Je me trouvais à la terrasse d’un café, devant moi il y avait une place avec son kiosque à journaux, sa statue équestre. À droite on apercevait la mer. La place était animée, colorée, les gens vaquaient à leurs occupations, il émanait de tout ceci une impression de bonheur et de légèreté. Mais moi je ne savais pas ce que je faisais là.
Sur ma table il y avait un verre de bière à moitié plein. Des fils de bulles traversaient le liquide doré. Depuis combien de temps est-ce que j’étais là ? je n’aurais pu le dire. Je regardais mes voisins : ils ne faisaient pas attention à moi et devisaient tranquillement. À droite il y avait un couple d’un certain âge, l’homme portait un panama et la femme s’éventait avec un éventail en papier rose, à gauche trois jeunes filles, assez jolies du reste, qui devaient avoir entre seize et dix-sept ans et parlaient en riant en relevant leurs cheveux avec leurs mains. C’est alors que je me suis aperçu que je ne savais pas qui j’étais. J’étais incapable de me rappeler mon nom, incapable de dire quel âge j’avais, quel était mon métier, à quel endroit j’habitais, si j’avais une famille, etc. Toutes ces questions, je me les posais successivement et je constatais avec horreur que j’étais incapable d’y répondre. Il m’a fallu un gros effort sur moi-même pour rester calme, pour ne pas me mettre à crier. Mais je ne voulais pas faire de scandale. Mon principal souci à cet instant était de ne pas me faire remarquer. Je surveillais mes voisins du coin de l’œil, il ne s’occupaient pas de moi. Visiblement je n’avais rien qui pût attirer leur attention. C’est alors que j’ai pris conscience de ce qu’il y avait peut-être de plus terrible : j’ignorais à quoi ressemblait mon visage !… J’ai regardé mes mains, mes bras. J’avais des doigts plutôt fins avec des ongles propres et coupés courts, j’avais la peau moyennement bronzée. J’ai regardé mes jambes et je me suis dit que je ne devais pas être très grand. J’avais des chaussures poussiéreuses mais en bon état, des chaussettes parme dont je n’ai pas trop aimé la couleur et un costume léger, de lin gris, sans caractère particulier. Mais mon visage ! Je ne pouvais pas voir mon visage !… J’aurais tout donné à cet instant pour connaître le visage que j’avais et dont je ne pouvais pas me faire la moindre idée. Je me suis passé discrètement la main sur le nez et sur le menton en constatant avec soulagement que je n’avais ni barbe ni moustache mais mon regard ! mon regard !… j’aurais tout donné à cet instant pour rencontrer mon regard dans un miroir, pour y voir le reflet des sentiments que j’étais en train d’éprouver sans pouvoir seulement imaginer qui les éprouvait ! Comprendra-t-on cela ? je ne pouvais continuer à penser si je ne savais pas QUI pensait et j’avais besoin à cet instant de toute la force de ma pensée pour surmonter cette peur qui m’avait envahi et qui aurait pu me pousser, je crois, à me jeter sous une voiture pour échapper à cette horreur de n’avoir plus de nom, plus de visage, plus d’histoire… Et pourtant le monde autour de moi me paraissait plein d’attrait, il y avait du soleil, des couleurs, des parfums, et le visage des gens qui passaient devant moi et qui parlaient, souriaient, se saluaient, comme si la vie était une chose banale et tranquille et qu’il n’y avait rien d’extraordinaire pour eux à avoir un visage, une identité, un endroit d’où ils venaient et un endroit où ils allaient. Ils étaient riches d’une fortune qu’il ne soupçonnaient pas, et moi je n’avais rien.
