Depuis longtemps Alysse avait pris l’habitude de trouver seule son chemin. Ses longues errances dans les chemins creux bordés de hautes haies d’aubépine lui avaient fiché une boussole dans la tête. Et rien jusque-là ne lui avait vraiment fait peur, sinon les vaches qui la suivaient d’un peu trop près quand elle traversait un pré pour gagner un peu de temps. Jamais elle n’aurait imaginé être poursuivie, les croqueurs de vertus enfantines n’avaient probablement jamais entendu parler de ces campagnes reculées. Elle n’aimait pas beaucoup que sa mère lui demande où elle allait, elle avait besoin de marcher pour que les mots trouvent leur ordre dans sa tête. On respectait son besoin de solitude, et ses longues promenades solitaires ne surprenaient plus personne. A qui tu parles, lui demandait parfois un voisin qui la rencontrait à un détour de chemin qu’elle n’avait pas prévu. Ses parents ne lui posaient même plus la question dont ils connaissaient trop la réponse.

Il lui arrivait bien de faire des exceptions. Comme ce jour où elle était partie avec ses frères à la découverte de cette rareté dans sa campagne bocagère, un « trou d’eau » qui venait d’être creusé. Pas de rivière aux alentours, tout juste peut-être un ruisseau, et encore ! Quelle surprise quand pour la première fois elle avait vu un fleuve. Pas la mer, l’infini de l’océan lui paraissait plus compréhensible, elle l’avait cotoyé plus jeune. Mais un fleuve, un vrai, la Loire, cette largeur d’eau profonde dont on voit l’autre rive, elle en était restée les yeux niais. Alors, vous pensez, si on se mettait à creuser près de chez eux ce qui allait devenir un lac, non, n’allons pas jusque-là, un étang, pour faire boire les vaches, ou pour pêcher, ils ne savaient pas vraiment, il fallait aller voir. Les voila partis, tous les trois, dévalant à toute vitesse le chemin qui descendait vers les bas du pâtis, sans rien en dire à personne bien entendu, peur de se voir opposer l’interdiction fatale, ou bonheur de décider ensemble. Une fois passée la barrière - il avait fallu grimper comme à une échelle les barres du cadre en bois, plus prudent que d’ouvrir l’attache en fil de fer, le paysan aurait pu s’en apercevoir : l’illumination !

La prairie s’allongeait en contrebas ; des mottes d’herbe ralentissaient bien leur course, leurs bottes en caoutchouc aussi, qu’ils avaient chaussées par prudence, peu habitués qu’ils étaient aux terrains d’eau. Mais quelle découverte ! Cette étendue d’eau, là où ils n’avaient jamais vu que de l’herbe et des ajoncs. Ils se précipitaient, tout à leur joie d’y enfoncer leurs pas, comme un enfant attiré par une flaque d’eau. Et leurs pas s’enfoncèrent, leurs bottes suivirent, la frayeur commença peu à peu à gagner leurs visages ; n’osant rien dire, puis, se mettant à crier, papa, papa, mais peine perdue, personne ne pouvait les entendre. Leurs regards balayèrent les environs, se scrutèrent mutuellement ; ce qui passa dans leurs yeux, dans leurs têtes, en ces quelques secondes ! Leurs bottes s’enfonçaient de plus en plus dans la glaise, impossible de bouger. Alors son frère, probablement guidé par son rôle d’ainé autant que par son intelligence pratique qui refaisait surface après les premiers instants d’effarement, sortit de ses bottes, enfonça ses pieds nus dans la glaise dont il réussit peu à peu à les extraire, et prit ses jambes à son cou. Elle et son petit frère, muets comme si le moindre mot pouvait rompre l’équilibre précaire qui les faisait encore tenir droits sur leurs bottes, n’avaient même pas la force de pleurer. Quel sentiment les habitait ? Difficile à dire quand la conscience de la survie se fait si aigüe.

Quelques minutes plus tard, combien ? leurs versions divergent, le temps s’allonge bizarrement selon que vous courez ou que l’immobilité vous fige, leur père arriva ; il avait, lui, ouvert le fil de fer de la clôture pour gagner du temps, et, restant prudemment sur le bord il leur tendit tour à tour la branche qu’il avait rapidement attrapée, et grâce à cette longue trique ils se dégagèrent de leurs bottes qui s’enfoncèrent à tout jamais dans la glaise. Le retour à la maison fut bien l’occasion de sermons sur les dangers de leur entreprise, auxquels ils avaient bien de la chance d’avoir échappé, mais pas besoin d’en rajouter, leur peur leur suffisait. La seule récrimination dont ne leur parla jamais leur mère fut la nécessité de racheter trois paires de bottes !

Honteuse de s’être laissée engloutir dans un bête trou d’eau, elle qui arpentait sans relâche champs et chemins, Alysse laissait filer les moqueries ; ah, oui, ceux qui se sont embourbés, heureusement que le père est arrivé à temps, elle ne répondait pas, déjà portée par l’épisode suivant de ses élucubrations intérieures ; son imagination, qui avait du mal à franchir les portes de l’école, elle réussira bien en dictée, en grammaire, en calcul, disait son instituteur, mais en rédaction, là, ça va poser problème, son imagination, donc, se réservait tout entière pour ces récits à péripéties qu’elle tricotait sur les chemins en plein vent. Alors, vous pensez, s’envaser comme une vulgaire fille de bourg, elle préférait éviter à tout jamais l’idée même de marécages sans laquelle elle avait si bien vécu jusque là.