cette métamorphose que son mari avait pu constater le dimanche précédent mais dont il ne pouvait évidemment soupçonner la raison car elle était directement liée, comme on le devine, à l’aspirant Vasseur. Après l’arrivée de celui-ci, quand Rosalie avait vu sa fille redescendre de sa chambre le lendemain matin, elle n’ignorait rien de ce qu’ils avaient fait pendant la nuit, ayant passé son temps à guetter les bruits qui parvenaient jusqu’à elle et qui ne lui avaient laissé aucun doute à ce sujet. Elle savait que l’aspirant était reparti peu avant le jour rejoindre sa caserne et elle avait entendu force chuchotements et baisers avant son départ. Quand elle avait vu ensuite sa fille réapparaître pour le petit déjeuner, elle avait été ravie de constater l’état dans lequel elle se trouvait, qui lui rappelait si fort celui dans lequel elle était au moment de sa rencontre avec Lord Carrington.

          Vingt ans auparavant, en effet, elle aussi avait connu ce même formidable appétit qui lui avait fait dévorer des brioches entières qu’elle trempait dans son café en se brûlant les doigts et dont les petits cristaux de sucre craquaient sous ses dents en la faisant frissonner de plaisir. Entre chaque bouchée Mélanie respirait un grand coup comme si elle remontait à la surface de ses rêves pour y replonger aussitôt. De ce qu’elle pensait on ne pouvait rien deviner. Les pupilles dilatées, elle regardait quelque chose que sa mère ne pouvait pas voir mais qui semblait avoir pour elle autant de consistance qu’un objet matériel posé devant elle, tout en caressant ses joues du revers de la main comme pour en apaiser le feu. Et quand elle tournait ses regards vers elle, ses yeux brillaient et elle avait un petit rire comme pour s’excuser, et puis elle reprenait sa mastication effrénée. Rosalie ne la quittait pas des yeux, heureuse de se rappeler cette fameuse journée où le yacht tout blanc de Lord Carrington était venu s’échouer sur la plage. À la fin seulement il lui avait dit : « - Et ton mari alors ? » Et Mélanie lui avait répondu simplement : « - Le pauvre ! »

           Toute la journée ensuite, elles étaient allé se promener au bord de l’eau. Elle courait en écartant les bras comme pour embrasser le vent et l’on pouvait entendre de grands éclats de rire, à moins que ce fût seulement le cri mouettes. Elle s’était baignée plusieurs fois toute nue et quand elle revenait Rosalie l’attendait une serviette à la main dans laquelle elle s’enroulait en riant encore comme une folle et le soir quand Gilles était rentré elle s’était précipitée sur lui pour lui raconter ce qui s’était passé. C’était la première fois depuis le matin qu’elle consentait à parler et ils étaient allé tous les deux devant la maison se faire leurs confidences. On les entendait chuchoter et rire comme des enfants (car depuis le matin elle ne s’était pas arrêtée de rire)… Ensuite ils avaient dîné tous les trois ensemble et de nouveau Mélanie avait mangé comme un ogre. Et à un moment sa mère lui avait demandé : « - Quand doit-il revenir ? » et Mélanie triomphante avait répondu : « - Demain. »

Le lendemain, en effet, Philippe Vasseur était là de nouveau. Il était arrivé le matin dans sa vieille dauphine et leur avait annoncé qu’il s’était arrangé pour avoir deux jours de permission. Il avait apporté son carnet à dessin et Mélanie et lui étaient allé se promener sur la plage et puis on avait déjeuné. Pendant le repas on avait bavardé avec animation. Gilles avait découvert que Philippe était un grand amateur de jazz mais il y avait eu entre eux une polémique à propos de Gerry Mulligan parce que Gilles prétendait que le saxophone ne pouvait pas rivaliser avec la trompette. Et Mélanie prenait le parti de son amant en disant à son frère n’y connaissait rien. Puis elle avait demandé à Philippe de leur montrer son carnet à dessins et ils avaient ri en voyant ceux qu’il avait faits à Bou Saâda : les deux suissesses sur leurs chameaux, sir Edward et sa femme, la palmeraie de l’hôtel. Et Mélanie expliquait à sa mère que la forme des dunes en croissant de lune était un effet du vent. À la fin, Rosalie s’était levée pour débarrasser la table et Mélanie avait emmené Philippe dans sa chambre pour faire la sieste tandis que Gilles allait mettre un disque de Louis Armstrong pour que l’autre comprenne tout de même ce que c’était. « - Mais laisse-les donc tranquilles ! lui avait dit sa mère. Tu ne crois donc pas qu’ils ont autre chose à faire ! »