En me faisant le plus poli et le plus discret possible, je me suis adressé aux jeunes filles à côté de moi en leur demandant si l’une d’elles par hasard n’avait pas un miroir de poche dans son sac afin que je puisse m’extraire une poussière qui m’était entré dans l’œil (le prétexte valait ce qu’il valait et j’ai senti dans leur regard l’ombre d’une méfiance mais enfin l’une d’elles à consenti à sortir de son sac une petite glace doublée d’écaille, et me l’a tendue avec un sourire). Pouvait-elle deviner, la malheureuse, l’émotion qui m’étreignait quand j’ai approché la petite surface brillante de ma figure. J’ai d’abord vu mon nez, qui m’a paru énorme puis j’ai relevé lentement le miroir et mes yeux sont apparus… avides, éperdus. Je me suis longtemps regardé, ou plutôt abîmé dans mon regard, comme si je faisais le plein de mon être. Cependant je me suis aperçu au bout d’un moment que les jeunes filles à côté de moi commençaient à me regarder avec inquiétude alors je me suis livré à une petite comédie visant à accréditer la fable que je leur avais racontée, en tirant sur ma paupière afin d’en extraire la supposée poussière et j’ai rendu l’objet en les remerciant, ce qui m’a valu de nouveau le plus charmant des sourires, auquel j’ai répondu le plus aimablement que j’ai pu.
Mais je n’en étais pas plus avancé pour autant. Qu’est-ce que je pouvais faire ? Je ne savais pas où j’habitais, je ne savais pas mon nom. Évidemment mon premier réflexe a été de faire la revue de mes poches pour trouver un portefeuille, mais il n’y avait rien qu’un vieux porte-monnaie en cuir marron, déchiré aux angles, qui contenaient quelques billets et un ticket de bus. Je pourrais payer ma bière heureusement. Mais ensuite ? J’ai hésité d’abord à demander aux jeunes filles où était le commissariat afin de m’y rendre et de raconter mon histoire, mais j’ai eu peur de les inquiéter encore davantage. Ou bien je pouvais plus simplement m’adresser à un médecin, le premier dont je verrais la plaque sur une porte, et il saurait ce que je devais faire. Oui, c’est cela, je devais partir tranquillement, comme un client ordinaire, marcher dans les rues aux hasards en regardant les plaques sur les portes, et le premier médecin qui précisait qu’il recevait sans rendez-vous, je lui exposerais mon cas et il me conseillerait sur la marche à suivre… Seulement évidemment la première chose qu’il ferait ce serait de m’envoyer dans un hôpital, et je ne me sentais pas malade. La seule chose que je voulais c’était rentrer tranquillement chez moi… Alors soudain une idée m’a frappée qui ne m’était pas encore venue. Quelqu’un peut-être m’attendait chez moi ! Comment ne m’étais-je pas posé la question ! j’avais peut-être une femme, des enfants (mais non, mon doigt ne portait pas d’alliance), en tous cas une fiancée, des parents… Est-ce que je vivais seul ou avec quelqu’un ? Allait-on partir à ma recherche ?… J’ai senti que les jeunes filles me regardaient de nouveau et l’une d’elle a même glissé un mot dans l’oreille de sa voisine. Alors pour ne pas me faire remarquer j’ai payé ma bière et je suis parti.
La rue à l’angle de laquelle se situait le café faisait un canyon obscur contrastant avec le soleil qui inondait la place. Je suis passé devant une pâtisserie, mais j’aurais été incapable de rien avaler, devant un magasin de confections. En regardant les costumes exposés je me suis rendu compte que j’étais capable de reconnaître ceux qui étaient à la mode et ceux qui ne l’étaient pas. Je ne me souvenais pas de mon nom mais je me souvenais de la mode !… J’ai continué à marcher. Mon mouvement spontané aurait été de m’arrêter devant chacun des passants que je croisais pour leur demander qui ils étaient, quel était leur métier, leur famille. J’avais faim de l’histoire des autres. Mais il ne fallait pas que je me fasse remarquer. Je voulais rester transparent. Ça ne m’était pas très difficile d’ailleurs, je ne devais rien avoir de remarquable car personne ne faisait attention à moi.
