvenait à enrober tout ce qu’il disait d’un miel de mots aussi incompréhensibles qu’impressionnants, il amenait généralement toutes les parties à se soumettre à ses propositions – d’autant qu’il le faisait toujours avec un réel soucis d’équité qui justifiait la confiance que l’on mettait en lui. Mais cette fois il se trouvait devant un confrère qui ne se laisserait pas aveugler par les mots, qui connaissait je jargon juridique aussi bien que lui et à qui on ne pourrait pas en compter. C’était en outre un vieil ami pour qui il avait une réelle sympathie et ce qu’il avait à lui révéler, n’était pas chose facile. L’amitié n’aurait-elle pas dû lui commander de tout lui dire plus tôt ? N’avait-il pas agi par lâcheté sous prétexte de confidentialité ? Cela faisait des mois qu’il appréhendait cette scène mais maintenant voici qu’il était au pied du mur et il n’était plus question de se dérober. Qu’il le veuille ou non, il fallait qu’il se jette à l’eau.

- Eh bien voilà, mon vieux, tu me connais, je suis franc, je suis rond, je préfère ne pas y aller par quatre chemins. La situation est simple : Tu n’as plus rien.

- Comment cela ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

- Enfin presque plus rien. Quelques bricoles, mais ça ne vaut même pas la peine d’en parler.

- Que dis-tu? Tu te moques de moi !

- Au début je n’y ai pas prêté attention, tu comprends. Tout ça a commencé il y a quelques années. C’était à propos de votre ferme de Mouzaïaville… Ta mère voulait la vendre, elle avait trouvé un acheteur, disait-elle. C’est Maître Benarfa, qui m’a contacté pour traiter l’affaire. Tu le connais. Une canaille !… Il en offrait un vil prix que ta mère semblait vouloir accepter sans discuter. Je l’ai mise en garde mais elle a tenu bon. Elle s’est obstiné à vouloir la vendre. Moi, qu’est-ce que tu veux…. J’ai soupçonné des dessous de table. Je voulais te prévenir, elle m’a interdit de t’en parler. Et puis le reste est venu ensuite… petit à petit. Vos parts dans les mines de phosphate, le vignoble de Mascara. Toujours Maître Benarfa. Ah ! celui-là… Que pouvais-je y faire ? Ta mère était libre d’agir comme elle voulait. J’ai essayé d’en savoir plus, évidemment, je voulais comprendre où passait tout cet argent. Parce qu’il fallait bien qu’il y ait de l’argent. Chaque chose a sa valeur tout de même !… Pas facile d’y voir clair. Je suis tombé sur des intermédiaires, des sociétés écrans. Ah ! ils sont forts. Tu veux mon avis ? Je parierais  que l’Église est là dessous. Il n’y a qu’eux pour faire ça. Ils l’ont manipulée, elle s’est laissée faire. Benarfa travaille pour eux, c’est évident. Il prépare déjà ses arrières pour après, quand le pays sera indépendant. Il y aura tellement d’intérêts en jeu à ce moment-là. L’Église veut sauvegarder ses positions pour traiter avec les nouvelles autorités le moment venu… D’ailleurs votre ferme, tu sais qui s’y est installé maintenant ? les Pères Blancs !

