que plus jamais je n’écrirais de lettre d’amour ou de désamour. A chaque fois que je me lance dans ce genre de déclaration, l’effet produit est inverse.
   L’impression d’écrire dans une drôle d’apesanteur, lourde et pourtant vide, avec une syntaxe de Lorelei dénaturée,  dessaisie de ses pouvoirs, l’impression d’écrire au rasoir, sur le fil, d’être la seule au monde à savoir combien la vie est à ce point funambulesque. Jamais je ne me suis sentie aussi désemparée, aussi lucidement nulle que cette nuit, l’image modifiée de  mon image…
   Je me suis ouverte une de tes Gewürztraminer - sans faute : j’ai recopié le mot sur l’étiquette devant moi- une de ces bouteilles que tu m’avais offerte le soir où tu me présentais ton projet pour Recklinghausen, son musée d’icônes et ton cinéma slave. Je n’irai pas à Recklinghausen. J’aime pas l’allemand, j’ai peur des Russes. Même ton Gewürz, il ne me rassure pas, j’ai peur des affaires, des installations, des aventures…
   Il faut vite que tu le saches Guillaume j’ai vraiment cette nuit le désir de te le dire, de te le rire à la figure : je ne suis pas celle que tu croyais, je ne suis pas cette camarade amante que tu t’étais choisie en grand seigneur, je ne suis pas Belle du Seigneur et cette lettre c’est comme ma dernière à toi, une lettre sans filet comme on en écrit rarement, une lettre qui peut-être ne prendra jamais le départ, une lettre à la mer, « il faut écrire contre soi » disait je ne sais plus qui, il ne faut pas trop m’en demander Guillaume, je ne suis pas sûre d’être douée pour le suicide à deux, je suis cette femme kamikaze que tu te préparais à entreprendre. Je suis déjà en train d’exploser contre moi-même.

 Verre à nouveau plein. Au quatrième verre il sera exactement… Je ne me plains pas. Le vide me va. J’ai écouté ton répondeur. Dix fois peut-être. Qui reprenait dix fois Marie : Marie Marie Marie Marie Marie Marie Marie Marie Marie Marie. Cette impression que je m’éloignais de toi à la puissance dix. J’ai éclaté d’un rire mortel, magie mauvaise, j’ai ri de me voir si laide et si absente de ton miroir, je m’en suis versé un autre, bu le reste du philtre, mon verre s’est brisé dans un éclat de rire, ça c’est Apollinaire, mon petit Guillaume, Alcools, chef d’œuvre à jamais !

 Ainsi donc ta Marie n’est pas ce chevalier errant au féminin dont tu rêvais. Ma destinée à moi est ancillaire, c’est ainsi, je n’ai pas cette vocation de partenaire, même pas majordome, je ne suis qu’une apprentie écuyère, de celles dont la seule ambition est de faire mettre le pied à l’étrier de leur seigneur, on les appelait des pages je crois, et ce n’est pas d’un page dont tu as besoin je sais. Or j’appartiens à cette espèce-là des amoureuses déliquescentes et autres énamourées, de celles qui ne songent qu’à investir l’intimité de leur maître en se travestissant en page shakespearien voué aux troubles et aux échecs.

 Un page déchiré voilà ce qu’est ta Marie qui t’écrit les lèvres sur le verre, je ne suis même pas sûre de t’écrire, je m’adresse plutôt à une postérité de fond de bouteille. Lettre morte. Page arrachée… Pardonne-moi de faire dans le médiéval et le ridicule mais c’est ça, Guillaume, c’est bien ça, je ne suis qu’une enfant de Marie, un succédané de désirs, un page pathologique, esclave et slave comme dans tes films, je n’ai jamais cessé d’être tout ça. Tu me croyais une autre mais je n’ai jamais réussi à m’arracher de ce que je n’aurais jamais voulu être. Telle est la question.
    Je me suis prêtée un temps à toi mais je n’étais que cette feuille de papier que je me déchire du cœur. Arrachée à moi-même, Guillaume. Voilà. J’ai retrouvé ma pauvre liberté. Nocturne… »
 
 Marie laisse la page et la bouteille ensemble sur la table basse. Espère t-elle vaguement que le temps subtilisera la lettre dans ce qui lui reste de nuit ? Le lit attend. Elle tombe enfin. Au lendemain la page est toujours là, elle s’en détourne comme si l’objet pourtant incontournable avait changé de nature, elle ne sait pas qu’en faire. Et se dirige endormie vers sa cuisine. « Thé ou café ? ». Le temps s’arrête. On frappe. Et c’est lui. Et elle, est-elle une autre ? Elle hésite. Le voilà qui s’avance mal rasé et superbe, il n’a rien dans les mains et jette ce regard habituel circulaire sur l’appartement. Il lui prend le poignet et la nuque. Et Marie sent sur elle et les doigts et les mains de Guillaume... « C’est moi dit-il bêtement et doucement, je ne sais pas pourquoi je te …


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