La rue à arcade m’a amené ainsi jusqu’à un petit square à la végétation luxuriante, avec un kiosque et une brochette de petits ânes qui attendaient les enfants. À travers les arbres, de l’autre côté, on apercevait la mer de nouveau. Il y avait des odeurs de vin et d’huile qui flottaient dans l’air. Je suis allé jusqu’à la balustrade qui bordait le square et en effet j’ai découvert que nous étions juste au dessus d’un port avec de gros paquebots rouges et noirs, une gare d’où entraient et sortaient des trains et une gare routière où l’on chargeait et déchargeait des autocars. La contemplation de toute cette agitation, des tonneaux que l’on roulait sur les quais, des grues que l’on manoeuvrait, des petits bateaux de pêche qui se faufilaient entre les gros navires, la foule des porteurs, des mendiants, des enfants qui couraient au milieu, tout ça m’a diverti un moment et je n’ai plus pensé que je ne savais pas qui j’étais. Une fois de plus j’ai ressenti, comme sur la place, une sorte d’allégresse intérieure au spectacle de cette vie à la fois laborieuse et insouciante, je me suis empli les yeux de toutes ces couleurs, les narines de toutes ces odeurs. J’aimais cet endroit où je me trouvais, je l’aimais sans raison, sans chercher à comprendre pourquoi, il me comblait, moi qui n’était rien. Et puis il m’a bien fallu repartir au hasard. J’ai remarqué la plaque d’un médecin sur la porte d’un immeuble. C’était un plaque ovale, bien astiquée, avec des lettres noires, une véritable invitation. Et pourtant je suis reparti. Je n’avais pas eu envie de monter, je désirais encore prolonger cet instant où je n’avais rien d’autre à faire que de m’imbiber de ce qui m’entourait, qu’à goûter cet absurde sentiment de bonheur, si paradoxal dans la situation où j’étais mais qu’il me fallait bien pourtant admettre. Rien ne me pressait. Marchons encore un peu, me disais-je. Des ruelles montaient vers le haut de la ville, je les ai suivies. J’étais fier parce que maintenant je me reconnaissais dans le reflet des vitrines. Certaines filles que je croisais me regardaient et je sentais que je leur plaisais. J’observais le phénomène avec amusement mais au fond je m’en fichais. Je ne peux pas dire que je n’éprouvais pas d’attirance pour elles mais je les désirais globalement pour ainsi dire, sans les distinguer les unes des autres, je ne me serais pas soucié de faire un choix, peut-être parce que je me sentais si étranger à toutes ces choses que je ne me reconnaissais aucun droit à en saisir une. Je n’en éprouvais pourtant aucune frustration. C’était trop tôt, la chose viendrait à son heure. Pour l’instant le spectacle me suffisait.
Il devait être une ou deux heures de l’après-midi car le soleil était à son zénith. Il commençait à décliner quand je suis arrivé aux confins de la ville qui s’étageaient sur des collines. J’étais parvenu à un complexe sportif dont l’enceinte était recouverte d’une épaisse végétation de fleurs rouges qui croulaient au dessus d’un long mur blanc. De là on pouvait entendre monter la rumeur de la ville. La barrière métallique sur laquelle je me suis appuyé était brûlante. Et maintenant qu’est-ce que j’allais faire ? Il faudrait bien que je me décide. J’avais assez d’argent pour me payer à dîner et peut-être même une chambre d’hôtel, mais après ? ça ne pourrait pas durer éternellement ! Il fallait que je redescende vers le centre, et cette fois, pas de plaisanterie, le premier médecin, sinon je finirais par me faire ramasser par la police… L’avenue que j’ai prise descendait en pente douce, elle était déserte, les immeubles semblaient luxueux, de chaque porte ouverte sortait une haleine délicieusement fraîche. Un chat est venu se frotter contre ma jambe et je me suis baissé pour le caresser. Salut camarade. C’était ma première rencontre !… à moins que… et s’il me connaissait déjà ! Me voilà scrutant le regard du chat pour essayer de deviner s’il me connaît. Il me regarde lui aussi, et son regard semble détenir un secret qu’il voudrait me transmettre sans y parvenir ! Il miaule pour exprimer son découragement. Il semble dire : c’est à toi de comprendre, mon vieux, moi je ne peux rien faire de plus !… Alors je l’ai caressé une dernière fois pour m’excuser de si mal profiter de son aide et je me suis éloigné, mal à l’aise. Il m’a regardé partir un moment et puis il s’est retourné et m’a oublié. Et je n’étais pas plus avancé qu’avant.