Maître Barroseau parlait, parlait, Jérôme semblait ne rien comprendre à ce qu’il lui disait, comme si la musique des mots lui parvenait seulement. Et plus Maître Barroseau multipliait les explications pour tenter de le convaincre qu’il n’y était pour rien (la réalité est qu’il avait toujours été parfaitement conscient de ce qu’il faisait et qu’il n’avait jamais tenté de s’opposer à sa cliente parce qu’il en avait une peur bleue et qu’il espérait sans doute lui-même en tirer bénéfice), plus il se rendait compte que ses arguments ne tenaient pas, qu’il n’était qu’un lâche, qu’une canaille qui avait agi d’une façon injustifiable. À la fin, à bout d’arguments, il s’était tu en s’épongeant le front avec un mouchoir de baptiste rose qu’il venait de tirer de sa poche. Mais Jérôme restait immobile et pâle comme s’il avait été frappé par la foudre. On ne pouvait deviner si ce calme était annonciateur d’une tempête ou s’il était déjà définitivement résigné, auquel cas la chose aurait été plus simple qu’il ne l’avait craint. Il avait déjà tant de fois imaginé cette scène, essayant de deviner la façon dont elle se passerait et ce que serait sa réaction, s’il se révolterait, s’indignerait. Et puis voilà, c’était fait, et la seule chose qu’il n’avait pas prévue c’est que l’autre restait sans réaction. Il ne protestait pas, il demeurait immobile comme une statue, ou comme s’il était tombé en catalepsie. Finalement c’était mieux ainsi. Il réaliserait plus tard, quand il serait chez lui et alors ça ne serait plus son affaire. Maintenant il n’y avait plus qu’à le raccompagner doucement jusqu’à la porte en lui prodiguant quelques marques de sympathie, en lui tapant sur l’épaule et puis dès qu’il aurait franchi le seuil de l’étude c’en serait terminé pour lui. S’il voulait engager une action contre sa mère ce serait le travail d’un avocat, pas le sien… Mais l’incertitude se prolongeait, Beaufroy, son vieux Jérôme, comme il avait l’habitude de l’appeler, son cher camarade, ne bougeait plus, il avait le regard fixe, dirigé droit devant lui (et il avait même eu peur un moment qu’il ne soit en train de loucher un peu trop fixement sur le coupe-papier qui se trouvait sur son bureau. Il était prêt à bondir pour appeler à l’aide… Mais Jérôme avait fini par se lever lentement, sans un mot, il lui avait tendu une main molle que l’autre avait serrée avec empressement après avoir remis à la hâte son mouchoir dans sa poche, ses lèvres avaient tremblé quelques secondes comme s’il cherchait des mots à dire, une formule de politesse, quelque chose pour prendre congé. Mais il y avait renoncé. Il s’était retourné et s’était dirigé vers la sortie. Maître Barroseau l’avait suivi, en comptant les secondes qui le séparaient de la délivrance finale puis, devenant audacieux à l’approche de cette heureuse échéance, il avait murmuré : « - Tu sais, mon vieux, il ne faut pas t’en faire. De toutes façons, avec le cours que prennent les événements, dans quelques mois tout ça n’aurait plus rien valu. Que veux-tu ! nous en sommes tous plus ou moins au même point. L’Algérie de Papa c’est fini, comme dit l’autre… » Beaufroy s’était retourné et Barroseau de nouveau avait eu très peur. « - Rassure-toi. Il te reste ta clientèle, ton étude. Tu auras tout le temps de te refaire. » L’autre s’était contenté d’esquisser un sourire puis s’était retourné de nouveau et cette fois il avait passé la porte sans ajouter un mot.

 

Une fois dans la rue Jérôme ne se souvenait même plus de l’endroit où il avait garé sa voiture. L’étude de maître Barroseau se trouvait à Hydra et il ne connaissait pas bien ce quartier. Il avait tourné un moment dans des rues vides ne sachant plus où il était, marchant mécaniquement, son cerveau fonctionnant à vide. Il comprenait vaguement que sa vie venait de basculer mais il ne parvenait pas à le réaliser vraiment. Ce qui lui apparaissait toutefois comme une évidence c’est que sa femme allait le quitter. Elle le quitterait, elle le quitterait nécessairement quand elle découvrirait qu’il avait perdu la seule forme de virilité dont il avait pu se targuer auprès d’elle et que sans sa fortune, à ses yeux, il ne serait plus rien.

Et il sentait monter en lui au fur et à mesure qu’il considérait sa situation une incommensurable haine contre sa mère, une haine ancienne, qui avait toujours existé mais qui était restée en sommeil pour ainsi dire jusqu’ici au fond de sa conscience et qui se réveillait maintenant dans toute sa force comme une pépite d’or, longtemps enfoui dans l’épaisseur de la roche, une haine toute neuve dans son éclat presque joyeux. Je vais la tuer, se disait-il, je vais la tuer, j’aurai le courage de le faire. Et il se voyait l’étranglant, lentement en contemplant la flamme glacée de ses yeux s’éteindre lentement. Ensuite il serait traîné devant les tribunaux, montré du doigt, désigné à la vindicte de la foule : voici le monstre qui a tué sa mère, dirait-on, une sainte femme qui avait consacré sa vie aux déshérités (Ah oui ! parlons-en des déshérités ! ) Tout le monde le haïrait, le vomirait, il deviendrait un croquemitaine, un épouvantail à faire peur aux enfants, il serait peut-être assassiné par quelque fou en quête de justice au coin d’une rue et on plaindrait sa femme d’avoir été contrainte à partager la vie d’une telle créature qui n’était pas digne d’appartenir à la race humaine…

Après plus d’une heure de marche et sans que sa conscience ait vraiment réalisé ce qu’il faisait il s’était retrouvé par hasard devant sa voiture, qui était garée en bordure d’un petit bois de pins, et il s’était demandé ce qu’elle faisait là, n’ayant plus aucun souvenir de ce qui s’était passé avant qu’il entre chez son confrère. C’était comme si cette voiture n’était pas la sienne, ou plutôt comme si lui-même n’était plus lui-même mais un être nouveau qu’il ne reconnaissait plus. Il avait été tout étonné en constatant que la clé entrait dans la serrure et que la portière s’ouvrait. Sans l’avoir décidé il comprit qu’il était en train de se diriger vers la Providence.

 

 

NB : Les épisodes précédents sont publiés ous la rubrique «  Le bonheur conjugal »