Elle doit lui être parvenue maintenant. Elle aimerait bien savoir à quel moment il l’a reçue. Où était-il quand il l’a lue ? Dans sa chambre d’hôtel ? À Strasbourg, m’a-t-on dit. C’est là qu’il doit faire une conférence ce soir, la même sans doute qu’il viendra faire ici dans quelques jours. Ma lettre lui sera parvenue dans un de ces moments de solitude que j’ai bien connus moi aussi en tournée, entre deux représentations. Au fond, c’est drôle, nous faisons le même métier. Mais moi je l’ai abandonné depuis longtemps et lui il s’est obstiné. Il me dira qu’il n’y a rien d’étonnant à ça et que je n’ai jamais été qu’une velléitaire qui abandonnais toujours les choses et les gens en chemin…
À l’heure habituelle Mme Pons vient la chercher. « - Alors, vous avez pu joindre votre ami. – J’ai laissé un mot pour lui à la « Maison du Littoral », il a dû l’avoir aujourd’hui. - Quelle jolie histoire ! Il me tarde de savoir comment se passeront vos retrouvailles. » Lucie ne répond pas. Elle trouve le mot « retrouvailles » bien peu approprié. « - Vous pensez quelquefois à votre enfance ? » demande-t-elle à Madame Pons qui pousse un cri. « - Ah ! si vous saviez ma pauvre Lucie ! Mon enfance a été un enfer. Ma mère était un véritable tyran, nous étions huit enfants, nous habitions une grande maison à Biarritz… » Lucie n’écoute pas la suite. Elle se laisse bercer par le bruit de ses mots. Il y est question d’une charrette à âne dans laquelle on faisait le tour du parc et de son cousin Paul qui la poursuivait dans les foins… Quand elles arrivent à la « Marquise », la première chose qu’elles aperçoivent c’est l’homme au blazer moutarde de l’autre coté de la salle. Elles font semblant de rien et s’installent à leur table tandis que Mme Pons continue à parler. Elle évoque des souvenirs qui concernent cette fois sa première rencontre avec son mari : « - Mes parents l’avait invité à la maison. Évidemment c’était pour ma sœur aînée mais dès ce jour-là il a manifesté une préférence marquée pour moi »… Lucie repense à cette soirée aux Bains Militaires où un garçon qui dansait avec Mathilde lui avait fait des clins d’oeil par dessus l’épaule de la malheureuse sans qu’elle s’en doute tout en continuant à danser avec elle. Un peu plus tard il était revenu et l’avait invitée. Quelle émotion n’avait-elle pas ressentie en se lovant entre ses bras ! et comme elle s’y sentait bien ! elle avait l’impression d’avoir trouvé sa place, et de là elle observait les autres comme s’il ne pouvait plus rien lui arriver… L’air qu’on jouait c’était Petite Fleur de Sydney Bechet…
Quand madame Pons a terminé sa seconde tasse de thé elle sort de son sac un paquet de Craven et s’offre l’unique cigarette de sa journée. C’est la petite débauche intime qu’elle s’accorde chaque soir à la même heure. Lucie, qui a renoncé à la cigarette depuis qu’elle est ici, lui a dit une fois pour toutes que ça ne la dérangeait pas. « - Vous savez, j’ai tellement fumé autrefois ! » Madame Pons aspire longuement, voluptueusement la première bouffée puis la rejette par le nez. Elle se tait un moment. Repasse-t-elle dans sa tête les scènes qu’elle vient d’évoquer ? Mais après une seconde bouffée elle reprend : « - Vous comprenez, Lucie, mon mari, quoi qu’il en dise, était un homme à femmes. C’est ça qui lui a nui dans toute sa carrière. Il est vrai que ma sœur était moins attirante que moi, ça on ne peut pas le nier. Moi, j’avais le charme de mes dix-sept ans, vous comprenez, la beauté du diable comme on dit. Pourtant c’est elle qui lui aurait le mieux convenu, j’en suis sûre. Elle lui aurait mis un peu de plomb dans la cervelle. D’ailleurs je sais bien ce qu’il avait dans l’idée, lui : c’était de l’épouser et de faire de moi sa maîtresse mais il a vite compris que je ne mangeais pas de ce pain là. »
Quand Lucie et madame Pons remontent la rue Faidherbe il fait complètement nuit et il n’y a pas un souffle de vent. Elles se taisent. S’embrassent pour se dire adieu. Demain matin Lucie aura peut-être une lettre de Philippe dans son courrier. Ce sera drôle tout de même de reconnaître son écriture !… La reconnaîtra-t-elle ? Oui bien sûr. Quand il lui donnait à lire une nouvelle pièce il l’avait toujours soigneusement recopiée sur un cahier avec le nom des personnages soulignés en rouge. Il faudra que je cherche si j’en ai gardé une, se dit-elle. Mais non, la plupart du temps elle les lui rendait après les avoir lues et ils n’en reparlaient plus.
