Le soleil était déjà haut dans le ciel et l’on sentait que la journée serait chaude. À côté d’elle on déchargeait des cageots de sardines et des tonneaux d’anchois. Le long du trottoir les mulets attelés aux charrettes qui attendaient les unes derrière les autres somnolaient, indifférents à l’essaim de mouches qui bourdonnaient au dessus de leur tête. De longs filets de morve coulaient de leurs naseaux. Elle cherchait leur regard sous les œillères de cuir qui protégeaient leurs yeux mais n’apercevait qu’un globe noir qui reluisait comme une grosse bille de verre. Ils portaient tous le même chapeau de paille percé de trous pour laisser passer les oreilles, avec parfois des pompons en laine jaune ou rouge sur le harnais. Des yaouleds armés d’une branche de houx piquaient leur flanc pour les faire avancer ou reculer mais ils résistaient obstinément comme s’il s’en fût allé de leur dignité de ne pas céder. L’odeur de poisson, de goudron, de vin, imprégnait les pavés gluants. Un peu plus loin à l’arrêt du tram, des grappes humaines s’accrochaient aux marchepieds dans une lutte fratricide pour conquérir une place et quand le tram repartait, avec un raclement déchirant de tous ses entrailles, ceux qui n’avaient pas été élus retombaient dans une morne apathie jusqu’à l’arrivée du suivant. C’était ainsi un spectacle indéfiniment renouvelé de mauresques en bataille, de petits cireurs, de mendiants, d’estropiés, de marchands de journaux : « - L’icho, missieu, dimandez l’icho ! » Il y avait aussi des troupes d’enfants contorsionnistes qui faisaient des démonstrations pour récolter des sous (on disait qu’ils venaient du Maroc). À trois ou quatre, en se tenant par les pieds ils formaient une roue qui se mettait à tourner à toute allure autour de la statue du duc d’Orléans, ou bien ils construisaient une pyramide humaine au sommet de laquelle grimpait le plus petit. Parvenu en haut il se jetait dans le vide, en écartant les bras. Parfois une bande d’Aïssaouas faisait aussi le tour de la place en jouant du tambourin et des cymbales. Ils portaient de longues gandouras brunes et se balançaient lentement en brandissant leurs instruments. Lucie guettait sur le Boulevard l’arrivée de la petite Dauphine jaune de Richard. Là-bas, de l’autre côté de la place, le long alignement des façades scintillantes de blancheur ressemblait à une falaise de marbre. Dans le port les gros paquebots crachaient leur panache de fumée noire. Mais que font-ils ! se disaient-elles, pourquoi sont-ils toujours en retard ? C’est que Richard devait d’abord aller chercher Mathilde qui n’était jamais prête, puis il fallait prendre Philippe. Elle, elle était la dernière. Mais elle aimait cette attente. Elle savait qu’ils viendraient de toutes façons, ils ne lui avaient jamais fait faux bond. Elle se laissait bercer par l’inépuisable tintamarre de cette ville dont elle comprendrait un jour qu’elle lui était consubstantielle et que sa disparition préfigurerait pour elle le silence de la mort. Tout à coup elle les apercevait, ils klaxonnaient pour signaler leur arrivée, obliquant vers le trottoir où elle les attendait. La portière arrière s’ouvrait comme un aile et l’enlevait dans son envol, alors elle retombait dans les bras de Mathilde au milieu des tubas, des masques et des palmes. Richard décrétait qu’aujourd’hui on irait ici ou là, il n’était jamais à court d’idée. Eux, ils s’en fichaient, il aurait bien pu les emmener n’importe où… de toutes façons c’était toujours pareil, on partait par la Corniche, on apercevait Notre-Dame d’Afrique à gauche, en haut de sa colline, qui brillait comme l’espérance, et puis après ce serait la mer, la mer comme un appel. On la sentait déjà, on la respirait à pleins poumons. Leurs corps se dilataient dans l’attente de cette fraîcheur qui les envelopperait. La route tournait et tournait encore, épousant les échancrures de la côte. « - Je suis sûre que l’eau sera bonne aujourd’hui. – Oui, ce matin elle était toute violette. » Richard qui habitait une de ces magnifiques villas construites par son père sur les hauteurs de Ben Aknoun,, avait vue sur toute la baie et il était capable de vous dire la température de l’eau rien qu’en la regardant le matin depuis son balcon. Il prédisait aussi les tempêtes et même les tremblements de terre. Richard savait tout sur tout, ce qui ne l’empêchait pas d’être bon à rien, moins par incapacité que par désinvolture car il n’avait pas à s’en faire pour son avenir. D’ailleurs Lucie et Mathilde se demandaient toujours comment un garçon comme lui pouvait s’intéresser à elles. Mais enfin puisque c’était le cas, il valait mieux en profiter !
