Il était prévisible en raison de la capacité du capitalisme de digérer tout ce qu'il rencontre que pour la promotion d'un produit les marketeurs n’en restent pas au " branding " c'est à dire sa marque, son logo ou ses slogans, mais tentent de l'arrimer au champ conceptuel de grands auteurs( Homère ou Tolstoï, excusez du peu!) loin de se douter qu'ils feraient vendre un jour des couche-culottes ou élire des candidats à la présidentielle. C'est le storytelling. Autant dire qu'on racle ici les fonds de tiroirs ! On frémit en se demandant de quelle nature sera l'étape suivante.
Cioran disait que les peuples ont les régimes qu’ils méritent. J'ajouterai qu'il en va de même des fidèles et de leur religion ou encore des conjoints, pacsés, amis... Les dictatures et les mafias prospèrent sur l’avilissement du sens civique des populations qu'elles oppriment tandis que nos démocraties souffrent d’un appauvrissement continu du recours à la raison orchestré par une télévision omniprésente dont on accepte qu'elle déverse des flots d'émotion qui ne sont pas perdus pour tout le monde.
Le storytelling, ou l’art de manipuler le populaire en lui faisant la cour à partir de récits (contes, mythes, paraboles, légendes, fables, chansons de geste, historiographie et autres très riches heures) est aussi ancien que les religions révélées, les griots, l’Odyssée ou la vie des saints.
S’il a fonctionné de tout temps, c’est parce que le besoin de mensonge est chez l'homme et le vivant en général bien plus archaïque que celui de la vérité car plus immédiatement lié à la survie comme dans les parades amoureuses nécessaires au renouvèlement de beaucoup d'espèces dont la nôtre..Le mensonge est aussi une défense qui peut se révéler la meilleure des attaques. "Salissez, salissez..." exhortait Voltaire. Les cyniques ne disaient-ils pas que « la parole n’a été donnée à l’homme que pour lui permettre de déguiser sa pensée ». L'hypocrisie sociale indispensable à la vie en groupe n'implique pas que ceux qui attendent et reçoivent le mensonge en sont totalement dupes mais qu' ils préfèrent un plausible qui laisse toujours un peu de place à l'interprétation à une vérité qui assèche l'imaginaire. Le malade en phase terminale accepte sans grande illusion les paroles d’espoir prodiguées par compassion parce qu'elles lui font du bien. Si dans les lieux de culte se perpétuent des rituels où la foi est manifestement absente, l'explication n' en est sans doute pas très différente.… Le peuple désemparé d’ Alger avait besoin d’entendre du sauveur de la France qu’il l’avait compris. La story Gaullienne allait créer une nouvelle réalité géo-politique… On imagine le bain de sang des décennies suivantes sans ce mensonge initial sans lequel aucun travail politique n’aurait pu être entrepris et que seul pouvait assumer un demi-dieu comme le général de Gaulle.
Les réussites politiques sont légion qui reposent sur une imposture.Tous les groupes, entreprises, couples ou familles ont besoin de se créer leur propre légende pour fonctionner. La vie n'est supportable que gràce au non-dit qui permet aux légendes de se bâtir et aux produits de se vendre. "Toute vérité n'est pas bonne à dire", consacre la sagesse populaire et la plupart de ces vérités seront dans le "tas de misérables petits secrets" -dixit Malraux- qui nous accompagnera dans la tombe. La charité bien ordonnée commence par soi-même. En effet, si l'on se permettait de dire aux autres tout ce que l' on s'autorise à penser d'eux, la réciproque serait insupportable!
