"– À rien, je pense à ma jeunesse. – À propos vous avez vu ? on annonce la venue de Philippe Assayas la semaine prochaine à la Maison du Littoral. Je crois qu’il est de chez vous. » Lucie reçoit le coup en pleine poitrine. « - Que dites-vous ? Philippe ! - Vous le connaissez ? – Si je le connais ! » Elle pensait justement à lui il n’y a pas cinq minutes ! « - Il doit venir faire une conférence sur je ne sais plus quoi. On dit qu’il est très connu aux États Unis, vous savez ! J’ai lu un article sur lui récemment dans un magazine. Mais vous le connaissiez bien ? – Oui, je crois qu’on peut le dire ainsi. Nous étions quatre inséparables, à l’époque, nous allions toujours à la plage ensemble… » Lucie n’aime pas parler de ce temps-là. Mais là vraiment comment faire autrement. « - Nous avions à peine quatorze ans, je crois, quand nous nous sommes connus. Nous avons passé toute notre jeunesse ensemble. Philippe voulait déjà être auteur, il écrivait des pièces de théâtre pour moi. – Il écrivait pour vous ! – Oui, pour que je les joue. Mais moi je refusais toujours. – Pourquoi donc ? – Pour l’embêter, je crois, tout simplement. » Là, pour le coup, madame Pons ne sait plus quoi dire, elle en reste estomaquée. Elle considère son amie avec respect, comme si elle la voyait pour la première fois. « - Vous avez dû avoir une jeunesse merveilleuse ! – Oui, nous formions une fameuse bande. Mais Philippe avait un caractère exécrable. Il était toujours de mauvaise humeur. Ce qu’il craignait le plus c’était les coups de soleil !… » Madame Pons recueille cette anecdote intime avec dévotion tandis que Lucie le revoit assis à l’ombre des rochers, son livre à la main, attendant patiemment qu’ils aient fini de se baigner. « - Philippe ici, c’est incroyable !… »
Se souvient-il encore de moi ? se demande-t-elle. Oui, bien sûr. Comment l’aurait-il oubliée ! Mais qu’est-ce que je peux bien encore représenter pour lui aujourd’hui ? Elle se souvient… la dernière fois qu’ils s’étaient vus… les choses sont là, aussi présentes que si elles s’étaient passées la veille. Elle se revoit en face de lui qui lui explique qu’elle est « une fille lamentable ». Oui c’est l’expression qu’il avait employée ce jour-là et elle s’était mise à pleurer. Mais il insistait impitoyablement avec ce ton doctoral qui était toujours le sien : «- Tu es vraiment une fille lamentable !… » La scène se passait devant le Tagarin, à la sortie de la Bibliothèque Nationale où elle avait dû aller chercher des pièces à jouer. Un mur brûlant de soleil d’où retombaient de grosses grappes de bougainvilliers. Elle en avait arraché une fleur et la roulait machinalement entre ses doigts pendant qu’il parlait. Elle pourrait reconstituer aujourd’hui cette scène dans tous ses détails : le mur fait d’un aggloméré de gravillons nacrés comme des perles, la chaleur de midi et cette vitre de l’immeuble en face qui lui renvoyait un rayon de soleil dans l’œil, l’obligeant à faire la grimace pendant qu’elle l’écoutait… et lui, les cheveux en broussailles, son grand nez retombant sur ses lèvres, qui poursuivait impitoyablement : « - Pourquoi as-tu fait ça, tu es vraiment une fille lamentable, c’est tout ce que je peux te dire… » Tout cela n’était qu’enfantillages mais ce qui donnait aujourd’hui à cette scène sa dimension tragique c’était de savoir qu’ils se voyaient ce jour-là pour la dernière fois et que ni l’un ni l’autre ne pouvaient s’en douter. Quelques jours plus tard son père en sortant de l’hôpital avait décidé de partir, de tout laisser en plan et elle n’avait même pas eu le temps de leur dire adieu ; ensuite elle n’avait plus jamais essayé de les revoir, ni même de savoir ce qu’ils étaient devenus. Peut-être, à cause de ce qui s’était passé, mais non, même pas, parce que les événements en avaient décidé ainsi. Et eux ? avaient-ils continué à se voir ? Et quand ils avaient dû partir à leur tour, étaient-ils restés en contact ? Elle aurait tellement voulu le savoir ! C’est exactement ce qu’elle aimerait lui demander aujourd’hui. « - Allez-vous en profiter pour le rencontrer, lui demande madame Pons – Oh ! Après quarante ans, vous savez… » Ce serait si simple pourtant ! il suffirait de lui écrire. Elle irait porter la lettre à la Maison du Littoral…« - Elle a lieu quand cette conférence ? - Mardi prochain, je crois. »
