qui datait du siècle dernier, autrefois couvent devenu hospice. Le cloître servait de cour intérieure et dans le hall des sœurs hospitalières recevaient les nouveaux pensionnaires qu’on amenait par charretées entières. Il y avait des estropiés qui se traînaient sur le sol avec leurs membres contrefaits, des aveugles, roulant leurs yeux bleuâtres cerclés de pus, des simples d’esprit la morve au nez, des excités qui se mettaient à hurler quand on les approchait. Certains, entièrement nus sous leur djellaba, s’amusaient à exhiber leur anatomie.

L’une des soeurs, ayant aperçu Jérôme, s’était aussitôt approché de lui :

- Ah ! C’est vous. Venez vite, le Père vous attend.

Comment savait-elle qu’il allait venir ? Sa première idée avait été qu’on les avait prévenus et qu’on savait qu’il voulait tuer sa mère. On allait l’arrêter, l’enfermer… Mais non, c’était stupide ! Était-il donc en train de devenir fou ? Quand la sœur l’avait introduit dans le bureau du père André celui-ci avait changé de visage en le voyant entrer :

- Ah ! Maître. Vous voilà. Je vois qu’on vous a averti, c’est très bien. Une chance que vous ayez pu venir si vite.

Que voulait-il dire ? Jérôme avait de plus en plus l’impression qu’il était réellement en train de devenir fou et de peur qu’on s’en aperçoive il n’osait plus rien dire. Mais il sentait que ses lèvres tremblaient et que ses mains dégoûtaient de sueur.

- Asseyez-vous Maître, je voudrais vous parler un moment avant que nous allions la voir.

Le père André n’avait guère plus d’une quarantaine d’année. C’était un homme robuste, athlétique même, et qui avait belle allure dans sa soutane noire qu’il portait avec élégance et même une certaine affectation. On disait que son influence était grande et qu’il n’était pas insensible au charme qu’il exerçait auprès des femmes. Mais c’était un homme unanimement respecté pour l’autorité avec laquelle il dirigeait son établissement et les sœurs lui étaient fanatiquement dévouées.

- Comme je l’ai dit au téléphone à votre premier clerc, Madame votre mère n’a sans doute plus longtemps à attendre maintenant pour être appelée auprès de Notre Seigneur et nous devons nous en réjouir. Voici venu le moment auquel elle aspirait tant ! D’ailleurs on peut penser que son esprit est déjà passé de l’autre côté. Comme vous le constaterez il a déserté son corps. Elle ne parle plus que pour tenir des propos incohérents auxquels il est évident que sa conscience ne prend plus aucune part.

Jérôme commençait à réaliser ce qui arrivait. Il avait dû se passer quelque chose de grave et il ne pouvait s’empêcher de s’en sentir responsable. Le ciel avait-il réalisé ses vœux sans qu’il ait à intervenir et ne devait-il pas par conséquent s’en sentir responsable ?… Des frissons lui parcouraient l’échine.

- Voilà, continuait le père André en se passant un doigt sur les lèvres comme pour y chercher ses mots… Je trouve regrettable de devoir aborder certains sujets en un tel moment mais il faut bien le faire, hélas, avant d’aller la voir, afin d’éviter les conséquences désastreuses, pour vous comme pour nous, qui pourrait résulter de certaines initiatives que vous seriez amené à prendre lorsque vous serez en sa présence…

- Vous voulez me dire que je suis un monstre, n’est-ce-pas, que je suis un être ignoble ! Mais je vous jure que je n’ai jamais souhaité sa mort. Je ne veux pas, vous m’entendez, je ne veux pas qu’on prétende de telles horreurs !… Personne ne peut dire cela.

Pour le coup c’est le père André qui ne comprenait plus. Il pensait que la douleur l’avait égaré.