Je ne vais pas revenir sur le catalogue très exhaustif que Christian Salmon dresse des divers tours de passe-passe des spin doctors, ces conseillers politiques, gens forts cultivés, propres sur eux,issus des meilleures universités américaines qui ne ne cachent pas de leur état et se font payer à prix d'or (de spin: manipuler). Derrière le rideau de fer, les « laveurs de cerveaux » se faisaient appeler psychiatres, soit un petit degré de moins dans l'échelle du cynisme ! Il est vrai que nos spins doctors au lieu de laver les cerveaux se contentent de les flatter. C'est moins de fatigue pour un résultat supérieur.Toutes ces techniques basées sur des histoires créées parfois de toutes pièces ou en allant piller les mythes du camp adverse ou en jonglant sur les montages de rushes ont une visée qui n’ est à mon sens qu’ une application de la PNL (Programmation Neuro Linguistique) ( que Salmon ne cite pas) qui enfume depuis longtemps les salariés des entreprises et qui consiste à faire passer suffisamment d'émotion dans notre moi pour que l’enfant y tienne l'adulte en respect.(Je tiens à préciser aux lecteurs que je n'ai jamais trempé dans ces dérives légèrement crapoteuses du freudisme.)
Notre enfant ne demande qu’à croire à tout: au Père Noël, puis, quand le Père Noël ne fonctionne plus,à Dieu,à son psychanalyste, à la toute puissance de papa qui va corriger les forces du Mal en Irak.Il croit que les comptes d’Enron et de Worldcom ou des Sub-primes sont justes puisqu’ils reposent sur des estimations prévisionnelles des meilleurs experts internationaux, que c’est un bonheur d’être licencié puisqu'on qu’on va enfin pouvoir se réaliser et vraiment gagner de l’argent car comme le dit notre grand frère, il suffit de travailler plus pour gagner plus.
Bien sûr, de temps en temps notre adulte, ou du moins ce qu’il en reste après quatre heures d’abrutissement télévisuel quotidien, ricane… Il entrevoit même que tout cela est un petit peu faux, surtout quand toute sa retraite est partie en fumée…Mais comment en vouloir aux spin doctors? Ils ont des conditions de travail épouvantables. La pression des marchés est si forte qu'on leur demande de trouver un rendement à deux chiffres en moins de trois mois quand la croissance est à moins d'un sur un an ou encore de justifier l'existence d'armes de destruction massives en IraK sans pouvoir s' y rendre.Vous sauriez le faire sans tricher juste un petit peu, vous ? Mais, les histoires inventées ont été tellement belles et si bien racontées! Ah! Quand le verbe est là! C'était si beau quand de Gaulle parlait de l' Europe allant de l' Atlantique à l'Oural, la France de Dunkerque à Tamanrasset(Cf :Rideau de Pierre Danger sur ce blog) et la Chine, "ce pays d'avant l'histoire" ! C'est si bon de se sentir en communion avec ses semblables, même floué ou licencié,même exclu comme on l'est aujourd'hui dans les banlieues,ou pris dans les filets de la ligne Maginot ou chassé d'Algérie ou du Viet-Nam et bientôt d'Irak... une sorte de communauté des saints ! On en arrive à saluer la prestation du prestidigitateur. Mais comment a-on pu se faire avoir à ce point ? Et puis, quite à se faire avoir, autant que ce soit par un très bon, c'est moins humiliant que par un médiocre ! Chapeau, l’artiste. Il est vraiment très fort, ce Président ! C’est si bon d’entendre des histoires qu’on en demande toute suite une autre. Ca tombe bien, les storytellers en ont des pleines librairies libres de droits…Et si cela ne suffit pas pour endormir l notreenfant, aux Etats-Unis( et même un peu en France, depuis la la dernière story vaticanesque,) on y ajoute une petite dosette de tranquillisant religieux. C’est un sirop pas cher et qui ne coute rien à la sécurité sociale ! Voyez, il ne faut pas désespérer des pires matérialistes. Je lisais ce matin dans l’Express que le président Chinois lui-même parlait d’ instiller aussi un peu de religion dans les usines pour soigner les petites démangeaisons salariales de certains opérateurs…qui peinent à comprendre ce raisonnement simple qu'il faut des gens très pauvres pour qu'il existe des gens très riches. Sinon ces pauvres gens très riches ne seraient que riches par rapport à des gens pauvres alors que la finalité du capitalisme est que les riches deviennent toujours plus riches, surtout dans un pays communiste!