La fatigue commençait à se faire sentir. Les éléments mêmes qui constituaient mon bonheur un instant auparavant, ce sentiment de vacuité, de totale disponibilité, provoquaient maintenant au contraire mon angoisse. Les parfums m’écoeuraient, j’étais ivre de lumière et j’aspirais au crépuscule, mais en même temps je n’en attendais rien de bon. Qu’est-ce que j’allais devenir quand la nuit tomberait. Quand je me suis trouvé de nouveau dans le centre ville les rues étaient plus animées encore que durant l’après-midi, il était cinq ou six heures et les gens sortaient de leur travail. Les cafés, les autobus étaient bondés. J’ai remarqué de nouveau que les filles me regardaient. Mais c’était peut-être simplement parce que j’étais seul et que j’avais l’air de ne pas savoir où j’allais. Les autres passants étaient rarement seuls ou quand ils l’étaient ils marchaient avec détermination, on sentait quelque chose de solide en eux. Il fallait que je fasse pareil sinon ça finirait par mal tourner. Alors j’ai pris une grande décision : après avoir compté l’argent que j’avais dans ma poche je suis entré dans un magasin pour acheter quelques affaires de toilette – au moins j’aurais des paquets à la main ! – et je me suis mis en quête d’un hôtel. Celui où je me suis présenté s’appelait l’hôtel Rex. Je n’ai eu aucun mal à obtenir une chambre. La clé était attachée à une grosse étoile de cuivre. Ma chambre était au deuxième étage et donnait sur le port. Elle sentait un peu le moisi mais enfin bon, ce serait bien suffisant pour dormir et en attendant je vérifiai qu’il me restait suffisamment d’argent pour aller dîner quelque part. Je pourrais même sortir ensuite quelque part si j’en avais envie.
Je me suis mis à la fenêtre un moment pour contempler le paysage. Le ciel couchant était une splendeur. La silhouette des grues se découpait en ombres chinoises, la mer était comme phosphorescente. Au bout d’un moment, saturé de sensations, je suis allé prendre une douche, et je me suis longuement regardé dans la glace. Cette fois je commençais à bien me reconnaître : cette silhouette un peu ramassée c’était la mienne. Je sentais un arrière fond de fatigue qui me guettait mais pour l’heure je tenais le coup et je ne voulais pas y penser. L’état d’excitation dans lequel j’étais me permettait de lutter encore, après on verrait bien.
Le restaurant où j’ai atterri s’appelait le Simbad, c’était un restaurant à poissons du côté du port. J’avais commandé des rougets. La fille en face de moi, je ne sais pas qui c’était. Une pute peut-être. Elle était venue s’asseoir à une table voisine, je lui ai fait signe de me rejoindre et elle est venue sans se faire prier. Je ne sais pas si je la trouvais belle. Oui, sans doute. Elle l’était objectivement : grande, brune, avec une chevelure abondante et de larges hanches. Elle m’avait ouvert son regard comme on ouvre les bras et je me suis laissé couler dedans avec ivresse. J’étais tellement fatigué ! Elle ne m’a rien demandé, pas même mon nom, et moi non plus je ne lui ai pas demandé le sien. Ce qu’elle voulait boire simplement, et si elle voulait manger quelque chose. Elle m’a répondu qu’elle n’avait pas faim et qu’elle voulait juste un verre de vin. Et nous sommes restés là tous les deux, l’un en face de l’autre, sans parler, elle ne me quittait pas du regard, elle ne détournait pas les yeux et moi je me jetais dans les siens, éperdument. Je suis sûr qu’elle avait tout deviné mais qu’elle ne disait rien, se contentant de me regarder avec quelque chose qui flottait sur son visage comme le voile transparent d’un sourire. Et j’ai pensé à ma mère. Oui, c’est cela, j’avais bien dû avoir une mère. Mais je ne me souvenais pas non plus de son visage. Alors j’ai imaginé qu’elle avait dû avoir ce visage-là, et j’ai regardé cette femme en me disant que c’était elle. C’est drôle tout de même ! parce que je savais déjà que je coucherais avec elle. Mais je n’en éprouvais aucune impatience, c’était seulement quelque chose qui devrait se faire quand l’heure serait venue. « - Pourquoi tu pleures ? » m’a-t-elle dit, et je lui ai répondu que c’était parce que j’avais les yeux fatigués à cause du soleil, et que d’ailleurs je n’en pouvais plus et que je ne ferai pas de vieux os dans ce restaurant. Alors elle m’a demandé si je voulais partir tout de suite. Mais je lui ai répondu que non. C’est à ce moment là que les rougets sont arrivés dans mon assiette.
