que la situation finalement n’était pas si mauvaise et qu’il avait même à certains égards beaucoup de chance. Peut-être qu’au fond c’était la providence en effet qui s’était mise de la partie. Voici qu’il était débarrassé de toutes les démarches ennuyeuses qu’il aurait fallu accomplir pour liquider ses biens, démarches dont il appréhendait le résultat en raison des circonstances. Maintenant c’était à l’Église de se débrouiller et ce n’était plus son affaire. Lui, il aurait droit à une reconnaissance éternelle et il serait protégé toute sa vie par l’institution. Quoi de plus confortable !… Il se voyait déjà pénétrant dans les arcanes des Missions Étrangères et traitant de dossiers ultra confidentiels qui feraient de lui un homme que tout le monde redouterait. Il avait une vision très romanesque de son avenir et il était presque heureux maintenant de ce qui venait de lui arriver. Il avait encore un vague scrupule à l’idée de laisser sa mère toute seule mais enfin, comme avait dit le père André, elle était entre les mains du Seigneur et il valait mieux s’en réjouir que de s’en attrister. Non, le plus pressé maintenant, c’était d’annoncer la grande nouvelle à Mélanie. Elle serait si heureuse quand elle apprendrait que tout était prêt pour le départ et qu’elle n’avait plus qu’à faire ses valises ! Elle qui se languissait depuis si longtemps d’aller vivre à Paris, de quitter ce pays, d’inaugurer une nouvelle existence… Et puis il faudrait aussi qu’il trouve une solution pour sa belle-mère et son beau-frère. Là-dessus Il avait déjà sa petite idée et il était sûr de leur faire plaisir à eux aussi. Il se voyait dans la peau de l’homme providentiel répandant le bonheur autour de lui.

                Le lendemain il avait téléphoné au père André, sous prétexte de demander des nouvelles de sa mère mais surtout pour avoir confirmation de ce qu’il lui avait dit la veille. Il était d’autant plus anxieux de savoir si ses promesses seraient tenues que le matin même il avait encore trouvé des menaces dans sa boite aux lettres qui le poussait à accélérer les choses. Heureusement le père André était allé au delà de ses espérances. Non seulement il lui avait confirmé ses engagements mais il lui avait annoncé qu’il avait déjà pu joindre le camarade dont il lui avait parlé et que celui-ci n’avait fait aucune difficulté pour lui proposer un logement très confortable, actuellement disponible dans un petit immeuble de la rue du Bac : un appartement entièrement meublé, réservé normalement aux hôtes de passage, mais qui pourrait lui être attribué d’une façon définitive s’il lui convenait. « - Vous voyez, mon fils, tout s’arrange ! Vous pourrez vous y installer quand vous voudrez, dès le mois prochain si vous le souhaitez ! » (le père André était visiblement pressé de le voir partir). Jérôme s’était confondu en remerciements et en raccrochant l’appareil il avait été pris de vertige : Tout cela paraissait si simple ! Il ne l’aurait pas cru possible quelques jours plus tôt. Et il était si occupé par ses projets qu’il avait à peine fait attention au coup de téléphone de Jean-Charles qui lui annonçait la naissance de sa fille. Elle se prénommait Alice, disait-il, et ressemblait à son père comme deux goutes d’eau. Elle pesait plus de trois kilos à la naissance et l’accouchement avait été difficile. Marinette devrait rester quelques temps à la clinique mais on ne pouvait pas savoir à quel point ils étaient tous les trois impatients de se retrouver ensemble à la maison. Marinette n’arrêtait pas d’embrasser son bébé et l’infirmière lui disait qu’elle allait l’étouffer mais elle ne voulait en faire qu’à sa tête… Jérôme écoutait ses histoires sans y faire attention et ne trouvait rien à répondre tant il était pris par ses propres affaires. En raccrochant il s’était aperçu qu’il n’avait même pas pensé à lui demander l’adresse de la clinique et il avait complètement oublié le nom du nouveau-né.