Mais quel usage fait l’homme de sa raison dans tout ça, me direz vous ? Pouah ! C’est triste la raison ! Les philosophes qui ne sont pas même d’accord entre eux, les colonnes de chiffres, les lois de Gauss et Laplace, les variations saisonnières, les études économiques, les tableaux d’amortissement, le cash-flow, les bilans incompréhensibles, les chiffres à retenir qui changent tout le temps, lire une constitution européenne de 126 pages. C'est comme pour l'art abstrait, il faut regarder ou écouter pendant des heures, sous tous les angles, sans être jamais certain qu’on a bien compris… Au moins avec la télé on comprend tout de suite et on sait qu’on a compris parce que votre voisin qui a assisté à la même présentation d’un sujet sérieux avec thèse anti-thèse synthèse, en est arrivé à la même conclusion que vous qui se trouve d’ailleurs être aussi celle du présentateur ! Reconnaissons qu’à la télé, le monde est bien fait ! Nous avons mis un peu plus de temps que les américains, mais la mondialisation du capitalisme réussi à faire de nous cet "Homme unidimensionnel" qu'a si bien décrit H. Marcuse, pour qui le trait principal est une résignation qui facilite grandement la tache des dirigeants.Le petit grain de sable susceptible de gripper une machine aussi bien huilée est peut-être l'initiation philosophique que la France est l'un des rares pays au monde à dispenser pendant le cursus secondaire et qui jette parfois la jeunesse dans les rues...Pas pour longtemps, je vous rassure, le conformisme reprenant bien vite ses droits et d'abord quel est l'intérêt national de continuer à enseigner la philo à des gens qui vont finir technico-commerciaux, je vous demande un peu! Je ne serais pas surpris que cela fasse l'objet d'une prochaine story présidentielle!
En fait, ce sont les storytellers et les politiciens les plus avisés qui font le plus grand usage de la raison. Eux, ils ont fait de longues études, sortent des meilleures universités américaines( les françaises on en parle même pas, alors que seuls les penseurs français M. Foucault et Barthes s'imposent à une floppée de spins doctors américains seconds couteaux) lisent les livres, les bilans, les historiens, les litanies de chiffres des économistes et les philosophes de leur camp et de celui de leur adversaire.Ah, ce ne sont pas les storytellers qu'on verrait manifester dans les rues parce qu'eux le camp idéologique, ils s'en tapent! Leur seul camp se situe dans le portefeuille d'un maître interchangeable! Ils ne risquent pas davantage d'être d'être intoxiqués par la télé. C'est tellement plus sur de faire soi-même la télé au fur et à mesure des intérêts leur client. Les bons vendeurs de drogue ne sont jamais camés, voyons !
Christian Salmon non plus, qui semble élévé dans le sérail si l'on en croit son livre très documenté et qui fourmille d'exemples des dernières campagnes américaine et française.Il a beaucoup de mérite, car rares sont les esprits éveillés qui crachent dans une aussi bonne soupe. Son livre lui rapportera bien quelques sous, mais bien peu en comparaison des sommes astronomiques demandées par les nouveaux saltimbanques. Ce n'est pourtant le fait d' aucune censure. Le simple principe de réalité économique est suffisant pour balayer tous les Socrate et les Salmon du monde pour une raison simple: la maïeutique par définition c'est long à accoucher et ça fait bien moins d'audience que les bobards! Voici quelques exemples: on a perdu la guerre ou l’expertise financière s’est avérée fausse ? Pas grave, le sang sèche vite en histoire et une story chasse l’autre. On est parfaitement capable de rééditer en Irak ce qu’on a fait au Viet-nam à juste une génération d’écart, et à moins de trois ans de distance avec les sub-primes ce qu’on a fait avec Enron … Quand à gagner plus en travaillant plus, quel intérêt je vous demande ! Une illustration entre mille, je lis ce matin - je zappe en effet les images de qui vous savez à la télé, si bien que mes infos télé ne durent pas longtemps !- qu’au sommet de l’Etat on envisage de distribuer aux salariés 33% des bénéfices de l’entreprise… Alors la belle affaire que le prix de quelques heures ! Toutefois, si cela se fait,( mais je suis tranquille !) il faudra penser à accorder une protection rapprochée aux salariés de Total ! D'ailleurs, pourquoi prendrais-je la peine de réfléchir à cette proposition manifestement lancée au doigt mouillé, puisque demain, à la prochaine panne médiatique, une autre encore plus ébouriffante l'aura fait oublier?