Elle m’a regardé manger en buvant son verre de vin, et puis elle m’en a demandé un autre. Dans le restaurant il y avait d’autres couples et quelques hommes seuls. Personne ne s’occupait de nous. Pour dire quelque chose je lui ai demandé si elle était déjà venue ici. Elle m’a répondu à côté en me disant qu’elle aimait ce genre d’endroit où on peut venir manger à n’importe quelle heure ou même juste pour boire. Et j’ai ajouté : « - ou faire des rencontres ! - Oui, ou faire des rencontres… » Je n’ai pas osé lui demander si elle en faisait souvent. Et puis, toujours parce qu’il fallait bien dire quelque chose, je lui ai demandé comment elle s’appelait, et elle m’a dit Maria, mais je n’en étais pas plus avancé. Quand elle m’a demandé : « - Et toi ? » je lui ai dit Pierre, au hasard. C’est le premier prénom qui m’est venu à l’esprit. Eh bien donc, va pour Pierre et Maria. J’ai choqué mon verre contre le sien pour fêter notre rencontre.
Comme dans un film, quand on entre dans la salle au milieu et qu’on ne comprend rien. « - À quoi tu penses ? - À rien, je te regarde… » Elle ne m’avait pas demandé cela pour que je lui réponde. Juste pour dire quelque chose. Pourtant je suis sûr qu’elle ne craint pas mes silences. C’est notre façon de nous rapprocher lentement l’un de l’autre. J’ai envie de lui dire qu’il n’y a pas besoin de faire tant d’effort pour respecter les convenances, que nous ne sommes pas comme ça. Juste être là, l’un en face de l’autre, elle me regardant et moi la regardant. D’ailleurs je ne lui ai pas demandé quand j’ai eu fini de manger si elle voulait bien me suivre à mon hôtel, elle m’a suivi comme si c’était une chose évidente. Quand nous nous sommes levés j’ai constaté qu’elle était un peu plus grande que moi. D’ailleurs les autres devaient trouver qu’elle était trop belle. Plusieurs regards nous on suivis quand nous avons quitté la salle et comme dehors il faisait un peu froid je l’ai pris par la taille et elle a penché sa tête sur mon épaule et j’ai senti la caresse de ses cheveux et un sentiment de bonheur m’a réchauffé la moelle. L’hôtel n’était pas très loin heureusement. Les rues étaient noires et vides.
Il y a toujours ce moment dans l’amour où on est seul. Je savais cela. Celle qu’on tient entre ses bras, sur laquelle on pèse de tout le poids de son corps, voilà qu’elle vous échappe, qu’elle est ailleurs. Les gémissements ou les soupirs qu’elle émet, les cris qu’elle pousse ne s’adresse pas à vous ; parfois même elle prononce un nom qui n’est pas le vôtre. Je savais cela ! Et vous êtes là comme un idiot avec l’impression de travailler pour un autre. Mais non, même pas pour un autre, car elle est seule elle aussi, seule avec son rêve ou bien on ne sait quelle méditation intérieure qui ne vous concerne pas, vous n’êtes que l’instrument, le déclencheur de quelque chose qui se passe en elle, très profondément, très loin de vous, quelque chose qu’elle ne connaît peut-être même pas elle-même, qu’elle découvre aussi en même temps que vous et qui la sépare, l’éloigne de vous radicalement, et dont elle en est le première désolée, mais c’est ainsi, il faut lui pardonner. Et peut-être qu’elle aussi à votre égard a la même impression que vous lui êtes infidèle, au moment même de ce qui devrait être la plus grande intimité, la plus totale fusion. L’amour est peut-être l’activité la plus solitaire qui soit, mais qu’y faire ? on y a bien besoin de l’autre tout de même ! enfin du moins c’est ce qu’on croit. L’amour est toujours plus ou moins un jeu de dupe.
Je savais cela, je le savais de façon certaine. C’est donc que j’avais déjà fait l’amour avec d’autres femmes, beaucoup d’autres femmes sans doute, mais je n’en avais aucun souvenir, aucune image ne me venait. C’est pourquoi cette fois, parce que j’étais sans passé elle était la première, et parce que nous ne nous étions rien dit, qu’elle ne connaissait rien de moi et que je ne connaissais rien d’elle, parce que nous étions de parfaits étrangers l’un pour l’autre, et que nous ne nous l’étions pas raconté, nous ne pouvions pas nous fuir, nous trahir, nous étions entièrement l’un pour l’autre et en cet instant l’un avec l’autre, et c’est pourquoi je puis dire que nous nous sommes aimés.