Quand on était arrivé là où l’on avait décidé d’aller, il fallait encore sauter sur les rochers pour descendre sur la plage. On se lançait les serviettes, les sacs, en ôtant déjà ses vêtements. C’était à qui serait le premier dans l’eau. Richard plongeait d’un seul coup en battant des bras et des jambes pour faire le plus d’écume possible, il arrosait les filles qui s’enfuyait en poussant des cris. Seul Philippe, sans s’occuper d’eux, allait arranger son petit coin de serviette à l’ombre. Il craignait les coups de soleil. La plupart du temps il n’y avait pas grand monde sur la plage. Deux ou trois mères de famille accompagnées de leurs enfants et quelques arabes qui les regardaient de loin sans oser s’approcher. On ne savait pas exactement ce qu’ils faisaient là. Ils ne se baignaient pas, ne se mettaient même pas en maillot. Ils restaient au bord de l’eau plantés comme des piquets. Peut-être qu’ils guignaient les filles, ou bien attendaient l’occasion de voler quelque chose. On avait beau être habitué à leur présence, elle mettait toujours mal à l’aise. Avec eux on ne savait jamais à quoi s’en tenir. Lucie avait entendu dire par ses parents qu’une fois ils s’étaient révoltés et que ça recommencerait forcément un jour ou l’autre. Ça les prenait comme ça de temps en temps. Lucie était petite alors et elle ne comprenait pas très bien ce que cela voulait dire mais elle en avait gardé un vague sentiment de peur à leur égard. Elle les regardait avec méfiance. À la maison elle entendait toujours sa mère dire : « - Ce ne sont pas des gens comme nous. » Mais en quoi résidait leur différence ? c’est ce qu’elle aurait été incapable de dire bien que cela lui parût par ailleurs une évidence. Un jour il arriva quelque chose de terrifiant qui mit fin définitivement à leurs escapades sur les plages : C’était aux Deux-Moulins. L’un de ces arabes qui la regardait en souriant d’un air niais pendant qu’elle allait se mettre à l’eau lui avait fait une réflexion en passant. Elle ne l’avait pas comprise sur le coup mais Richard qui était assis sur sa serviette s’était levé d’un bond et avait couru droit sur lui en le menaçant. L’autre n’avait pas reculé, il lui avait fait face au contraire en sortant un couteau et aussitôt deux ou trois autres arabes qu’on n’avait pas remarqués s’étaient approchés pour lui prêter main forte. Richard n’avait pas insisté et il était revenu vers sa serviette en disant aux autres : « - Allez, on s’en va. » Ils avait fait retraite piteusement.
Quand Lucie avait raconté cette scène à ses parents son père avait marmonné des jurons en calabrais et puis il lui avait ajouté : « - Sale race ! » et il lui avait interdit de retourner aux Deux Moulins, ce qui était bien inutile car l’incident leur avait fait passer le goût des plages. « Sale race »… qu’avait-il voulu dire ? Son père était-il raciste ? Pourtant il aimait bien son commis, Ali, même s’il piquait souvent des colères contre lui. Il lui disait toujours : « - Allez, fissa, fissa, Ali ! Qu’est-ce que c’est que ça ? encore du travail arabe ! » Ali ne s’en formalisait pas, il rigolait. Il rigolait toujours. Les réprimandes glissaient sur lui sans laisser de trace et un moment après, son père et lui se tapaient dans la main et rigolaient. D’autre fois sa mère disait : « - Qu’est-ce que vous voulez ! on n’y peut rien, ce sont des sauvages… » Et alors son père répondait par un geste fataliste qui semblait résumer tout un amas de complexités qu’il renonçait à expliquer.