- On a trouvé votre mère dans son lit ce matin. Elle ne bougeait plus. Elle ne parlait plus. Le médecin venu l’examiner nous a dit qu’elle avait dû avoir une attaque cérébrale pendant la nuit et qu’il n’y avait plus rien à faire. Cependant dans le courant de la matinée son état a semblé s’améliorer et elle s’est remise à parler mais elle tenait des propos incohérents. Elle semblait animée d’une sorte de colère qu’elle exerçait sans discernement sur tout le monde. Elle a même prononcé des mots obscènes et proféré des menaces contre moi auprès de l’une des soeurs qui tentait de lui venir en aide. C’est pourquoi je voulais vous parler. Vous n’êtes sans doute pas sans savoir que votre mère a eu l’immense bonté de faire récemment un don important à nos œuvres. Avant cela je me suis laissé dire qu’il lui était arrivé d’exercer sa charité en faveur de l’Église et de se dépouiller pour cela de certains de ses biens dans des circonstances que je n’ai pas à connaître. Dieu sait si, dans la confusion d’esprit où elle se trouve en ce moment, elle ne serait pas amenée à… (ici il avait hésité un moment sur le choix du mot) disons à vouloir reconsidérer ces actes, voire même à tenter de nous en faire porter la responsabilité. Et il serait naturel que de votre côté vous soyez amené à l’y encourager. Qui pourrait vous en blâmer ! Ne pourriez-vous vous sentir dépossédé de ce qui aurait dû normalement vous revenir ? Mais vous savez mieux que moi, n’est-ce-pas, que toute déclaration qu’elle pourrait faire en ce sens n’aurait désormais aucune valeur et s’exposerait à être attaquée en nullité. Je pense donc qu’il valait mieux que cela soit précisé entre nous avant que les choses ne puissent prendre un tour désagréable. Je comprendrais parfaitement, notez-le bien, que vous soyez animé de telles intentions mais pensez que ce serait priver votre mère de cette sainteté à laquelle elle a aspiré toute sa vie. Ne lui fermez pas la porte du paradis au moment où elle vient y frapper !… Il va de soi par ailleurs que l’église saura vous être reconnaissante du sacrifice que vous avez consenti pour elle et que nous vous proposerons le moment venu une juste compensation qui ne vous laissera pas démuni. Sachez que vous serez toujours notre fils chéri et c’est la raison pour laquelle je tiens par dessus tout à ce qu’aucun conflit ne vienne jeter une ombre entre nous…

- Mais… soyez bien certain que…

- Permettez-moi enfin de soulever un dernier point. C’est à propos de l’étude de votre père dont vous avez repris la suite après sa mort. Vous n’êtes sans doute pas sans savoir qu’il l’avait acquise grâce à un prêt consenti auprès de notre diocèse – les intérêts ont certes toujours été régulièrement versés, mais ce prêt n'a ajamais été soldé… Rassurez-vous ! rassurez-vous ! nous n’avons aucune intention de nous retourner contre vous, ce serait bien malvenu, convenez-en (et ici il avait recommencé à se caresser la lèvre supérieure en esquissant un sourire) mais le plus simple serait, selon nous, que vous nous consentiez à céder votre étude le jour où vous souhaiteriez vous retirer – ce jour restant évidemment à votre convenance – à quelqu’un que vous nous laisseriez le soin de désigner. Ceci apurerait notre compte une fois pour toutes et tout serait ainsi réglé. Dans les circonstances actuelles vous m’accorderez que le mieux serait d’agir avec célérité mais vous restez libre bien entendu de fixer vous-même la date de l’opération. J’ai fait préparer à tout hasard par Maître Benarfa, à qui nous avons pensé pour vous succéder, le document que voici à titre d’accord préliminaire, pensant que l’état de votre mère, n’est-ce-pas… Voilà ! maintenant que nous avons épuisé les sujets désagréables, je vais pouvoir vous mener auprès d’elle. Quelque soit le temps qui reste à cette pauvre femme pour séjourner parmi nous, sachez que nous saurons faire en sorte qu’elle jouisse du bien être le plus parfait… Vous pouvez signer ici, s’il vous plaît… voilà, je vous remercie… et encore ici… merci.

Au terme de son discours le Père André avait fait surgir de son sous-main un document de plusieurs feuillets que Jérôme paraphait sans regarder. La cérémonie achevée le père l’avait invité à le suivre et Jérôme s’était laissé faire. Il avait l’impression de jouer dans une pièce de théâtre dont on aurait négligé de lui communiquer le texte et pour laquelle il lui fallait improviser au fur et à mesure.

