Ce n’est pas difficile, elles prennent toujours la même chose. « - Du thé de Chine ! surtout du thé de Chine, a précisé madame Pons une fois pour toutes. » Elle trouve agréable de se sentir ainsi attendue. Lucie abonde dans son sens, bien qu’en elle-même elle se demande comment elle fera le jour où elle désirera prendre autre chose. Mais non, au fond c’est Mme Pons qui a raison. Du reste ce serveur est charmant, il pourrait être leur petit-fils. Il est grand, mince et toujours avec elles d’une politesse exquise. C’est un de leurs grands sujets de conversation. Mme Pons prétend qu’il est un peu… enfin vous me comprenez. Elle l’a aperçu l’autre jour en ville avec un garçon. Elles en rient toutes les deux, affectant de regarder ailleurs. « - Attention, je vous dis qu’il nous a entendues ! » Elles s’asseyent toujours l’une à côté de l’autre afin de pouvoir mieux se parler et jouir du spectacle de la salle. Malheureusement il n’y a guère de monde aujourd’hui. Il n’y a même personne à vrai dire, à part cet homme de l’autre côté qui est toujours là à la même place, un vieux garçon certainement, ou alors un veuf. Pourtant il porte une alliance mais cela ne veut rien dire. Elles tentent d’imaginer sa vie. Professeur, peut-être. Il apporte toujours des livres avec lui : Le Secret des Aztèques, le Mystère des Pyramides. À la retraite ? Non, pas déjà !… Il a les cheveux argentés mais encore belle allure avec son blazer couleur moutarde qu’il agrémente chaque fois d’une pochette de couleur différente (bleu pervenche aujourd’hui). Il a bien dû remarquer qu’elles le regardaient car il se tourne de l’autre côté en faisant semblant de se plonger dans son livre et en tirant une cigarette de son étui en cuir pour se donner une contenance. « - Ne va-t-il pas croire que nous lui faisons des avances !… » L’espace d’un instant elles en ont oublié leur âge. Quelque chose a survécu de leur fondamentale raison d’être qui comme pour toutes les femmes est de vouloir plaire aux hommes et l’émotion qu’elles en éprouvent leur fait trouver leur thé meilleur. « - Il est délicieux ce thé, ce soir, vous ne trouvez pas ? »
Alors Mme Pons se met à commenter les derniers événements de l’actualité. Lucie se contente d’abonder dans son sens, ce qui n’est pas trop difficile heureusement parce qu’elle a des opinions modérées et conformes à la sagesse la plus ordinaire. Le plus délicat c’est quand elle se croit obligée, par courtoisie, de lui parler de son pays : « - Vous avez vu ce qui se passe chez vous en ce moment ? » Chez vous ! Ces mots lui font injure. Comme si ce pays était encore chez elle ! Mais comment Mme Pons pourrait-elle le comprendre ? comment pourrait-elle comprendre qu’elle s’en fiche éperdument aujourd’hui de ce pays dont elle lui parle et qui n’a jamais été le sien, qui s’y est substitué par une sorte de viol mais qui lui est aussi étranger que n’importe quel autre pays dans lequel elle n’aurait jamais mis les pieds ! Elle s’est une fois pour toutes séparée de son corps pour se réincarner ailleurs et ce corps qui désormais ne lui appartient plus vit sa propre vie sans qu’elle n’éprouve autre chose pour lui – et encore ! – qu’une sorte de curiosité vaguement apitoyée comme on aurait à l’égard de quelqu’un que l’on aurait côtoyé à une lointaine époque – un voisin ou un collègue de bureau – et puis qu’on aurait perdu de vue. Comment Mme Pons pourrait-elle comprendre qu’elle est tout simplement française, aussi française qu’elle et même davantage ? Ses grands parents étaient arrivés de Calabre pour chercher fortune dans ce pays qui accueillait à la demande tout ceux qui partageaient la même foi dans les vertus de la République. Elle était française comme tous ces espagnols, ces maltais, ces arméniens, mêlés aux alsaciens et aux communards, qui avaient asséché les marais, fécondé les plaines, construit des routes et des ponts, qui faisaient que cette terre était devenue la leur, un morceau de la France, et cette ville où elle était née une ville qui ressemblait à Nice ou à Marseille. Lucie savait qu’il lui était impossible de faire comprendre cela à quelqu’un qui ne l’avait pas vécu. Un jour elle s’était laissé aller à s’emporter et Mme Pons après l’avoir écoutée en souriant lui avait dit : « - Vous me trouvez trop à droite ! eh bien dites-moi !… » Qu’est-ce que cela pouvait avoir à faire avec la droite ou la gauche ? Son père avait été communiste toute sa vie. Elle se revoyait l’accompagnant devant le siège du parti, rue d’Isly, pour aller s’incliner devant le grand portrait de Staline qu’on avaient déroulé sur la façade le jour de sa mort. Il pleurait de vraies larmes comme s’il avait perdu quelqu’un de sa famille et il avait fermé le magasin toute la journée en signe de deuil…
Elles sont assises épaule contre épaule et au dessus de leur tête se penchent des angelots de plâtre qui tendent au bout de leurs petits bras graciles des globes de verre dépolis d’où se déverse sur elles une lumière laiteuse. Elles n’ont pas besoin de se parler pour être ensemble. Chacune remue doucement ses souvenirs comme les cendres d’un foyer mal éteint. Madame Pons pense qu’il faudra qu’elle écrive à son fils pour lui demander ce que ses petits-enfants souhaiteraient qu’elle leur offre à Noël - mais il pourrait bien lui téléphoner eux-mêmes de temps en temps ! - Lucie pense à son père, à sa droguerie qui s’appelait la Croix Bleue sous les arcades de la rue Bab-el-Oued. C’était tout l’héritage qu’il avait reçu de ses parents. Ce n’était déjà pas si mal au bout du compte ! Il lui semblait aujourd’hui qu’elle ne l’avait jamais vu ailleurs que dans sa boutique, avec sa blouse grise et son crayon sur l’oreille, étiquetant ses flacons d’eau de Javel ou d’essence de térébenthine comme si sa vie s’était entièrement confondue avec son métier. Il avait à cœur de parler un français absolument correct et ne se serait jamais laissé aller à proférer des jurons en calabrais sauf quand il se mettait en colère contre son commis. Un jour, Lucie – elle devait avoir dix ans à l’époque – avait prononcé un juron devant lui et elle avait reçu une de ces gifles ! Elle en était restée si stupéfaite qu’elle n’avait même pas pleuré. Et c’est ainsi qu’en l’espace de deux générations, la petite Lucia Bellochio, fille de Silvano Bellochio, l’émigrant calabrais était devenue cette actrice française au teint de porcelaine dont son professeur, madame Blachet, disait qu’elle serait un jour l’ambassadrice du théâtre français à l’étranger. À l’âge de quinze ans elle était entré au conservatoire. Le reste s’en était suivi.

NB: Vous pouvez suivre le déroulement de ce roman depuis le début en cliquant sur la rubrique "Rideau" de Pierre Danger