               Les deux jours qui avaient suivis avaient été deux jours de folie, de rires, de baisers, de courses sur la plage, sans aucun soucis de ce qu’on allait devenir. Mélanie était incapable d’imaginer l’avenir. Pour elle ce ne pouvait être que l’éternel recommencement de ces instants légers comme le vent. Elle faisait visiter à Philippe tous les recoins de la plage qu’elle connaissait par cœur. C’était son domaine. Chaque rocher lui rappelait un souvenir d’enfance et il l’écoutait raconter toutes ses histoires avec une patience d’ange. On ne pouvait guère deviner ce qu’il pensait, parce qu’il était d’un naturel réservé et qu’il ne demandait rien, mais ça lui était égal à elle. Il dessinait toute la journée tout ce qu’il voyait : la courbe des vagues, les buissons de caroubiers, le village qu’on apercevait de loin avec son minuscule clocher en haut de la colline, et même un portrait d’elle qui l’avait fait beaucoup rire parce qu’elle disait qu’elle ne s’y reconnaissait pas. Mais le soir en cachette elle avait détaché le dessin du carnet pour le cacher dans les pages d’un livre. À longueur de journée ils s’embrassaient. Elle éprouvait un bonheur inexprimable à sentir les lèvres de cet homme s’écraser contre ses lèvres et sa langue s’enfoncer dans sa bouche. « - Arrête ! tu me fais mal ! » disait-il en riant quand elle s’amusait à le mordre. Elle qui n’avait jamais été très portée sur les baisers, elle ne pouvait plus s’en passer. Elle était littéralement affamée de son corps, découvrant des sensations qu’elle n’avait jamais éprouvées, dont elle ne soupçonnait même pas l’existence. Elle aspirait à l’absorber tout entier, à le faire disparaître en elle. Elle l’appelait « mon bébé », et lui se contentait de sourire en lui caressant la joue et en lui disant : « - Tu es tout de même une drôle de fille ! ».

            Après deux jours il était reparti en promettant de revenir dès qu’il pourrait et curieusement son départ n’avait pas été trop pénible pour elle, parce qu’elle savait que désormais sa vie consisterait à l’attendre et que c’était très bien ainsi. C’est dans ces conditions que son mari avait débarqué le dimanche suivant.

Elle ne l’avait pas à proprement parler oublié mais il avait cessé de compter pour elle. Ou plus exactement les sentiments qu’elle lui portait étaient demeuré les mêmes – une grande tendresse, une certaine complicité – mais ces sentiments avaient cessé d’avoir pour elle la moindre importance. Il pouvait bien venir si ça lui chantait, du moment que l’autre n’était pas là… Elle n’avait pas le sentiment de le tromper, mais simplement de le tenir en dehors d’un événement qui ne le concernait pas.

           Et puis il y avait eu ce moment où il lui avait annoncé qu’ils allaient partir, qu’ils allaient quitter définitivement le pays. Alors elle avait cru devenir folle. Elle ne s’attendait pas à ça. La panique s’était emparée d’elle et il n’y avait plus eu que le cri d’un instinct vital qui lui commandait de se débattre, de se défendre par tous les moyens. Sa mère lui avait fait prendre un calmant à la suite de quoi elle avait versé dans un gouffre où tout avait disparu et quand elle s’était réveillée elle ne savait plus où elle était ni ce qui s’était passé. Seulement cette souffrance qui persistait et dont elle ne comprenait pas la cause. Et puis soudain tout lui était revenu et c’est alors que sa décision avait été prise : Elle allait quitter son mari. C’était un choix clair et définitif. Elle n’avait pas eu la moindre hésitation. Et maintenant elle se sentait soulagée, presque joyeuse de ne plus avoir à y penser. Quand elle était redescendue – cela faisait plus de treize heures qu’elle dormait – elle avait été déçue qu’il ne soit plus là parce qu’elle aurait préféré lui parler tout de suite, mais enfin de toutes façons ça n’avait pas d’importance, elle se ferait un jour ou l’autre. Et quand elle avait vu son frère et sa mère qui la regardaient avec inquiétude en lui demandant comment elle allait elle leur avait répondu simplement :

- J’ai décidé de vivre avec Philippe.

