Sitôt entré dans son bureau je l’ai senti nerveux. Ses doigts tripotaient son stylo Mont-Blanc. Après un long silence destiné à faire monter la pression il me lance : Alors ! on écrit dans un blog de gauche ! Mais non, je vous assure patron… heu … juste un blog littéraire, purement littéraire, d’ailleurs c’est écrit dessus. Mais le patron a son idée sur la question, il n’en démordra pas. J’ai beau plaider la liberté d’expression, tout ça, me démener comme un président occupé à débaucher l’un des nôtres, rien n’y fait.
(Il s’agit, on l’aura compris, d’un patron de droite à l’esprit gravement formaté par les storytellers à la solde de l’impérialisme américain.) Puis il arbore une mine attristée. Dommage, il n’avait qu’à se louer de mes services, vraiment dommage. Aussi acceptera-t-il de moi la seule mesure qui mette un terme à cette situation, terme le plus honorable pour tous etc. etc.… Du menton, je fais signe que oui. La lettre est déjà prête, il me la tend. Je la signe avec ma pointe bic (il m’a bien proposé son Mont-blanc mais on a sa dignité.) Enfin, le voilà soulagé ! Il n’y a plus que le silence qui l’embarrasse. Maintenant, ses doigts agitent un boite de pastilles. Dans leur affolement, elles font un bruit sourd tel que peut en répandre une manif réprimée. Pendue à son cou la boite se changerait en clochette de lépreux. Mais, patience... Pour l’instant il m’offre une pastille comme on offre une cigarette à un condamné. Le condamné a pris la cigarette. Il a même dit merci patron. Le patron se sent mieux. Il reprend à parler. Sa voix est si haut perchée que je regarde le plafond en l'écoutant. Je ne serais pas surpris que certains harmoniques aillent se nicher à l’étage au dessus, là où s’est déjà installé le nouveau staff qui s’apprête à lui piquer sa place. Ainsi va le monde dans lequel nous vivons ! Signe révélateur, son fauteuil pivotant s'enfonce un peu plus à chaque phrase. La bouche va bientôt lui flotter au-dessus de la moumoute. Je n’attends pas de voir: sans rancune, je lui fais un bisou et je sors.

Les couloirs ne m'ont jamais paru aussi bas sous leur charge d'amiante. Dans ces grosses boites, tout le monde s'agite à l'instar des pastilles dans leur petite boite. Je me dirige pourtant vers la sortie sans qu’on me bouscule. On m’évite. Mieux encore, on me traverse tant la disgrâce m’a rendu transparent. Je retire ma cravate. Bisou à la cravate elle aussi, et je l’enfourne dans ma poche. Comment ai-je pu résister si longtemps avec un nœud coulant autour du cou ? Sans parler du mal qu’on a pu dire de moi dans les sphères patronales (si si, j’en ai eu des échos !) Enfin, on respire mieux. Comme si l’étage était soudain à ciel ouvert. Il suffit parfois de partir pour que tout refleurisse. Les moquettes se couvrent de pâquerettes. On peut bien les piétiner, elles sont à mon image, transparentes. Ce sont mes pâquerettes à moi. Il suffirait que je me baisse pour qu’elles se laissent cueillir. Mais non, le temps que je retourne les offrir au patron elles pourraient se changer en bouton d’or et mon syndicat me prendrait pour un jaune.
Or je tiens à ce que mon départ ait une portée sociale. Je serai bientôt rejoint. Nos rangs vont grossir. J’entends déjà qu’on accourt derrière moi. Je me retourne et je le reconnais. À grands gestes, il me fait signe de l’attendre. Je suppose qu’il veut me rendre mon bisou.
Il n’a plus sa cravate, lui non plus, juste la boite de pastilles qui lui brinquebale autour du cou. Il me rejoint, tout heureux de me retrouver. Il me demande par où nous allons. « À gauche, lui dis-je, à gauche toute ! Je connais par là un petit restau où l’on sert un excellent caviar. »