Le lendemain quand elle entend le passage du facteur elle sent son cœur battre comme autrefois au collège quand elle entendait le professeur prononcer son nom. Elle se précipite à sa boite… mais il n’y a rien. Normal, se dit-elle. Ne suis-je pas ridicule aussi ! il aurait été étonnant qu’il ait déjà eu le temps de me répondre… Seulement maintenant il est trop tard pour se le dissimuler : elle l’attend, elle ne vit plus que dans l’attente de sa réponse. C’est pourquoi sans doute confie-t-elle à Mme Pons, le soir, qu’elle n’est plus très sûre d’avoir envie d’aller à sa conférence. « - Mais enfin, c’est insensé ! répond Mme Pons qui craint ainsi d’être privé du plaisir qu’elle escomptait ensuite de son récit. Si je connaissais des hommes célèbres moi ! Vous savez qu’il est très connu aux États-Unis ! » Le jour suivant… même chose : La boite est toujours vide. Elle sent un frisson glacé lui parcourir cette fois le bas du dos. La vérité c’est qu’elle y croyait ce matin, qu’elle était persuadée de trouver un mot de lui, un simple mot, quelque chose de banal, de rapide, un petit accusé de réception. Il est comme ça, elle ne s’attendait pas à plus mais un simple mot pour lui fixer un rendez-vous après la conférence. Rien n’est encore perdu pourtant, mais enfin on ne pourra pas dire en tous cas qu’il se sera précipité … Deux jours, trois jours passent. Elle n’a toujours rien reçu, à part quelques publicités pour des produits de beauté ou des séjours de remise en forme qu’elle ressent comme autant d’insultes à son angoisse. Elle se sent humiliée, mortifiée. Tardive vengeance contre ce qu’elle lui a fait subir autrefois ! comment pourrait-il en être autrement ? C’est bien fait pour moi, se dit-elle, au fond je l’ai toujours méprisé, je ne me suis jamais préoccupé de savoir ce qu’il était devenu. Je ne me suis jamais préoccupé de savoir si je lui manquais, s’il attendait quelque chose de moi. Elle a le sentiment aujourd’hui de l’avoir toujours traité injustement. Les autres comptaient davantage pour elle, Mathilde bien sûr, et puis ensuite Richard. Mais Philippe, lui ! Philippe !… il ne demandait rien, il se contentait d’être là. Et voici que de nouveau dans quelque jours il sera là et il ne demandera toujours rien. Et c’est elle cette fois qui… Aussi pourquoi n’était-il pas plus beau ! Si seulement il avait été beau !… Richard non plus n’était pas beau, mais lui au moins il était drôle,. On ne s’ennuyait pas en sa compagnie. Tandis que Philippe ! elle évitait toujours les tête-à-tête avec lui. Et aujourd’hui qu’elle voudrait réparer l’injustice voici qu’il se met à bouder, l’imbécile !…
La veille du jour de la conférence elle n’a toujours rien reçu. Pourra-t-elle se résoudre à y aller tout de même ? Ce serait la pire des humiliations mais comment faire autrement ? ne pas y aller serait avouer à Mme Pons sa déconvenue. Quand elle a proposé à celle-ci de l’accompagner Mme Pons a décliné l’invitation « pour ne pas troubler votre intimité » lui a-t-elle dit, et elle se délecte à l’avance des récits que Lucie lui fera de leurs « retrouvailles », comme elle dit. Sans compter qu’il peut y avoir eu un malentendu, un courrier qui s’est perdu. Elle devra donc assumer cette épreuve : aller l’attendre à la sortie comme une vulgaire admiratrice en quête d’autographes. Peut-être se détournera-t-il d’elle ou bien fera-t-il semblant de ne pas la reconnaître ! Non, elle ne peut s’exposer à un tel camouflet. Elle prendra prétexte d’une indisposition et restera chez elle… Mais Madame Pons ne sera pas dupe, évidemment !… Tout de même, c’est étrange qu’il ne lui ai pas répondu. Peut-être est-il malade. On va annoncer que la conférence est annulée…Elle téléphone à la « Maison du Littoral » mais on lui confirme la tenue de la conférence pour le lendemain. Peut-être qu’il a déjà refait dix fois sa lettre et puis au moment de l’envoyer il trouve que les mots n’en sont pas assez justes - trop ceci ou trop cela ! – et il a décidé de la refaire. Oui c’est certainement cela. Il ne s’attendait pas à la recevoir, il avait accepté cette conférence comme il en accepte beaucoup d’autres, sa vie se passe ainsi en voyages aux quatre coins du monde et puis tout à coup ce petit mot, ce fantôme qui ressurgit de son passé ! Il y a de quoi vous troubler tout de