            Gilles avait été un peu déçu à cause d’Aimé Barelli et du casino de Monte Carlo et Rosalie aussi parce qu’elle se voyait déjà sur la Côte mais elle avait expliqué à son fils que le bonheur d’Amélie passait avant tout et on s’était rattrapé en tapant sur ce pauvre Jérôme qu’Amélie était la seule à défendre en disant que ce qui arrivait n’était pas sa faute. Elle en parlait tranquillement comme s’il appartenait déjà au passé. Elle se sentait si différente désormais, si totalement une autre femme !… Elle pensait à la vie qu’elle aurait là-bas, dans l’Île de Ré, quand Philippe l’aurait présentée à ses parents. Elle leur plairait certainement. Tout lui paraissait facile, il lui semblait inconcevable que la vie présentât jamais la moindre difficulté pour elle car ce sentiment de plénitude qu’elle éprouvait faisait comme un rempart qui la protégeait du malheur.

            Philippe lui avait dit qu’il repasserait dans deux jours et elle ne manifestait aucune impatience à l’attendre. Quand il serait là elle lui apprendrait la nouvelle. Pour elle c’était comme si c’était fait. Il faisait beau. Le lundi avait été une journée délicieuse, une journée à faire des projets et à échafauder des plans. Rosalie avait fini par décider que la Vendée, au fond, était un lieu beaucoup plus convenable pour elle que la Côte d’Azur où le climat était plus rude. Elle en avait assez désormais du sirocco et de la canicule ! Elle se voyait dans une ferme, au bord des marais. Elle créerait une école de chant. Et Gilles était sûr de pouvoir trouver un engagement dans une boite de nuit à La Rochelle ou aux Sables d’Olonne. Mélanie disait que Philippe était un grand artiste et qu’il deviendrait célèbre. Ainsi on perpétuerait la tradition de la famille où tout le monde devait être artiste !… Et puis le lendemain vers huit heures, quand elle avait entendu le bruit de la vieille dauphine qui s’arrêtait sur le chemin elle avait bondi en criant : « - Le voilà ! le voilà ! ». Elle était sortie pour le voir arriver et elle s’était jetée dans ses bras.

 

           Jérôme pendant ce temps s’occupait des derniers préparatifs de départ. Il avait contacté les Missions Étrangères où on lui avait confirmé qu’il serait le bienvenu et qu’on se félicitait d’avoir obtenu sa collaboration. Le père André leur avait vanté, lui disait-on, sa compétence, son habileté, son sens de la diplomatie. Quant à son épouse, elle pourrait certainement trouver, elle aussi, de quoi s’occuper. Ces dames en effet avaient leurs propres oeuvres. « - Vous savez, ici, nous formons une grande famille. La rue de Babylone, c’est un peu la province à Paris ! » Jérôme était très impatient de connaître sa nouvelle vie. Dans la journée il avait réglé le problème de la villa qu’il voulait acheter dont le propriétaire avait été ravi de trouver un acquéreur qui ne discutait pas le prix, car paradoxalement jamais il ne s’était senti si riche, n’ayant plus rien à perdre. Il avait également averti ses clercs que l’étude allait passer entre les mains de maître Benarfa et bien que ceux-ci eussent parus stupéfaits d’un changement si soudain, il avait eu la désagréable impression qu’ils n’en étaient pas si mécontents. Au fond ils devaient penser que son successeur garantirait mieux leur avenir dans ce pays. Il représentait quant à lui le passé. Il n’avait vécu jusqu’ici que pour prolonger l’œuvre de son père. Eh bien, maintenant c’était terminé ! Et pour signifier symboliquement cette rupture par un acte fort, il était allé trouver le vendeur de billets de loterie qui se trouvait à l’entrée du square Bresson, un mutilé qui avait eu les deux jambes arrachés par une bombe, et il lui avait proposé de lui faire don du fameux trône à roulettes qui ornait toujours son salon. L’autre, un brave arabe qu’on appelait Momo, s’était confondu en remerciements et avait envoyé son fils Ahmed prendre possession de la relique. Et dès le lendemain on pouvait le voir parader sur son engin avec la fierté d’un caïd.