 

              Le dimanche suivant il était presque midi quand il est arrivé à Zéralda. Il avait rencontré plusieurs barrages sur la route et il bouillait d’impatience pendant que les soldats fouillaient sa voiture, mais on aurait dit qu’ils faisaient exprès de lambiner. Enfin, quand il s’est engagé sur le chemin qui bordait la plage et qu’il a aperçu la maison de Rosalie il a poussé un soupir de soulagement. Il allait voir sa femme, il allait pouvoir lui parler !…

               Par bonheur elle était là ! elle n’était pas allé se promener comme d’habitude, peut-être que cette fois, guidée par une sorte d’intuition, elle avait décidé de l’attendre !… Elle était assise dans la véranda, sur un fauteuil en rotin, et quand elle s’est levée en le voyant il a senti tout de suite qu’il régnait dans la maison une atmosphère particulière, sans qu’il ait pu dire exactement pourquoi : une sorte de paix, de langueur qu’il n’y avait pas les autres jours. Elle-même lui paraissait différente et la première impression qu’il a eue en la voyant c’est qu’elle était belle. Oui, c’est cela, il n’avait jamais remarqué jusque là à quel point elle était belle. Les premiers temps, avant leur mariage, il avait été séduit par sa voix et par cette espèce d’ingénuité qui émanait de sa personne, par la fragilité qui semblait être la sienne dans cette société artificielle devant laquelle elle se produisait et qui manifestait à son égard une admiration quelque peu condescendante. Mais là soudain, ce charme n’était plus seulement lié à sa voix mais à son corps tout entier comme s’il s’était pour ainsi dire incarné, comme si c’était son corps lui-même qui était devenu musique. Il se souviendrait longtemps de ce geste qu’elle avait eu à cet instant pour reposer le livre qu’elle tenait et s’approcher de lui en lui tendant le front comme elle avait coutume de le faire afin qu’il y dépose un baiser, mais à quoi s’ajoutait cette fois – pourquoi avait-il pensé cela ? - comme la tristesse d’un adieu. Il la sentait lointaine, presque étrangère, ce qui avait eu pour effet immédiat de fouetter le désir qu’il éprouvait pour elle et il savourait intérieurement le plaisir de se dire qu’il aimait cette femme et qu’elle était la sienne. Mais à ce plaisir se trouvait étrangement mêlé un sentiment de souffrance. Pourtant il se réjouissait depuis qu’il était parti ce matin à l’idée qu’il avait de quoi la rendre heureuse et qu’il pourrait quand il voudrait lui annoncer la grande nouvelle et la voir se jeter dans ses bras en lui disant : « - Mon chéri, quel bonheur ! » Il savait à quel point elle aspirait à quitter ce pays qu’elle s’était mise à détester, ce pays sans avenir où la société l’avait rejetée, où l’on ne pouvait faire aucun projet et où la mort vous guettait à chaque instant. Enfin, dès le mois prochain peut-être, dans quelques semaines tout au plus, elle allait accéder à l’existence qu’elle méritait, elle serait à Paris et toute cette vie ne serait plus qu’au cauchemar. Il ne pensait plus qu’à ce moment où il allait le lui annoncer.

- Ta mère n’est pas là ? a-t-il dit en la regardant remettre ses cheveux en place qu’il avait maladroitement dérangés en l’embrassant.

- Non, elle est partie faire des courses avec mon frère. Ils rentreront pour déjeuner.

- Alors allons faire un tour sur la plage, si tu veux.

             Il craignait d’être interrompu par leur retour et voulait pleinement profiter de cet instant.

Ils se sont éloignés du cabanon en direction du rivage et en marchant à côté d’elle il pouvait ressentir plus que jamais ce charme fait de plénitude et d’harmonie. Ce doit être l’effet du grand air, se disait-il. Elle a l’air si apaisée, si heureuse !… On entendait hurler le vent. La robe rouge qu’elle avait mise ce jour-là et qu’il ne lui connaissait pas s’enroulait autour de ses jambes et elle tentait en vain de la retenir. Une mèche de cheveux rebelles lui cachait le visage…

             Quand il a voulu la prendre par le bras elle s’est cabrée comme si elle se sentait agressée et il a retiré aussitôt sa main de peur d’avoir commis une maladresse, la glissant dans sa poche pour garder contenance. 

- Tu ne trouves pas qu’il fait froid ? a-t-il dit. Retournons à l’intérieur, si tu veux.

             Elle n’a pas daigné répondre. Elle continuait à marcher devant lui tandis qu’il écoutait le bruit des vagues.

- Tu ne t’ennuie pas trop ici ?

Sa réponse s’est perdue dans le vent.

- Tiens, allons nous asseoir là-bas sur les rochers, veux-tu ? j’ai quelque chose à te dire.

Elle s’est retournée brusquement vers lui comme prête à l’affronter.

- Qu’est-ce que c’est ?

- Mais rien de désagréable, rassure-toi. Décidément on dirait que je te fais peur aujourd’hui !