Et plus les hommes politiques mentent (de façon plausible, quand même, les spin doctors veillent au grain !)et plus s’envole leur cote de popularité. Les électeurs attendent alors du président prestidigitateur un mensonge plus gros encore ( Laisser penser que les salariés vont percevoir 33% des bénéfices! Mais c'est déjà le cas! Qui parmi les journalistes a relevé que le PDG majoritaire étant lui-même salarié peut déjà tout s'attribuer tous les bénéfices en tant que salarié si cela lui chante sans demander l'avis de personne!)Le dernier président, celui qui avait pris la pomme pour logo (voyez, vous l'aviez oublié) le réducteur de fracture sociale l'avait bien compris en prévenant le QG de sa première campagne réussie: "Je vous étonnerai par ma démagogie". Réflexion faite, vu l'apathie de l'opinion il aurait bien pu mentir davantage sans qu'on lui en tienne rigueur ! Un peu plus jeune, il repassait une troisième fois et sans gesticuler, lui, que Giscard désignait comme "l'agité du bocal"!
Les bonnes histoires rassurent et sont souvent aussi belles que la vérité est ennuyeuse ou sordide. Je vous cite un exemple de vérité. Imaginons qu'on puisse connaître à l'avance avec certitude le jour et l'heure de sa mort, croyez vous qu'on se bousculerait pour savoir? Un président-Shéhérazade qui dispose de la télé ne court aucun risque tant qu’on saura qu'il a une histoire à dormir debout en réserve ! Au fond, on attend d'un président une image internationale sérieuse mais on vote pour lui en raison de ses talents d'amuseur pour qu'on puisse se distraire en famille pendant cinq ans! De toute façon, 90% des décisions économiques se prennent à Bruxelles, théatre d'un lobbying encore plus dévastateur que le storytelling parceque les députés européens, élus sur scrutin de liste ne sont en fait responsables devant personne.Quelle mascarade! Qui peut me dire quel est son député européen? Les 10% de pouvoir ( radars, tabac, allocs) restent à la disposition des pays comme un hochet pour amuser leurs peuples.
La France fonctionnerait presqu'aussi bien avec une présidence en pilote automatique. Regardez, le précédent président n'a pratiquement rien fait pendant 12 ans si l'on en croit ses détracteurs et on peut se demander si le pays ne s'en porte pas mieux! Les huit mois de l'actuelle mandature où le président court court en tous sens comme un lapin (et quand je dis lapin!) pris dans les phares d'une voiture pour quel résultat ? Son besoin frénétique d'action serait-il à sa politique ce que le priapîsme est à l'amour? Il est donc probable que notre vibrionnant président ne disposant que d'un pouvoir très fragmentaire ne pourra pas faire d'énormes boulettes et sera réélu non pas sur un bilan de toute façon impossible à évaluer tant que ses spins doctors en fourniront les lunettes de lecture à une télé avide de l'audience de l'histoire suivante (privée ou politique), mais sur la capacité qu’il aura eue à faire rêver les Français ou à leur faire croire aux remèdes miracles du bon docteur Attali, qui venant de la gauche fera toujours un excellent bouc émissaire en cas de besoin… à moins que la Shéhérazade éconduite ne vienne repeupler leur sommeil ( ou qu’un présentateur encore plus télégénique ne surgisse !…)
Avec des moyens inférieurs, d'autres spins doctors gèrent déjà « Désirs d’avenir ». Il leur reste encore à régler des stories plus en phase avec le produit à vendre. Quoi? Vous me parlez des fondements idéologiques de la pensée socialiste? Vous êtes sûr que vous vous sentez bien?


" Storytelling" de Christian SALMON . Collection Découverte. (18 €) NB: Si ce sujet vous intéresse, consulter la volée de bois vert qu'administre Frédéric Martel à Christian Salmon sur son ouvrage:

http://www.nonfiction.fr/article-308-une_storytelling_a_la_francaise.htm