Il était resté là-bas, sous le noyer, vide.
Je ne sais pas pourquoi, je n’avais pas pu supporter l’idée de le remplir de fruits. Chaque fois que je me décidais à aller vers le fond du jardin, j’étais happée par les noix tombées au sol. Mon pied en pressait délicatement une ; elle s’écrasait, s’écartelait en un bruit sourd ; je n’avais plus qu’à détacher délicatement un cerneau de sa coque, puis l’autre s’étalait plus largement dans la bouche, peut-être un peu déformé par la pression du pied. Mais cette mise en bouche, âcre et onctueuse, appelait la suivante… Et mon panier, coque après coque, demeurait désespérément vide.

« Quand même, pense au panier… »
Ah, et puis il me fatigue avec son panier ! Comme si la seule chose qui comptait pour lui, c’était que le panier soit bien rangé ; l’impression de flirter avec l’éternité en attribuant une place à chaque chose, une fonction durable bien illusoire ! Je n’arrive décidément pas à comprendre sa manie de tout conserver, les journaux précieusement entassés et classés par semaine, par mois… moi qui subirais plutôt l’invasion de l’éphémère comme un raz de marée à endiguer sans relâche, et laisse s’accumuler des tas que je m’empresse de jeter dès que ma tête implose sous la masse.
Même les noix, précieusement engrangées en octobre, sont calculées pour tenir jusqu’à l’automne suivant ; il ne faut surtout pas en utiliser trop d’un coup, si jamais il n’y en avait pas assez pour tenir un an ! Mais quelle prétention, conserver, faire des réserves, et pourquoi pas croire en l’immortalité pendant qu’il y est ? moi, ce que j’aime, c’est le bruissement craquant de la noix fraiche sous mon pied, l’apreté mielleuse qui attaque mon palais, et tant pis pour l’acidité.

Des théories, toujours des théories ! Il se disait que, décidément, elle aurait mieux fait de garder un boulot stable, avec des horaires réguliers et un salaire à la fin du mois. Au moins elle aurait pu réserver ses ratiocinations à ses périodes de loisirs. Mais s’être installée à son compte, « free lance » comme ils disent, pour lancer quoi librement ? Et en plus dans la créativité, la « com », domaines totalement incontrolables… qu’est-ce que tu fais ? cette question à peine posée, elle partait dans des considérations inépuisables sur toutes les facettes de son activité, détails minutieux dont il se demandait s’ils ne visaient pas surtout à masquer l’appat du vide.
Trop facile de déblatérer contre l’ordre et la prévision quand on a quelqu’un qui s’en occupe et assure !
Et puis, cette manie de manger des noix fraiches sous l’arbre au risque d’avoir des aphtes dans la bouche, alors que ces mêmes noix, conservées et séchées, faisaient de si bons gateaux pendant l’hiver, un crumble pommes-poires-noix, de quoi se damner ! Enfin, pourvu qu’elle rapporte le panier, même vide, il n’allait quand même pas se laisser prendre au piège de ses allégations.

Je me demande pourquoi ils m’ont refilé ce projet. Ils ont dû essuyer un refus poli chez tous les créatifs de la place, alors, en désespoir de cause… Mais non, il faut que j’arrête de me dévaloriser ; lancer un cours de cuisine de prestige, j’en ai toujours rêvé ! Pas facile : trouver un chef, croisement de Robuchon et Cyril Lignac : la perle rare ; en plus, avec des trous dans son emploi du temps, et prêt à se déplacer ; trouver un lieu, faire dans le prestige pour attirer une clientèle friquée ; mais pas trop non plus, le guindé ne passe plus ; trouver des recettes aguicheuses aux noms sucrés qui se délitent dès leur mise en bouche ; et surtout réalisables par la non-ménagère de tout âge, le débordé esseulé, le divorcé las de faire manger des pâtes à ses enfants tous les soirs… Un brin de rêve, une goutte de fantaisie, un bouquet garni d’esprit pratique, je vais secouer un peu mes neurones en marchant.

Tiens, le panier était resté là, sous le noyer ! Je l’avais complètement oublié celui-là. Qu’est-ce qu’il y a dedans ? Des coques cassées, des noix directement tombées de l’arbre, celles-ci ont encore leurs écales déjà noircies, des feuilles, d’autres présentent directement leur coque indéhiscente, signe qu’elle est pleine de cette drupe charnue, toute fraiche, qui n’attend que quelques jours de séchage pour livrer toutes les subtilités de sa saveur. Si maintenant le panier se remplit tout seul, qu’attendre de mieux ? Y ajouter quelques chataignes, qui bombent fièrement leur bogue dans la haie voisine. Des noisettes, si frêles dans leur spathe verte. Quelques amandes, timides et réservées dans leur robe de velours. Ramasser quelques pommes, des reinettes légèrement acidulées, ou des clochards à la peau jaune pauvrement fripée ; quelques poires, encore vertes, charnues, les cueillir avant qu’elles ne ramollissent. Y ajouter de toutes petites tomates vertes, les dernières avant la première gelée. Et rentrer, le panier plein et la tête qui déborde.

- Si, si, j’ai trouvé ! Une recette simple, accessible. Si je te disais de quoi il s’agit, tu me dirais que je suis tombée sur la tête. Mais en ces temps de délires gastronomiques, tout particulièrement dans la pâtisserie, je t’assure que j’ai trouvé « l’idée » ! Une sortie dans la campagne pour remplir son panier de fruits d’automne, chacun choisit ses noix, chataignes… Le groupe revient, nous aurons trouvé une belle et grande cuisine, dans une gentilhommière ou un manoir, et le chef va élaborer une pâte à la fois simple (pour flatter les egos) et originale (pour justifier sa présence) dans laquelle il va intégrer les fruits d’automne. Evidemment, c’est saisonnier. Mais le concept pourra ensuite se décliner au fil de l’année. Tu vas voir, ça va marcher !
- Mais tu ne m’as dit le nom de ta recette ; ou de ton « concept » pour parler créatif…
- « Fine corbeille aveline aux saveurs vespérales mi-cuites »
- Tout ça pour un crumble pommes-poires-noix…
- Puisque tu préfères que le panier soit rempli plutôt qu’abandonné, vide, sous l’arbre !