- Pardonne-moi.

              Elle s’était détendue de nouveau. On la sentait prête à pleurer. Il savait sa femme nerveuse et se réjouissait par avance de posséder le remède qui allait mettre fin à toutes ses angoisses.

- Assieds-toi là et, je t’en prie, ne crains rien. Ce que j’ai à te dire ne peut en aucune manière t’effrayer, au contraire. Je crois même pouvoir te promettre que ça va te faire plutôt plaisir… bien qu’il me faille commencer par une triste nouvelle : Ma mère vient d’avoir une attaque et son état… enfin disons qu’elle ne possède plus tous ses esprits et, d’après le médecin, elle ne devrait plus en avoir pour très longtemps.

- Tu as une façon de m’annoncer ça ! Et en quoi devrais-je m’en réjouir ?

- Eh bien voilà, c’est un peu compliqué mais je vais t’expliquer. Certaines dispositions testamentaires qu’elle a cru devoir prendre, et dont je te passe les détails, aboutissent à ce que l’église se charge entièrement de notre rapatriement.

- C’est-à-dire ? Je ne comprends pas.

- C’est-à-dire, ma chérie, qu’on nous offre un logement aux Missions Étrangères, dans un des quartiers les plus agréables de Paris et que je pourrai même y obtenir un travail qui sera infiniment plus passionnant que celui que j’avais ici. En un mot, le temps de faire nos valises et dans quelques semaines nous serons à Paris !…

Elle était restée muette et le regardait comme s’il lui avait parlé une langue étrangère, comme si elle n’avait pas compris un traître mot de ce qu’il lui disait.

- Mais ne te fais pas de soucis, ma petite Mellie, si tu t’inquiètes pour ta mère et pour ton frère, il n’est pas question de les laisser derrière nous. J’ai déjà songé à acquérir pour eux un petit pavillon près de Nice dont un de mes clients m’a confié la vente il y a quelques temps. J’ai pensé qu’il leur conviendrait parfaitement à tous les deux et ainsi tu pourras aller les voir aussi souvent que tu veux.

C’était sa botte secrète : il avait décidé de consacrer ce qui lui restait de ressources personnelles à cet achat et quand il y avait pensé à cette solution il avait aussitôt considéré que tous les obstacles étaient levés. Bref, tout allait pour le mieux… sauf que Mélanie continuait à le regarder avec des yeux dilatés où ne se lisaient rien d’autre que l’effroi. Ses narines pincées palpitaient et son visage était devenu blanc.

- Mellie, ma chérie, parle-moi, je t’en prie. Qu’est-ce qui t’arrive ? Il y a quelque chose qui ne va pas ?

- Et ta mère ?… a-t-elle murmuré dans un souffle comme si aucun son ne parvenait plus à sortir de sa gorge. Tu ne vas pas la laisser comme ça !…

- Je comprends ce que tu ressens mais enfin rappelle-toi qu’elle ne t’aimait guère. Tu n’as pas à te désespérer pour elle. Je suis très triste moi aussi, c’est vrai, mais enfin de toutes façons elle n’appréciait guère mes visites et je t’ai dit, elle a perdu l’esprit. Elle ne me reconnait même plus !… Je crois qu’elle est entre de bonnes mains et que nous pouvons la laisser sans scrupules.

Mais tandis qu’il parlait il sentait qu’il ne parvenait pas à la convaincre, elle hochait la tête de droite et de gauche comme si elle avait voulu chasser une mouche et elle répétait tout bas :

- Je ne veux pas, je ne veux pas !…

- Mellie, tu es ridicule à la fin ! Je ne te comprends pas.

- Laisse-moi !

           Et elle s’est mise à courir droit devant elle. Son cri était véritablement un cri de détresse… Elle pleurait maintenant, effondrée sur le sable, à genoux,  la tête dans les mains, elle sanglotait et il voyait son dos se secouer et sa robe rouge faisait comme une tache de sang sur le gris soyeux de la plage. Il avait peur de la toucher, peur qu’elle se cabre, qu’elle lui saute au visage comme un animal sauvage et il se tenait derrière elle à marmonner bêtement :

- Mellie, ma petite Mellie… Enfin, a-t-on idée de se mettre dans des états pareils !…

Au bout d’un moment elle s’est relevée mais son visage était décomposé, elle balbutiait des bribes de phrases, sans même avoir l’air de comprendre ce qu’elle disait :

 - Ta mère… tu ne peux pas… ta mère…

- Mais ma chérie, tu es trop bonne, à la fin ! tu es trop sensible. Je t’ai dit que…

- Non, je ne veux pas ! je ne veux pas !…

- Ne fais pas l’enfant. Nous en reparlerons plus tard. Viens te reposer.

