— Croyez-vous en Dieu ? reprit-il. Moi oui. C’est que mon dieu est le vrai dieu! Je l’ai découvert lorsque j’ai su qu’au-dessus de mon père, qui fut mon premier dieu, il en était un autre, celui que Jésus appelait son père du ciel.
     Le tort de Jésus fut de s’en tenir là. J’ai vite réalisé que cet enchaînement du fils de Dieu avec un Dieu le père était bien trop simpliste. Si on s’accorde sur la nature infinie du divin, comment la limiter à cette unique filiation. Je n’ai pas pu me résoudre à l'idée d'un dieu-impasse, oserais-je dire : d'un dieu-cul-de-sac !

     Il me jeta un regard inquiet.
     — Mais je crains de vous ennuyer, monsieur. Je crains que mes théories ne vous paraissent poudreuses. Aussi poudreuses que le sillage de l’inconnu lorsque son char vient soulever la poussière de nos pauvres chemins !

     J’ai dû le rassurer, l’engager à poursuivre. Il poursuivit.
     — Voyez-vous, j’ai beaucoup réfléchi à ces questions là. Lorsque j’étais très jeune, d’abord, et que je refusais l’idée de mourir un jour. Puis il y eut les premiers printemps, bien trop légers pour ne pas nous distraire de nos angoisses. Les miennes ne sont revenues que beaucoup plus tard. Que s’est-il passé entre temps ? Rien. De l’inconsistance. De la distraction qui s’est évaporée. Jusqu’au matin où, en me levant, j’ai senti le froid alors que nous étions en plein été. Le grand soleil n’y a rien changé. C’était le froid d’une saison intérieure. J’ai tout de même fait livrer du charbon et je me souviens d’en avoir parlé avec le charbonnier qui avait l’habitude de ces questions là. Lui-même avait perdu la foi, ce qui me dérangeait beaucoup — croire est toujours plus difficile lorsque autour de vous on se met à douter ! Il disait : « Si c’est Dieu le père qui nous a fait, qui donc a fait Dieu le père ? » L’argument m’a d’abord paru vulgaire. Un raisonnement de petites gens. Mais un homme qui a du charbon plein la figure et plein les mains a forcément traversé les vraies questions. Non ? Alors j’ai fini par m’interroger : pourquoi Dieu le père n’aurait-il pas lui-même un père, et encore et encore ? J’en suis venu à l’évidence un dieu gigogne. Indéfiniment gigogne. Je le vois maintenant comme un interminable oignon dont les pelures n’en finiraient pas de se recouvrir. Chaque pelure du divin m’apparaît comme la sécrétion d’une autre qui l’enveloppe et en détient le secret. Pauvres de nous au centre de cet interminable emboîtement. Pelures du divin, pleurs de l’humain. Cet oignon là nous veut des larmes dès que nous tentons d’ouvrir les yeux. Etonnez-vous, après ça, que tant d’hommes traversent la vie les yeux fermés. Oui, monsieur, telle est bien notre condition : être assignés au cœur de ce gigantesque oignon, nous et nos yeux pour pleurer d’être si minuscules, de ne rien voir ni pouvoir.

     Un coup de vent fit soudain tourner les pages de sa vie et lorsqu’il interposa la main pour les soustraire à cette bourrasque, il était déjà trop tard. Sa main était tavelée par endroits et une veine saillante lui dessinait une ligne de vie essoufflée. Il eut juste le temps d’entrevoir ce regard ce qui …