qui sort par hasard au moment même où l’on commémore le mouvement du 22 mars, et le commentaire d’une lectrice qui émet des réserves sur la vision qui ressort de ce chapitre, vision qui est celle du personnage et non de l’auteur, m’incitent à ajouter quelques réflexions, cette fois en mon nom propre, afin de clarifier les choses.

Il me semble que mai 68 est avant tout l’effort désespéré d’une génération pour rejoindre le réel dont elle a été tenue éloignée, d’abord par l’enseignement qui lui était délivré (de caractère essentiellement archéologique : latin, français, histoire), ensuite par tous les tabous qui régnaient à l’époque sur la sexualité et qui imposent un accomplissement qui ne peut se faire que sur le mode de la transgression et du fantasme, et enfin éloignée sur le plan social par son statut préservé qui l’amène à ne percevoir le prolétariat qu’à travers la littérature et sous forme de mythes à la fois terrifiants et « diablement » attirants. Toute la période qui précède tourne autour de cette rencontre impossible entre l’intellectuel et l’ouvrier (sujet traité par Sartre dans les Mains Sales), depuis les déboires de Breton jusqu’à ceux des étudiants de Clarté, laminé par l’appareil du PC (Laurent Leroy et Pierre Juquin en tête) qui aboutit à un suicide et à la dissidence d’Alain Krivine et de quelques autres. Cette rencontre tant espérée par les uns, tant redoutée par les autres (car le PC n’avait pas de plus grand ennemi que le gauchisme) a failli se faire en Mai 68 (on se souvient des belles photos de Sartre vendant la Cause du Peuple à la porte des usines Renault) mais une fois de plus le parti a su y mettre bon ordre et récupérer le mouvement pour en faire un mouvement purement social qui a abouti au leurre des accords de Grenelle. Mais comme celle du général de Gaulle la victoire du PC est une victoire à la Pyrrhus qui marque le début de sa fin. Pendant les évènements il est déjà en état de mort cérébrale comme son secrétaire général, et le secrétaire général « adjoint », est déjà la marionnette qu’il deviendra plus tard en approuvant peu après la « normalisation » en Tchécoslovaquie. Je revois encore les larmes des ouvriers reprenant le travail à contrecœur pour suivre les consignes de la CGT. Tout rentrait dans l’ordre mais quelque chose était irrémédiablement brisé.

Il n’en demeure pas moins que les événements de 68 marquent une mutation essentielle de la société française telle qu’il n’y en avait pas eu de plus importante depuis 1830 (et la comparaison entre les deux crises, à cet égard, que je fais dans mon chapitre en évoquant l’Éducation Sentimentale, et qui avait déjà été faite du reste, à l’époque, dans un article du Monde) n’est donc pas fortuite. La révolution de 1830 a marqué l’avènement de la société bourgeoise, sur le plan culturel avec le romantisme, sur le plan politique avec le régime censitaire qui lui assure le pouvoir, et sur le plan économique en consacrant la domination de l’industrie sur la richesse foncière. Une nouvelle génération accède aux commandes pour le meilleur et pour le pire et ses valeurs règneront sur la France sans aucune solution de continuité malgré deux guerres mondiales pendant près d’un siècle et demi. Les deux guerres en effet n’ont rien changé dans un premier temps. La première, malgré un violent bouleversement culturel qui donne le surréalisme, le cubisme, etc. ne modifie pas réellement les fondamentaux et l’on reste encore dans le domaine du romantisme, la seconde pas davantage avec les zazous, l’existentialisme, Saint-Germain-des-Prés. Ce sont les événements de 68 qui marqueront la fin de cette ère bourgeoise avec l’avènement du modèle américain, de la musique anglo-saxonne et l’hégémonie de la culture de « communication » (développement de la télévision et de tout ce qui s’en suivra). Nous entrons alors véritablement dans un autre monde. Mai 68 est une révolution romantique en ce sens qu’elle marque l’assomption et la fin du romantisme, d’où le désenchantement de ceux dont le plus beau cadeau qu’ils ont fait à l’histoire est d’être allé jusqu’au bout d’eux-mêmes en s’autodétruisant pour laisser place à une ère nouvelle dont absolument tous les fondamentaux seront à l’opposé des leurs (retour du religieux, culte de la rentabilité, etc.) À cet égard notre nouveau président est un pur produit de 68 et son désir le plus profond est de s’en débarrasser selon l’éternelle loi du meurtre du père. Mai 68 incarne ce sur-moi encombrant dont la génération d’aujourd’hui voudrait bien pouvoir enfin faire le deuil mais dont elle se sent irrémédiablement redevable envers et contre tout.

NB:Tous les épisodes publiés du feuilleton autobiograhique de Pierre Parlier sont rassemblés dans la rubrique "Le roman d'un homme heureux"