            Jérôme s’apprêtait à fixer définitivement la date de son déménagement quand il avait reçu un coup de fil désagréable. C’était ce pauvre Jean-Charles qui lui faisait part de ses inquiétudes à propos de sa femme. Elle semblait mal se remettre de son accouchement et à la clinique on lui avait dit qu’on devrait sans doute la garder plus longtemps que prévu. Il se lamentait de devoir attendre encore pour entamer sa nouvelle existence. Jérôme l’avait consolé en lui disant que quelques jours ne changerait rien au regard de ce qui l’attendait. Du coup il n’avait pas osé le prévenir de l’imminence de son départ, comme si quelque chose qui ressemblait à un sentiment de culpabilité le retenait de le lui dire.

            Et puis le soir, alors qu’il était en train d’établir la liste des démarches qui lui restait à accomplir, il avait soudain entendu sonner à sa porte. Sur le moment il avait eu un choc et il s’était rendu compte qu’il avait peur à cause des lettres de menaces qu’il avait reçues. Et si on venait pour l’égorger ?… Mais avant qu’il ait eu le temps de se retourner la sonnette avait retenti de nouveau trois ou quatre fois et il avait entendu la voix de Jean-Charles à travers la porte  qui le suppliait d’ouvrir. Alors il s’était précipité et avait reçu dans ses bras un homme effondré qui hoquetait, qui ne parvenait plus à articuler et qui le regardait d’un air éperdu. Enfin le malheureux avait réussi à murmurer dans un souffle : « - Elle est morte ! »

- Comment cela ? Que veux-tu dire ?

- Morte, je te dis ! Morte ! Morte !…

Et il hurlait maintenant, se cognait le front contre le mur.

- Viens t’asseoir. Tu vas m’expliquer. Que s’est-il passé ?

- Mais qu’y avait-il à expliquer ? Je te dis qu’elle est morte c’est tout, morte d’une infection foudroyante ou quelque chose comme ça. Je ne sais plus ce qu’on m’a dit.

Il ne se souvenait de rien. Il revenait de la clinique où il était resté avec elle jusqu’à ce qu’on lui dise qu’il fallait rentrer, qu’il ne pouvait pas rester là.

- Elle avait l’air heureuse, tu sais, elle avait l’air contente, comme si elle ne se rendait compte de rien !…

Alors il ne savait pas où aller maintenant.

- Je dois y retourner demain matin mais ils m’ont dit pas avant sept heures.

- Et le bébé ?

- Je ne sais pas. Je crois qu’ils vont le garder quelques temps. Après je ne sais pas.

- Tu ne vas pas te laisser aller, hein ! Il faut tenir le coup, mon vieux, ne serait-ce que pour lui. En attendant tu vas dormir ici.

           Ce que Jérôme ne lui disait pas et à quoi il était en train de penser en lui parlant c’est qu’il avait peur que ce tragique événement ne risque de retarder son départ. Il faudrait attendre l’enterrement, ensuite voir comment Jean-Charles allait pouvoir s’organiser. Il essayait de se rappeler si Marinette avait de la famille… Cet obstacle imprévu multipliait soudain son désir de partir, de s’arracher à ce pays, de recommencer une nouvelle vie. Après tout, cela faisait un moment qu’il ne voyait plus Jean-Charles, il n’avait aucune obligation envers lui. Et puis - pourquoi ne pas l’avouer ? - il éprouvait une vague satisfaction à voir le beau rêve de son ami brisé. Il avait honte de penser comme ça mais au fond il avait toujours détesté Marinette, cette perruche écervelée qui n’avait rien à offrir à son ami qu’un bonheur vulgaire auquel celui-ci s’était laissé prendre à cause de cette forme de faiblesse propre à la plupart des hommes mais dont lui-même se sentait exempt. Certes l’épreuve était rude, mais peut-être au fond que pour lui c’était une chance dont il se rendrait compte plus tard. Et quand Jérôme comparait son propre avenir avec celui de son ami, il se disait que tout de même c’est lui qui avait fait le bon choix, et que quelque part, comme on dit, il y avait une justice.

 

 

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

 

 

NB :Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique : « Le bonheur conjugal »