Un moment après il s’était retrouvé devant sa mère et toute sa haine s’était alors envolée d’un seul coup. Cet être prostré, échevelé, qui se retrouvait devant lui le regard hagard et les deux mains posées sur les genoux n’était pas celle qu’il connaissait. Ses lèvres gercées étaient blanches, ses yeux ressemblaient à deux boutons de porcelaine. Alors il s’était senti soudain envahi par la peur, une peur qui n’avait plus rien avoir avec les sentiments qu’il lui portait mais avec le grand mystère de la vie et de la mort. Cette femme avait déjà quitté le monde pour entrer dans le royaume de l’inconnaissable. Et comme il était sans doute devenu tout pâle, le père André lui avait dit qu’il valait mieux qu’il ne reste pas plus longtemps.

- Vous voyez, je doute qu’elle vous ait reconnu. Il paraît que son état va maintenant osciller entre ces moments d’abattements et des moments de délire auxquels il vous serait désagréable d’assister. Et puis elle s’éteindra doucement, dans quelques jours ou dans quelques mois, Dieu seul le sait… Permettez-moi de vous reconduire.

Ils étaient à peine sortis de la chambre qu’il l’avait entendue crier. C’était des hurlements de colère et de rage. On pouvait y distinguer des injures lancées à leur adresse. Le père André pressait le pas en faisant semblant de ne pas entendre. Jérôme le suivait, peu désireux de s’attarder. Devant la porte de l’établissement Jérôme avait semblé hésiter un moment :

- Puis-je me permettre de vous demander quelque chose, mon Père ?

- Vous pouvez vous confier à moi, mon fils, comme au plus cher de vos amis. N’hésitez pas à me dire tout ce que vous avez sur le cœur. Je suis là pour vous entendre.

- Voilà… je crois que je vais quitter ce pays sans tarder. Vous pourrez dire à Maître Benarfa qu’il n’aura pas à attendre longtemps pour me succéder… Oui, je dois m’en aller pour raisons personnelles… j’ai reçu des menaces… enfin plus exactement mon épouse… mais ce serait trop long à vous expliquer… enfin bref, j’aurais donc voulu savoir… pardonnez-moi de vous parler ainsi… mais j’aurais voulu savoir… lorsque vous avez évoqué une compensation…

- Mais mon fils ! s’était récrié le père André comme s’il s’agissait là d’une question incongrue, vous ne devez avoir aucune inquiétude à ce sujet. Prenez toutes dispositions que vous jugerez nécessaires pour votre départ et ne vous préoccupez pas des contingences matérielles. Nous règlerons ces choses-là le moment venu.

- C’est-à-dire que je dois tout de même prévoir pour mon installation, n’est-ce-pas, vous comprenez, et il me faudrait connaître, au moins à peu près, le train de vie sur lequel je pourrai compter. Pardonnez-moi de vous importuner avec des questions aussi vulgaires.

- Mon fils, Dieu n’exige d’aucun de nous qu’il soit un saint. Je comprends très bien vos préoccupations. Où comptez-vous vous installer ?

- À Paris, mon père.

J’en fais mon affaire. Un de mes vieux camarades de séminaire travaille aujourd’hui aux Missions Étrangères. Je vais le contacter dès demain pour qu’il vous trouve un logement dans un des immeubles qui leur appartiennent. Rue de Babylone ! ce n’est tout de même pas un quartier antipathique, vous en conviendrez !… Et bien sûr vous n’aurez à payer qu’un loyer symbolique. Je suis sûr en outre que les Missions Étrangères sauront faire appel à vos compétences. Votre expérience leur serait très précieuse. Vous savez qu’ils ont de gros intérêts à travers le monde… Enfin je vais débrouiller tout ça et je vous préviendrai dès que je pourrai vous donner plus de précisions. Et maintenant, mon fils, allez en paix. Priez pour votre mère et quand vous penserez à elle dites-vous qu’elle est maintenant tout près de rejoindre Celui en qui elle a depuis toujours remis son âme. Confiez-nous son corps martyrisé et engagez-vous avec confiance dans les voies que vous ouvre la Divine Providence.

NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique "Le bonheur conjugal"