Des mythes fondateurs aux cultures de l’oralité, nous avons toujours été baignés d’histoires. Les enfants sont nourris de contes, dont La Fontaine a élevé la portée morale à une fonction éducative universelle dans ses Fables. Conter, fabuler, même l’esprit rationnel du siècle dernier n’a pas pu nous en empêcher.

C’est même tout à fait le contraire qui est en train de se produire, si nous en croyons Christian Salmon dans Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits. Nous n’avons affaire ni à un économiste ni à un politologue : écrivain (fondateur du Parlement des écrivains) et chercheur (membre du Centre de recherches sur les arts et le langage du CNRS), il nous entraine pourtant dans les deux domaines de prédilection des raconteurs d’histoires contemporains, l’univers économique et la communication politique, entre lesquels il établit un pont presque naturel.

Apparue dans les années 90 aux Etats-Unis, puis en Europe sous l’anglicisme « storytelling », la technique est redoutable. Elle a d’abord investi la formation en entreprise : balayant les méthodes chiffrées et factuelles, des gourous d’un genre nouveau ont commencé à conter ; quoi de plus pratique, pour susciter une adhésion rapide, que de jouer sur l’imaginaire, l’émotion, l’identification ? Pour formater une « culture » d’entreprise, nul besoin de données concrètes et rationnelles, quand quelques anecdotes élevées à hauteur d’exemples suffisent ! Evidemment l’univers marchand a suivi à grands pas, les marques ont refait l’histoire des produits, nous entrainant dans les entrelacs de légendes lointaines ou nouvelles ; l’image ne nous suffit plus, ringardisée par les bonimenteurs, il nous faut maintenant le rêve à portée d’oreille… Et la communication politique a, elle aussi, trouvé là une arme redoutable : les dernières campagnes électorales en sont une bonne illustration, quand elles mettent en scène au lieu de définir un programme ; nous sommes passés du sacro-saint respect de la vie privée comme rempart contre la chose publique à une orchestration soigneusement dosée, non plus seulement de l’image, mais d’une histoire qui se construit en direct avec son lot de dramatisation et d’identification, plus accessible aux esprits simples (mais qui n’en est pas un à ses heures ?) que des chiffres et des faits bien ennuyeux !

Evidemment, dirons-nous, il ne s’agit « que » des marchands du temple… Nous autres, intellectuels, sommes bien au-dessus de tout cela ! Et pourtant, si nous y regardons bien… Pourquoi les séries télévisées, les téléréalités gagnent-elles des couches sociales, voire intellectuelles, qui en étaient restées jusque-là bien éloignées ? Pourquoi la fiction narrative a-t-elle aussi largement pris le pas sur tous les genres littéraires ? Pourquoi l’écriture à la première personne, avec ou sans la distanciation nécessaire à une production littéraire, envahit-elle les gondoles des supermarchés de la culture ? Nous pouvons encore rêver que la « vraie littérature » échappe à l’univers marchand, ou peut-être sommes-nous déjà en train de nous raconter des histoires…Christian Salmon aura ainsi bientôt matière à un nouvel ouvrage !

Viviane YOUX

SALMON Christian
Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits
Editions La Découverte, 240 p., 18 €