même… Quel souvenir garde-t-il de moi ? pense-t-elle, quelle souvenir garde-t-il de la petite Lucie aux longs cheveux noirs et aux yeux de biche dont il voulait faire la grande actrice de toutes les pièces qu’il écrivait et qui chaque fois lui opposait un refus désinvolte en lui disant que, non, décidemment le rôle n’était pas pour elle, qu’elle ne le sentait pas. Il ne protestait jamais, il l’écoutait en hochant la tête, en ayant l’air de l’approuver, et repartait sans essayer de la convaincre davantage. Nourrissait-il en secret des sentiments pour elle ? des sentiments comme un homme en éprouve pour une femme ? Une fois seulement, c’était aux Bains Militaires, elle avait cru rêver. Ils remontaient tous les deux des cabines, les autres étaient déjà sur le sable, il lui avait dit qu’il voulait lui parler en tête à tête. Ils étaient restés un moment sur le long escalier qui descendait vers la plage : « - Voilà, j’ai une proposition à te faire, lui avait-il dit. Si tu acceptes de m’embrasser je plonge du haut de la Baleine. » (la Baleine était un gros rocher qui faisait au moins vingt mètres de haut, d’où les plus audacieux s’amusaient à sauter dans l’eau en gesticulant ou en faisant d’impeccables plongeons qui ressemblaient à l’envol d’un ange). Elle lui avait ri au nez et lui avait dit : « - Tu n’en serais même pas capable, tu es complètement fou ! Qu’est-ce qui te prends ! – C’est une proposition. Tu peux la refuser si tu veux. Mais si tu l’acceptes sache que c’est pour toi que je le ferai et ensuite je ne te demanderai rien d’autre que de m’embrasser sur la bouche. » Et puis, après un temps de réflexion il avait ajouté, comme s’il trouvait qu’il avait fixé tout de même le prix un peu bas : « …et de me laisser caresser tes seins » Elle s’était senti rougir jusqu’aux oreilles. « – Chiche que tu ne le feras pas. – Tu acceptes ? – OK j’accepte. » Elle ne sait pas pourquoi elle avait dit ça : par provocation, pour le mettre au défi. Pas par désir tout de même ! elle n’éprouvait aucun désir pour lui et aussi incroyable que cela puisse paraître elle n’avait jamais encore embrassé un garçon de sa vie… Ils étaient allé ensuite rejoindre les autres et aucun des deux n’en avait plus reparlé. Mais un peu plus tard dans la matinée Mathilde avait dit tout à coup : « - Regardez ! Philippe, qu’est-ce qui lui prend ? » Il était en train d’escalader la Baleine et parvenu sur la petite plateforme, tout en haut, qui servait de tremplin aux plongeurs, après avoir fixé l’eau quelques secondes, il avait sauté d’un seul coup en se bouchant le nez. Mathilde avait poussé un cri et Richard riait en disant : « - Il est devenu fou, complètement fou !… » Mais au bout d’un moment il n’était toujours pas remonté à la surface. Alors des baigneurs s’étaient précipités, on avait aperçu son corps qui flottait entre deux eaux et on l’avait hissé sur le bord de la plage où il avait repris peu à peu connaissance. Il s’avérait qu’il s’était cassé le pied en heurtant le fond. Pendant plusieurs jours ensuite il était revenu avec un plâtre. Et personne à part elle ne savait pourquoi il avait sauté. Chaque jour ensuite elle voyait bien qu’il attendait sa récompense. Il ne demandait rien mais elle savait ce que signifiait ses regards. Mais quelque chose en elle se rebellait. Pourquoi avait-elle accepté ce marché ? Comment avait-il eu l’audace de le lui proposer ? Elle le haïssait maintenant. Et peut-on embrasser un homme, se laisser caresser par lui quand on le trouve laid et qu’on le hait ? Il y avait deux solutions : le faire en public, de façon théâtrale, au moment, par exemple, où l’on dansait, en fin d’après-midi - mais alors il aurait fallu raconter toute l’histoire aux autres - ou bien le faire en secret, quelque part dans un endroit où l’on ne pourrait pas les voir. Mais alors c’était se compromettre encore davantage, s’abandonner à lui pour ainsi dire. Pourquoi aussi lui avait-il fait cette proposition, où en avait-il trouvé l’audace et comment avait-elle pu l’accepter au lieu de lui cracher à la figure ! Chaque soir maintenant il était là avec son plâtre au pied qui l’obligeait à sautiller en marchant, comme un chien qui attend son os.

NB: Vous pouvez suivre le déroulement de ce roman depuis le début en cliquant sur la rubrique "Rideau" de Pierre Danger