          Quand ils son revenus dans le cabanon, Rosalie et Gilles étaient déjà rentrés. Il leur a dit qu’elle venait d’avoir une crise de nerf. Elle n’était plus qu’un pantin inerte entre ses bras qui se laissait conduire mécaniquement en répétant : « - Je ne veux pas !… Je ne veux pas !… »

- Mais qu’est-ce qui lui arrive ? Qu’est-ce que vous lui avez fait ! (Rosalie s’était précipitée pour porter assistance à sa fille et tout à coup elle a fixé sur lui un regard d’une intensité singulière). Elle vous a parlé, n’est-ce-pas ?

- Pourquoi ? Qu’avait-elle à me dire ?… Je lui ai expliqué simplement que tout était prêt pour notre départ et que nous pourrions être à Paris dans quelques semaines.

- Je ne veux pas partir !… a murmuré Mélanie qui venait de nouveau d’émerger de ses larmes et cherchait chez sa mère un ultime secours en s’accrochant à son cou. Je ne veux pas !…

- Mais non, ma chérie, tu ne partiras que si tu le veux. (Elle la cajolait comme un bébé). Je crois qu’il vaut mieux la laisser tranquille maintenant. Elle est heureuse ici, vous comprenez. L’idée de s’en aller a dû lui faire un choc. Il faudra qu’elle prenne le temps de s’y habituer. Je vais lui donner un calmant et tout à l’heure elle ira mieux. Gilles prépare le déjeuner s’il te plaît pendant que je monte la coucher. Nous mangerons sans elle.

 

             Les deux femmes disparues Jérôme et Gilles sont restés en tête-à-tête, Jérôme comme s’il avait commis un crime qu’il ne comprenait pas et Gilles le regardant ironiquement pendant qu’il déballait ses courses. Il semblait embêté et ricanait bêtement.

- Vous savez, ne faites pas attention, ma sœur est un peu folle en ce moment. Elle a toujours été un peu folle d’ailleurs, vous avez déjà dû vous en apercevoir.

- Elle est très nerveuse, je sais. Mais je croyais que ce que j’avais à lui dire allait lui faire plaisir. Je ne comprends pas. Pourquoi n’a-t-elle pas envie de partir ?

Gilles semblait de plus en plus embarrassé. Il regardait son beau-frère par en dessous.

- Elle est complètement folle, je vous ai dit. Elle doit avoir peur de nous quitter, Maman et moi.

- Mais j’ai des projets pour vous aussi, justement. Je voulais vous en parler.

À ce moment-là Rosalie est redescendue et elle leur a dit que Mélanie était en train de s’endormir. Avec ce qu’elle lui avait donné elle en aurait sûrement pour un bon moment et elle irait mieux quand elle se réveillerait.

- Maman, il paraît que Jérôme a des projets pour nous !

           Gilles était pressé de savoir. Alors Jérôme leur a expliqué la villa qu’il comptait acquérir pour eux, il leur a vanté les charmes de la Côte d’Azur, les avantages qu’ils trouveraient à vivre là-bas tous les deux. De toutes façons il n’y avait plus rien à espérer ici. Les choses ne pouvait plus qu’aller de mal en pis, les jeux étaient faits.

- C’est extra ! s’est exclamé Gilles. Vous savez, c’est Aimé Barelli qui dirige l’orchestre du casino à Monte-Carlo. Aimé Barelli, vous vous rendez compte ! J’ai tous ses disques. Je pourrai le rencontrer.

Il se voyait jouant dans tous les dancings de la Côte d’Azur. Sa mère ne disait rien mais on devinait à son oeil qui brillait qu’elle était déjà en train elle aussi d’imaginer la vie qu’elle aurait là-bas. Certains de ses anciens admirateurs étaient allé s’installer dans la région, elle les y retrouverait. Et pourquoi ne donnerait-elle pas des cours de chant ? Elle commencerait une nouvelle carrière !… La mère et le fils avaient une certaine propension à s’emballer facilement en négligeant les contingences, et la contingence, en l’occurrence, c’était Mélanie dont ils devaient bien se douter, l’un et l’autre, qu’elle ne serait pas facile à convaincre.

 

 

NB : Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique : « Le bonheur conjugal »