Là où elle habitait, il n’y avait que des juifs et des arabes, à part quelques espagnols et quelques italiens comme eux. Quand elle allait au lycée rue Michelet, à Delacroix, on respirait plus librement. Philippe était juif, pourtant elle ne se sentait jamais mal à l’aise avec lui. Lors de la fameuse scène du couteau il n’était pas intervenu, il avait fait comme si de rien n’était. Il avait replié sa serviette et il était parti sans rien dire. Mais ensuite il avait reproché à Richard d’être lâche. « - Et toi alors, qu’est-ce que tu as fait ? – Moi, je n’ai pas cherché à jouer les héros. – De toutes façons ce sont tous des enculés ! » Richard haïssait les arabes, lui au moins c’était clair et net. Il avait toute une série de mots pour les désigner : les ratons, les meulons, les bicots. On aurait dit qu’avec eux il devenait un autre personnage, non plus léger et charmant, tel qu’on le connaissait dans la vie ordinaire mais plus grave, plus sérieux comme s’il y avait eu en lui des potentialités de violence insoupçonnées. D’ailleurs Lucie avait toujours pensé que ses bouffonneries n’étaient qu’un masque qui cachait autre chose et c’est cette ambiguïté qu’elle aimait.
D’ailleurs, du fait des mœurs du temps leurs relations étaient demeurées très chastes durant toute cette époque et les émotions, les sentiments qu’ils pouvaient éprouver les uns pour les autres largement informulés. Était-il concevable pourtant qu’ils n’eussent pas été troublés à un moment ou à un autre par la promiscuité dans laquelle ils se trouvaient, quand leurs corps se frôlaient sur le sable ou se heurtaient dans les vagues, quand ils s’aidaient mutuellement à grimper sur les rochers en s’agrippant aux épaules et aux cuisses pour cueillir des arapèdes, s’essuyant ensuite aux mêmes serviettes, s’aidant les uns les autres à extraire de leurs pieds les épines d’oursin ? Mais l’idée du plaisir n’avait pas encore trouvé sa voie pour pénétrer en eux. Il y avait assez à faire avec l’odeur de la mer, la chaleur du soleil, le bruit des vagues. Parfois pourtant on franchissait une limite sans s’en apercevoir, comme par exemple ce jour où Lucie s’était écrié que son bras était tout salé et que Richard avait voulu le lécher pour savoir le goût que ça avait. Quand elle avait senti sa langue sur sa peau elle en avait eu des frissons. Et ensuite elle ne pouvait plus s’empêcher de repenser à cette sensation à la fois répugnante et délicieuse.
Lucie regrettait ce temps de l’innocence qui était celui de leur premier été. Ensuite les choses peu à peu s’étaient perverties, insensiblement, lentement. Elle avait commencé à guetter chez les garçons l’apparition d’un ennemi intime, discret, dont elle pressentait la nature sans réellement la comprendre. Richard, à son habitude, donnait le change. Il s’était ostensiblement mis à faire la cour à Mathilde en se montrant avec elle d’une galanterie désuète et presque offensante à force d’être exagérée. La pauvre Mathilde ne savait trop comment le prendre, mais au fond elle en était ravie. À l’époque, il venait de découvrir le surréalisme. Il avait lu l’Amour Fou et avait décidé de faire d’elle son égérie. Il lui écrivait des poèmes délirants où il célébrait ses charmes et qu’il avait intitulés Blasons. Il en avait confectionné tout un recueil soigneusement calligraphié sur un cahier d’écolier. Mathilde avait consenti à en recevoir l’offrande mais elle avait confié ensuite à Lucie qu’elle ne comprenait rien à ses poèmes. Cependant il avait été admis désormais une fois pour toutes que Richard était son chevalier servant. Lucie avait du mal à y croire, elle demeurait persuadée au fond d’elle-même que c’est par elle qu’il était attiré. Je dois être présomptueuse, se disait-elle, mais elle le sentait à certains gestes, à certains regards. Cela durait une fraction de seconde et puis Richard redevenait ce qu’il était toujours : un adorable bouffon qui savait rire de tout et d’abord de lui-même.