Philippe, Richard, Mathilde…On les appelait les quatre inséparables, les quatre as, les quatre points cardinaux, les quatre mousquetaires, ils avaient tout entendu ! La vedette, d’ailleurs, ce n’était pas Philippe, c’était plutôt Richard. parce qu’il était un peu plus âgé qu’eux, et plus riche, Son père était architecte, il connaissait le père de Mathilde. Là-bas tout le monde se connaissait quand on faisait partie du même cercle. Normalement elle n’aurait pas dû être amenée à les fréquenter, elle, la fille d’un droguiste calabrais de la rue Bab-el-Oued, non plus que Philippe, d’ailleurs, le fils d’un petit horloger juif de la rue Bab-Azoun. Mais c’est ce qui donnait à leur groupe ce côté insolite et même énigmatique pour les autres et dont ils s’enorgueillissaient. Lucie tirait gloire de ses amis quand elle rentrait chez elle et ses parents de leur côté se sentaient flattés de ses fréquentations. C’est Mathilde qu’elle avait rencontrée la première. Cela remontait au lycée. Dès la sixième, elles avaient partagé la même condition au dernier rang. Ça crée des liens. Mathilde ne comprenait rien aux mathématiques et Lucie était nulle en tout. Les professeurs se désespéraient de leur mutisme quand elles allaient au tableau. Alors elles s’étaient jetées dans les bras l’une de l’autre et elles étaient devenues inséparables. Mathilde disait à Lucie qu’elle était belle comme une poupée de porcelaine avec son teint si blanc et ses longs cheveux noirs qui retombaient sur ses épaules, elle lui disait que si elle avait été un garçon elle en serait tombée amoureuse. Lucie n’aurait pas pu en dire autant, Mathilde avait un grand nez ridicule et des yeux de chien battu. Mais quand on lui avait demandé son nom le jour de la rentrée et qu’elle avait répondu Mathilde Maillet, le professeur lui avait dit : « - Parente avec le peintre ?. – Sa fille, Monsieur »… Lucie aurait adoré avoir un père artiste !… Les deux garçons, elles les avaient rencontrés deux ou trois ans plus tard, à un anniversaire. Richard faisait le singe, il amusait la compagnie avec sa voix nasillarde, il était plein de charme malgré sa laideur. Il avait tellement d’esprit et ce goût de l’autodérision qu’il montrait en permanence ! Ce qu’il avait pu les faire rire toutes les deux ! « - Mesdemoiselles, je ne comprends vraiment pas comment vous pouvez accepter de vous commettre avec un garçon tel que moi. Je ne suis qu’une larve, une lamentable larve ! » Et il s’accroupissait sur le tapis, en disant cela, son verre à la main. On aurait dit une grenouille !… Philippe était laid lui aussi mais en plus il était timide, il se tenait à distance et ne disait rien. Richard le leur avait présenté comme son meilleur ami en faisant un grand éloge de lui. « - Un garçon d’avenir, il écrit. Mais hélas des choses auxquelles personne ne comprend rien. » Et il disait cela dans un grand rire qui découvrait des dents carnassières. Il semblait y avoir entre Philippe et lui une sorte de connivence qui les isolait des autres. Philippe acceptait les sarcasmes de Richard comme s’ils n’avaient eu aucune importance et il avait même l’air de les trouver drôles. Au bout du compte elles avaient passé toute la soirée avec eux ce jour-là, tous les quatre, assis par terre sur la moquette autour d’une bouteille et d’un cendrier (c’était la première fois que Mathilde et elle s’étaient mise à fumer). Les autres pendant ce temps se trémoussaient sur des disques des Platters ou de Paul Anka. You are my destiny, you are, what you are for me… Il avait suffi que Mme Pons prononce le nom de Philippe Assayas pour que tout cela remonte à la surface. Elle se souvenait aussi d’Élisabeth celle qui fêtait ce jour-là son anniversaire, une grande bringue à queue de cheval qui portait une robe à volants jaune citron et qui avait tout le temps peur qu’on renverse les verres sur le tapis et celui qu’elle appelait son fiancé, comment s’appelait-il déjà ? Jean-Pierre ? Jean-Marc ? Un grand blond qui faisait du tennis et qui devait être tué quelques années plus tard dans l’attentat du Milk Bar…
En rentrant chez elle, Lucie écrit quelques lignes sur une feuille de papier qu’elle met dans une enveloppe pour aller le porter le lendemain à la Maison du Littoral. Le lendemain elle tombe sur un homme très aimable qui lui dit : « - Je ferai le nécessaire. - Vous croyez qu’il la recevra à temps ? – Ne vous faites pas de soucis. Je crois qu’il est à Strasbourg en ce moment, nous l’enverrons à son hôtel. » Elle repart soulagée. Quelle sera sa réaction quand on lui donnera la lettre ? Il doit être bien loin de penser à cette époque. Peut-être qu’il ne saura même plus qui elle est. Non, tout de même !…

NB: Vous pouvez suivre le déroulement de ce roman depuis le début en cliquant sur la rubrique "Rideau" de Pierre Danger