Quand la jouissance m’a emporté je me suis senti tomber dans un trou, une sorte de puits sans fond. Et pendant ma chute j’apercevais des milliards d’images qui tourbillonnaient autour de moi et m’emportaient dans une sorte de vertige. Pourtant mon esprit avait conservé toute sa lucidité et je me disais que ces images devaient être celles de mon passé qui avait volé en éclat pour une raison que j’ignorais et que si je parvenais à en saisir une ou deux je saurais enfin quelque chose de moi-même. Mais je n’y parvenais pas. Ces images étaient d’une netteté étonnante pourtant, mais avant même que j’aie pu les saisir elles s’étaient volatilisées, transformées en autre chose, une autre image, un autre endroit, un autre visage, un autre moment de mon passé. Ma vie, toute ma vie était là en éclats et je tentais de m’y accrocher comme un fou mais en vain. Mon enfance, ma mère, mon père, des femmes, des amis, des moments de bonheur, des moments de peur, des succès, des échecs… Tout cela, je l’avais vécu et je n’arrivais pas à le saisir. Perdu à jamais !… À moins que ce soit une illusion, me disais-je, les infinis possibilités d’une vie que je n’avais pas vécue. Je n’étais pas parvenu à résoudre cette énigme quand je me suis endormi.
Au réveil le soleil était déjà haut dans le ciel. À travers les rideaux de la fenêtre la lumière dessinait des arabesques compliquées. Dehors on entendait un invraisemblable concert de clacksons, de cris, de bruits de moteurs, le grouillement intense d’une ville en pleine activité auquel se mêlait par moments le coup de sirène tragique d’un paquebot tout proche. Et je me suis souvenu alors que nous ne étions tout près d’un port…
Je me suis souvenu !… C’est donc cela la raison de ce sentiment de légèreté dont je me sens plein. J’ai un passé, un tout petit passé mais tout de même c’est quelque chose, quelque chose qui m’appartient : hier a eu lieu et ne s’est pas effacé. Je me remémore ma journée, comment tout a commencé sur cette place au soleil, ce même soleil qui s’est couché entre temps et qui est revenu, inscrivant le rythme du temps dans mon existence. Je me suis souvenu que je n’avais aucun souvenir mais n’est-ce pas déjà en avoir un ! n’est-ce pas déjà une identité, même si je suis seul à le savoir, même si je veux le cacher comme un secret honteux, je suis celui qui sait qu’il ne sait rien ! Je sens mon corps reposé, je m’imbibe doucement de cette lumière et de tous ces bruits qui me parviennent, je ne suis pas pressé de les rejoindre puisque je sais que j’en fais partie, que je pourrai me lever quand je voudrai. Pour l’instant j’ai envie de jouir du moment présent, de ce moment qui m’est offert, je me remplis doucement comme une éponge…
C’est alors que j’ai repensé à elle. Maria n’est plus là. Le lit est vide à côté de moi. J’écoute un moment les bruits dans la salle de bain, mais il n’y a personne. De toutes façons je savais déjà qu’elle était partie et qu’elle ne reviendrait pas. Il ne pouvait pas en être autrement. Et je lui suis reconnaissant d’avoir compris ça. J’aurais été tellement déçu de la revoir. Elle a compris qu’elle appartenait à la nuit, qu’elle appartenait à hier, qu’elle est mon passé, que c’était ce rôle là qu’elle avait à remplir : me constituer un petit capital de souvenirs, pour commencer, pour m’accueillir dans l’existence. Elle a compris cela, je n’en attendais pas moins d’elle. Je peux même m’abandonner à la tristesse de l’avoir perdue. Le regret, c’est quelque chose de délicieux ! Je sens encore son odeur sur moi, je revois son regard penché sur moi qui m’a fait naître à la vie. Je sais que plus jamais aucune femme ne m’apportera cette indulgence, cette attention. Elle s’est offerte à moi sans rien me demander, sans rien attendre de moi. Elle ne m’a adressé que quelques mots : elle m’a demandé si je pleurais.