Il faut dire qu’en l’espace d’une année Lucie avait changé. Quand ils eurent déserté les plages, à la suite de la scène du couteau, ils prirent l’habitude d’aller aux Bains militaires, qu’on appelait aussi l’Elketani, qui se trouvaient tout près de chez elle. Lucie avait acheté cette année-là un bikini rose qui mettait ses formes en valeur et elle voyait très bien que les autres garçons la regardaient. Elle en éprouvait à la fois un sentiment de plaisir et de honte, poussée par un double désir d’être vue et de se cacher. Elle enviait Mathilde que sa maigreur dispensait d’éprouver ce genre de sentiments et qui continuait à jouer complaisamment son rôle d’égérie auprès de Richard, lequel affectait à son égard une jalousie de tigre et interdisait à quiconque qui ne faisait pas partie de leur petit groupe de s’adresser à elle. Il n’avait pas son pareil pour éloigner les importuns, les garçons les plus beaux, les plus séduisants (il n’en manquait pas dans ce club assez fermé) qui aurait bien voulu faire leur connaissance mais il les décourageait assez vite par ses sarcasmes, ses moqueries, son humour ravageur et les autres s’éloignaient en se disant qu’il devait être un peu fou. Que faisait Philippe dans tout ça ? Il demeurait impénétrable. Il écrivait lui aussi, non pas des poèmes comme Richard mais des pièces de théâtre. Il avait pris goût au théâtre depuis que Lucie était entrée au conservatoire. Son grand projet était de créer une troupe qui jouerait ses pièces, dans lesquelles Lucie évidemment aurait le premier rôle. De temps en temps il lui apportait un nouveau manuscrit et lui demandait de le lui lire à haute voix. Il prétendait que dans sa bouche son texte prenait une autre dimension. Elle, elle préférait les personnages que lui faisait travailler Madame Blachet, son professeur au conservatoire, qui portait toujours des chapeaux à aigrette. La vérité c’est qu’elle ne comprenait pas grand chose aux pièces de Philippe. Quand elle lui demandait des explications il répondait simplement : « - C’est symbolique ».
Mais cela c’était plus tard. Il s’était passé tant de choses entre temps ! Le plus difficile quand Lucie se laissait aller à évoquer ses souvenirs c’était de les replacer dans une chronologie cohérente. Les âges, les années se mélangeaient. Ainsi à l’époque de ces matinées sur la plage, elle avait l’impression qu’ils étaient encore des enfants. Or Richard les emmenait dans sa voiture. Il est certain qu’il avait quelques années de plus qu’eux mais tout de même ! Pourtant pour elle ils n’étaient encore tous les quatre que des enfants. Dès qu’elle cherchait à fixer des repaires – quel âge avait-elle au moment de la scène du couteau par exemple ou en quelle année était-elle entrée au conservatoire ? – les choses se brouillaient et elle se heurtait à d’insolubles contradictions. Pourtant chaque scène en elle-même était précise comme une scène de film dont elle aurait gardé la bobine dans une armoire et qu’il lui suffisait de sortir pour se la repasser, mais était-il possible que les bobines se fussent mélangées à ce point ! d’autant que dans le film ni elle ni les autres n’avaient d’âge. On aurait dit qu’ils étaient immuables. Il avait bien fallu cependant que durant toutes ces années, qui l’avaient conduite de l’enfance à l’exil, ils aient changé et pourtant de ces changements elle ne gardait aucun souvenir si ce n’est quelques détails comme ce bikini rose qu’elle mettait pour aller aux Bains Militaires et qui lui avait fait prendre conscience pour la première fois qu’elle avait un corps. Sinon la permanence de son moi en effaçait les métamorphoses. Les anecdotes dont elle se souvenait n’étaient que des enfantillages et pourtant elle les revivait avec la même gravité et la même passion qu’elle y avait mis sur le moment. Et les autres, se demande-t-elle, quel souvenir gardent-ils de cette époque ? Y pensent-ils seulement encore de temps en temps ? Elle aurait tout donné pour le savoir.

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